L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE II
POURQUOI CERTAINES GUERRES
SONT INÉVITABLES
En attendant que la Société des Nations possède l’autorité et le prestige dont elle semble encore dépourvue, il est utile de dissiper les illusions que les peuples se font sur la protection que cette grande association pourrait leur fournir en cas d’agression.
La formule arbitrage, désarmement, sécurité est fort dangereuse. La nature humaine n’ayant pas changé encore, les enseignements de l’histoire restent toujours applicables. Ils montrent ce que deviennent les peuples désarmés ou insuffisamment armés.
Deux raisons catégoriques s’opposeront longtemps à une paix durable.
La première est que certaines guerres sont inévitables ; la seconde que si la plupart des guerres sont aussi ruineuses pour le vainqueur que pour le vaincu, il en est cependant dont le vainqueur retire des avantages très supérieurs à ceux qu’auraient procuré la paix.
Considérons d’abord les guerres inévitables.
Une guerre est forcément inévitable lorsqu’un peuple est attaqué par un autre, telle la guerre franco-allemande, telles encore les luttes soutenues par la France en Syrie et au Maroc, telles également autrefois la guerre entre le Japon et la Russie et de nos jours celle de la Turquie contre la Grèce.
L’exemple du conflit gréco-turc montre qu’une guerre peut être à la fois inévitable et très avantageuse pour le vainqueur.
On connaît les origines de cette guerre. La lutte mondiale avait colossalement accru l’Empire britannique. La Mésopotamie, la Palestine, l’Afrique allemande, etc., étaient tombées sous ses lois. Sa domination en Orient, comme aussi en Europe, s’étendait chaque jour.
Pour compléter ces conquêtes, il importait d’y adjoindre Constantinople, clef de l’Asie. C’est alors qu’eût semblé vérifiée l’assertion de M. Lloyd George, que « la Providence a donné à la race anglaise la mission de civiliser une partie de l’univers ».
Pour réaliser ce dessein de la Providence, il ne restait plus qu’à refouler les Turcs hors d’Europe et à faire occuper Constantinople par un peuple que sa faiblesse eût maintenu facilement sous la main de l’Angleterre. La Grèce fut chargée de cette mission.
Afin d’échapper à leur sort, les Turcs envoyèrent une série de délégués à Londres. Le ministre qui devait plus tard subir pendant trois mois à Lausanne leurs ironiques propos, ne consentit même pas à les recevoir.
Jamais peuple ne se vit aussi près de sa fin. Les Grecs, soutenus par les canons et l’or britanniques, occupaient Smyrne et une partie de la Turquie, en attendant l’heure de marcher sur Constantinople.
Réfugiés dans les régions montagneuses voisines d’Angora, les musulmans semblaient dans une situation désespérée.
Elle ne l’était pas, pourtant. Le talent d’un général la transforma complètement. Avec une armée bien inférieure en munitions et en hommes à celle de l’adversaire, il marcha sur Smyrne, mit les Grecs en complète déroute et les expulsa jusqu’au dernier du territoire ottoman.
Peu de victoires eurent d’aussi prodigieuses conséquences. Ce n’était pas, en réalité, les Grecs, mais bien l’Angleterre et aussi un peu l’Europe qui, aux yeux des musulmans, devenaient les vaincus.
Sachant très bien qu’aucun pays n’enverrait de troupes contre la Turquie, les délégués d’Angora venus à Lausanne signer la paix parlèrent en vainqueurs et il fallut céder à leurs plus invraisemblables exigences : évacuation complète de Constantinople par les Anglais, abandon des capitulations, etc., tout fut accepté.
Les discussions de Lausanne eurent un retentissement considérable dans le monde de l’Islam. L’ancien chef du gouvernement anglais, M. Lloyd George, écrivait avec raison :
« Cette paix est la plus humiliante que l’Angleterre ait jamais signée. Les Turcs ont regagné presque tout ce que les Britanniques leur avaient enlevé en quatre longues années de guerre. C’est une tache indélébile sur la politique étrangère du gouvernement. »
Les journaux italiens exprimèrent la même opinion sur la paix de Lausanne. L’Idea Nazionale disait :
« Toutes les puissances occidentales ont plus ou moins capitulé devant la Turquie.
L’Europe — ou plus exactement l’Angleterre, représentant l’Europe et l’Occident — avait commis l’erreur grossière d’accepter la catastrophe grecque comme sa propre défaite. Elle a effacé sa grande victoire mondiale devant la petite victoire locale des Turcs ; elle s’est laissé dicter par les kémalistes le « pacte national » d’Angora ; elle est passée directement de l’exagération manifeste du traité de Sèvres, qui reléguait la Turquie dans les montagnes d’Anatolie, à l’humiliation manifeste du traité de Lausanne. »
La victoire qui détermina cette brusque déviation de la marche du destin sera souvent invoquée contre l’opinion des économistes, soutenant que les guerres sont à notre époque inutiles, puisqu’elles ruinent le vainqueur autant que le vaincu.
Il en est souvent ainsi, mais pas toujours. Où en seraient aujourd’hui les Turcs sans la victoire de Smyrne ? Et si le Japon, petit peuple fort dédaigné de l’Europe il y a bien peu d’années encore, traite aujourd’hui d’égal à égal avec les plus grandes puissances, n’est-ce pas simplement parce qu’il anéantit en quelques heures la flotte russe à Toutshima et força le plus vaste empire du monde à signer une humiliante paix ?
Dans les temps modernes comme dans les temps antiques, la victoire reste le thermomètre décisif de la force d’un peuple.
Parmi les guerres inévitables ou à peu près inévitables, on pourrait faire figurer aussi la dernière guerre. Elle représente l’effort accompli par l’Allemagne pour la conquête de l’hégémonie que lui disputait l’Angleterre.
Certains hommes d’État anglais ont complètement oublié l’origine véritable de cette lutte lorsqu’ils assurent que l’Angleterre entra dans le conflit uniquement pour venir au secours de la France et lui reprochent son ingratitude.
M. Lloyd George traduisait nettement l’opinion anglaise sur ce point quand il disait :
« Où en serait la France si la Grande-Bretagne n’avait pas fait tant de sacrifices en hommes et en argent ? Elle serait dans l’état où se trouve actuellement l’Allemagne. »
L’auteur de cette assertion peut-il vraiment croire que si la France avait été écrasée, l’Allemagne ne se fût pas tournée immédiatement contre l’Angleterre, concurrente beaucoup plus dangereuse pour elle que la France ?
Les sentiments réels de l’Allemagne à l’égard de l’Angleterre sont fort bien marqués dans les réflexions suivantes de l’empereur Guillaume II :
« J’avais rêvé une réconciliation avec la France. J’aurais voulu former avec elle, dans l’intérêt général, un bloc continental assez fort pour mettre un frein aux ambitions de l’Angleterre, qui cherche à confisquer le monde à son profit. »
M. Lloyd George sait parfaitement qu’au moment de la guerre, des hommes d’État influents, dont il fut le plus actif, voulaient que l’Angleterre restât neutre. Elle n’eût sûrement pas pris part au conflit si l’armée allemande n’avait envahi la Belgique et menacé directement les intérêts anglais en se dirigeant sur Anvers.
Ce même ministre, et beaucoup de ses compatriotes, semblent persuadés que c’est l’Angleterre qui vint au secours de la France. Lorsque, dans un nombre d’années indéterminé encore, il sera possible d’étudier avec impartialité les origines de la grande guerre, les historiens reconnaîtront, sans aucun doute, qu’en dépit des apparences, ce fut, tout au contraire, la France qui vint au secours de l’Angleterre. On considérera alors la conflagration européenne comme une Hutte pour l’hégémonie entre l’Allemagne et l’Angleterre. Si la France, la Belgique et d’autres pays y furent mêlés, ce fut simplement parce qu’ils se trouvèrent sur le chemin des deux grands rivaux qui aspiraient à la domination commerciale du monde.
A examiner seulement les résultats de la guerre, il n’est pas douteux que c’est grâce à la France que l’Angleterre triompha d’un rival dont elle sentait grandir la menace puissante. Grâce encore à la France, elle hérita de l’hégémonie allemande et réussit à se constituer un empire tellement immense que, suivant la déclaration même de lord Curzon au Parlement, il dépasse tout ce que l’Angleterre pouvait rêver.
A la liste des guerres presque inévitables, il faut ajouter la future lutte entre le Japon et les États-Unis, conséquence du refus de l’Amérique d’accepter sur son sol l’excédent de population que le Japon ne pourra bientôt plus nourrir. Nous aurons l’occasion d’y revenir en étudiant les conséquences d’un développement trop rapide de la population.