L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE II
LES PROGRÈS DE LA RELIGION SOCIALISTE
On ne comprend bien la force du socialisme et du communisme qu’en les considérant comme une religion nouvelle inspirant la même foi mystique que les religions antérieures.
Cette assimilation, jugée paradoxale à l’époque où je la formulais dans un de mes plus anciens livres, est généralement admise aujourd’hui, même par les socialistes. Leur chef en France l’a déclaré du haut de la tribune parlementaire dans les termes suivants :
« Quand on vient nous dire : « Vous êtes une église », on ne nous offense pas… Nous sommes une catholicité ! Nous aussi prétendons à la domination spirituelle. Nous aussi créons quelque chose qui ressemble à une foi. Nous aussi, comme l’Église catholique, avons l’orgueil d’envisager les événements et les choses sub specie æternitatis.
… Le rôle de l’arbitrage entre les nations n’est plus réalisable par l’Église ; c’est nous, le socialisme, qui le revendiquons, c’est à cette succession spirituelle que nous prétendons. »
La naissance d’une religion, phénomène assez rare dans l’histoire, est toujours accompagnée de bouleversements. Des méditations de Bouddha sous l’arbre de la sagesse, cinq siècles avant notre ère, surgit une religion qui changea l’existence de l’Extrême-Orient et dirige encore la pensée de quatre cents millions d’hommes. Le Christianisme détermina des transformations aussi profondes. Le dieu sorti des rêves de Mahomet permit à d’obscurs nomades de fonder un immense empire disparu aujourd’hui, mais dont la foi qui le fit naître est toujours vivante.
Si les religions possèdent une pareille force, c’est qu’elles donnent aux hommes ces pensées et ces sentiments communs qui créent l’unité et, par conséquent, la puissance des nations.
L’inégale expansion du socialisme chez les divers peuples tient aux différences de mentalité qui les séparent. On résumerait sommairement quelques-unes de ces différences par une classification des peuples en étatistes et individualistes.
Chez les individualistes, toutes les grandes entreprises sont dirigées par l’initiative privée. Chez les étatistes, le gouvernement se trouvant chargé du plus grand nombre de fonctions possibles, les citoyens ne conservent qu’une dose d’initiative et d’indépendance fort restreinte.
C’est précisément en raison de ces divergences de mentalité que les peuples individualistes, les Américains surtout, repoussent avec horreur le socialisme. Les Latins, au contraire, l’admettraient facilement, s’il n’était entouré d’autant de menaces de ruine et de dévastation.
Les Américains se montrent justement fiers de leur individualisme et si, par nécessité militaire, ils ont dû subir l’étatisme pendant la guerre, ils l’ont rejeté dès la signature de la paix.
Les différences de constitution mentale qui viennent d’être signalées ont des conséquences aussi importantes au point de vue économique qu’au point de vue social.
Des expériences fréquemment répétées ayant prouvé que toutes les fabrications de l’État sont beaucoup plus onéreuses que celles de l’industrie privée, les peuples définitivement socialisés se trouveraient dans un état d’infériorité manifeste à l’égard de ceux qui ne le seraient pas. Or, la plupart des pays ne pouvant vivre qu’en se procurant à l’étranger les matières premières que leur sol ne fournit pas, doivent les payer avec des marchandises dont les prix ne dépassent pas ceux de leurs concurrents sur le marché mondial.
Une nation entièrement étatisée par le socialisme serait obligée de vendre ses produits un prix plus élevé que ceux de ses rivaux. Elle deviendrait fatalement alors une nation de vie chère, de chômage et, par conséquent, comme en Russie, de misère pour les ouvriers dont le socialisme prétend améliorer le sort.
Parmi les points essentiels du socialisme se trouve la suppression du capitalisme et du salariat. Un savant économiste a très bien montré, dans les lignes suivantes, publiées par le Temps, les côtés illusoires des théories socialistes sur ces questions fondamentales.
« Le salariat étant considéré comme un mode barbare de rémunération qui laisse toujours le travailleur aux prises avec les inquiétudes de l’avenir, les socialistes voudraient transmettre à l’État la responsabilité de la création continue du travail dont le profit global serait réparti entre les travailleurs, sans perception intermédiaire. Il s’agit moins pour eux de supprimer effectivement le capital que de l’arracher à ses possesseurs actuels pour leur enlever du même coup la direction des affaires. Ainsi une révolution serait nécessaire, mais ensuite le capital subsisterait, pesant du poids de ses intérêts sur le budget de l’État comme la rente d’aujourd’hui. Du moins, les travailleurs seraient-ils les maîtres apparents de leur destinée.
Nous avons pu voir ce que donnait la mise en œuvre de cette formule en Russie : un fonctionnarisme beaucoup plus onéreux que le patronat, et surtout l’incapacité d’adapter la production à la consommation. L’ouvrier se retrouva finalement plus salarié que jamais, mais à des taux moindres et soumis tout de même au chômage. En vérité, on ne peut concevoir toute « l’économique » d’un pays centralisée entre les mains des fonctionnaires sans que s’ensuive la ruine de l’État. »
Sans doute le salariat subira la loi commune qui oblige les institutions à changer. La fusion des intérêts de l’ouvrier avec ceux du patron comme en Amérique, la possession par les travailleurs d’une partie des actions des entreprises auxquelles ils collaborent, montre que le salariat évoluera, mais dans un sens fort différent de celui rêvé par les socialistes.
Les illusions des théoriciens ne sauraient prévaloir contre cette loi psychologique irréductible que l’initiative et l’effort individuel constituent, d’après l’expérience, des stimulants qu’aucun sentiment collectif n’arrive à remplacer.
Supposons que, par miracle, le rêve socialiste ait été réalisé il y a un siècle sous l’influence d’un gouvernement international autocratique. Tous les salaires ayant été égalisés, la concurrence et tous les autres éléments de l’effort et de l’initiative personnelle, étant trouvés supprimés, aucun progrès nouveau n’aurait pu naître. Les chemins de fer, l’électricité et les diverses découvertes qui ont transformé la civilisation seraient inconnus. L’ouvrier continuerait à mener la vie de privations à laquelle il était alors condamné.
Si le miracle que nous supposons réalisé il y a cent ans se réalisait demain, le résultat serait identique, la naissance de tout progrès se verrait empêchée et tant que durerait ce régime, l’humanité resterait maintenue exactement au point où elle se trouve aujourd’hui.
Ces évidences ne touchent pas les socialistes. Ils sentent bien, cependant, que leur régime mettrait en grand état d’infériorité les peuples qui l’accepteraient. Et c’est pourquoi leur rêve tend à l’établissement d’une dictature internationale, qui réglerait pour l’univers la production, les salaires, les prix, les échanges, etc., de façon à supprimer toute concurrence industrielle et commerciale.
« Il faudra, disait au parlement M. Léon Blum, introduire dans la vie respective des nations, une sorte de légalité internationale ; il faudra admettre une sorte de limitation. »
Traduites en termes clairs, ces déclarations signifient simplement que le monde devrait être régi par un gouvernement socialiste, lequel constituerait nécessairement une dictature internationale absolue.
La force de la religion socialiste ne réside nullement dans sa doctrine, mais, je le répète, dans les sentiments qui lui servent de soutien.
Le plus caractéristique de ces sentiments est un besoin d’égalité d’où résulte la haine intense de toutes les supériorités de la fortune et de l’intelligence.
Les diverses formes de supériorités étant individuelles et jamais collectives, on conçoit aisément que l’être collectif les ait toujours mal supportées. Peu importe à la multitude que les merveilles de la science et de l’art, qui, en transformant les civilisations, transformèrent également le sort des travailleurs, soient exclusivement dues à des capacités individuelles. Elle veut régner à son tour. La formule : « Dictature du prolétariat » traduit nettement cette aspiration. Il est donc naturel que le premier acte du socialisme triomphant en Russie ait été le massacre systématique de toutes les élites.
« L’envie, disait La Rochefoucauld, est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres. »
A cet élément de force, le socialisme joint encore le besoin d’une foi mystique dont les peuples ne purent jamais se passer.
Devenu une religion, le socialisme échappe par ce seul fait à l’influence de la raison et de l’expérience. Les religions qui menèrent toujours le monde ne sont pas nées de la raison et ne craignent pas nos raisons.
Ce n’est donc ni la faiblesse des dogmes qu’elle propose, ni l’esclavage qu’elle impose qui pourraient entraver la diffusion de la religion socialiste.
Le socialisme comprend deux branches encore distinctes, mais qui tendent à se confondre. D’abord, le socialisme que l’on pourrait qualifier de bourgeois, parce qu’il a surtout des bourgeois pour adeptes ; puis, le socialisme populaire, qualifié de communisme, défendu principalement par les meneurs de la classe ouvrière.
Ces deux frères se combattent quelquefois, mais poursuivent exactement les mêmes buts : suppression de la propriété privée, expropriation des entreprises industrielles et leur gestion par l’État. Ils ne diffèrent que dans les méthodes de propagande. Le socialisme bourgeois a l’illusion de pouvoir transformer la société avec des lois, le communisme voudrait la détruire d’abord pour la rebâtir ensuite.
En attendant que la religion socialiste unisse les hommes, elle n’a fait que les diviser davantage. Ses résultats les plus clairs ont été de ramener à la barbarie la Russie, seul pays qui l’ait entièrement adoptée, et de forcer l’Italie à s’en débarrasser par un dictateur.
Il est attristant de songer que tant d’accumulations de ruines et tant de sang versé pour transformer la vie sociale des peuples, c’est-à-dire en réalité refaire leur âme, n’ait généralement réussi qu’à changer le nom des institutions détruites.
Rappelant, à propos de la Russie, les démonstrations que j’ai souvent répétées, un éminent académicien, M. Bourdeau, écrivait dans le journal des Débats :
« A quel point l’exemple de la Russie ne justifie-t-il pas les thèses du docteur Gustave Le Bon ? Celle-ci, tout d’abord, que les révolutions ne changent point le caractère des peuples et que, si elles brisent la chaîne des traditions, elles en forgent de nouvelles sur le modèle des anciennes. Le culte de Lénine n’a fait que remplacer celui du tzar. De même, la dictature militaire et policière sur le prolétariat n’a fait que renforcer celle de l’ancien régime. La classe jadis dominante a été dépossédée et massacrée, de nouvelles classes lui ont succédé. L’égalité politique n’a pas plus été réalisée que l’égalité économique et l’égalité sociale. »
Un des dangers du socialisme en France, c’est qu’il attire les partis politiques incertains qui espèrent, en s’alliant à lui, conquérir les suffrages des électeurs.
Ils oublient alors que la loi d’accélération des mouvements révolutionnaires est analogue à celle qui régit la chute des corps. En deux années, la même charrette conduisit au fatal couteau les doux Girondins qui croyaient, eux aussi, refaire le monde avec des lois et des discours, le farouche Danton, fondateur d’un tribunal destiné à faire périr sans retards inutiles les contempteurs de sa foi, enfin le sombre Robespierre, espérant régénérer la France en abattant le plus grand nombre possible de têtes.
Cette courbe des mouvements révolutionnaires a été également observée en Russie. Après la pâle Douma, puis le verbeux Kerenski, ce fut Lénine avec ses fusillades en masse et son cortège de bourreaux chinois, destinés à raffiner les supplices.
Les conséquences de l’extrémisme sont partout les mêmes. Au couperet de Robespierre, aux fusillades de Lénine, succède bientôt le sabre du dictateur, qui met généralement fin à l’anarchie. Il n’a pas encore surgi en Russie, mais sa venue est inévitable.
Nos agitateurs devraient se rappeler que si la France est parfois révolutionnaire, comme tous les pays à évolution trop lente, elle possède une âme ancestrale stabilisée depuis longtemps, qui la rend finalement très conservatrice.
Ce double caractère : révolutionnaire dans la forme, conservateur dans le fond, doit être retenu pour comprendre notre histoire et l’invariable tendance des foules à se tourner vers un César libérateur quand l’anarchie grandit. Elle explique Bonaparte au moment où la France, fatiguée du désordre révolutionnaire, cherchait un maître. Elle explique le second Empire, surgissant lorsque le peuple, inquiet des progrès socialistes, accorda sept millions de suffrages au dictateur qui promettait de rétablir l’ordre. Les événements de l’Histoire semblent issus d’imprévisibles hasards ; ils sont, en réalité, régis par des lois éternelles.
Quels que soient les arguments qu’on puisse invoquer contre les doctrines socialistes, elles continuent à se propager parce qu’elles ont pour adeptes l’immense légion des hommes mécontents de leur sort et auxquels les anciens idéals ne suffisent plus.
Parmi eux figure la foule de fonctionnaires et de petits bourgeois qui ont envoyé beaucoup d’extrémistes au Parlement parce qu’ils mettaient en eux l’espoir de voir améliorer leur situation, et renaître l’aisance que les perturbations financières avaient fait disparaître. Ils abandonneront d’ailleurs bien vite le socialisme, quand ils verront que ses défenseurs sont incapables de leur rendre l’aisance perdue.
Le passage suivant, publié en avril 1926 dans le plus influent des journaux socialistes français, donne un exposé très net des aspirations du parti, et des conséquences que leur réalisation pourrait entraîner.
A propos du 1er mai 1926, ce journal invitait les membres du parti :
« A revendiquer le prélèvement sur le grand capital et la nationalisation des banques et des grands monopoles capitalistes, seules mesures susceptibles de faire payer effectivement les riches.
… La paix immédiate au Maroc et en Syrie, en exerçant sur les gouvernants au service des banquiers « colonisateurs » une pression prolétarienne d’une telle force qu’ils soient contraints de faire la paix. »
La diffusion des théories socialistes s’observe aujourd’hui dans tous les éléments de la vie journalière jusque dans les administrations municipales, qui tendent de plus en plus à intervenir dans les industries et le commerce local. On a fait observer avec raison que le socialisme municipal est bien autrement dangereux que le socialisme d’État, étant donné l’infiltration communiste dans maintes localités urbaines ou rurales.
L’âge actuel représente une période d’incertitudes résultant des conflits qui divisent les peuples et les partis politiques de chaque peuple.
Il en sera ainsi, je le répète, tant que l’homme moderne n’aura pas trouvé un idéal nouveau possédant, comme les anciens, le pouvoir de diriger la vie, de créer les volontés fortes et les persévérants labeurs. L’idéal socialiste, n’étant que destructeur, ne saurait exercer un tel rôle.
Le socialisme est en réalité beaucoup plus dangereux, peut-être, par la mentalité révolutionnaire et envieuse qu’il propage, que par les doctrines qu’il propose. Dès que ces doctrines arrivent, en effet, à se réaliser, elles se heurtent à un mur de nécessités économiques et d’impossibilités psychologiques qui en révèlent bientôt l’impuissance ; mais la mentalité nouvellement créée subsiste.
Les théoriciens, incapables de comprendre l’infériorité de leurs doctrines, s’en prennent aux hommes et, comme en Russie, massacrent par milliers tous ceux auxquels ils attribuent leurs insuccès.
En politique, les raisonnements ont peu d’action, seules des expériences répétées finissent par agir sur l’âme des peuples. Elles n’agissent malheureusement qu’après avoir été suffisamment répétées et coûtent fort cher. Les expériences socialistes, qui ruinèrent la Russie et faillirent ruiner l’Italie, avaient été précédées d’autres expériences également fort coûteuses, En France, notamment, en 1848 et en 1871.
En 1848, elles coûtèrent une révolution, la division de la France en partis rivaux, et finalement la nomination par 7.000.000 de suffrages d’un dictateur couronné qui devait conduire plus tard la France à une dangereuse invasion. En 1871, la naissance de la commune socialiste eut pour conséquences de nombreux massacres et l’incendie des plus beaux monuments de la capitale.
Le socialisme et sa forme extrême, le communisme, sont devenus fort dangereux. On a évalué à huit cent mille le nombre des électeurs communistes en France, chiffre très supérieur aux deux cent mille Jacobins de la Terreur. C’est donc avec raison que les chefs moscovites du bolchevisme classent le parti communiste français au second rang par sa puissance.
Le parti radical, qui jouait en France un rôle considérable alors qu’il était unifié, se traîne de plus en plus à la remorque du socialisme, grand pôle d’attraction pour les esprits faibles, ne pouvant se passer d’une croyance capable d’orienter leurs pensées.
Sans doute, nous l’avons vu déjà, les forces ancestrales finissent toujours par limiter les dangereuses oscillations des foules. Mais ces forces agissent lentement et ne sauraient prévenir les ravages exercés par les influences extrémistes.
On redoute fort, aujourd’hui, les ennemis du dehors, mais il faut craindre davantage peut-être les ennemis du dedans.
Socialistes, communistes, syndicalistes, bien que représentants de théories diverses, s’unissent partout contre l’ordre social établi. Ils l’ont brisé en Russie et faillirent le détruire en Italie, en Espagne et en Grèce.
Les conséquences de l’évolution socialiste étaient depuis longtemps faciles à prévoir, car ce n’est pas d’aujourd’hui, nous l’avons vu, que sous des formes diverses cette doctrine a fait son apparition dans le monde. Rappelant, dans un ancien ouvrage, que les guerres sociales, après avoir conduit la Grèce à la servitude, contribuèrent à amener la fin de la république romaine et la venue des Césars, j’écrivais :
« Plusieurs peuples de l’Europe vont être obligés de subir la redoutable phase du socialisme. Trop oppressif pour pouvoir durer, il fera regretter l’âge de Tibère et de Caligula et ramènera cet âge. On se demande, parfois, comment les Romains du temps des empereurs, supportaient si facilement les férocités furieuses de tels despotes. C’est qu’eux aussi avaient passé par les luttes sociales, les guerres civiles, les proscriptions, et y avaient perdu leur caractère. Ils en étaient arrivés à considérer ces tyrans comme les derniers instruments de salut. On les toléra parce qu’on ne savait comment les remplacer. Ils ne furent pas remplacés en effet. Après eux, ce fut l’écrasement final sous le pied des barbares, la fin d’un monde. L’Histoire tourne dans le même cercle. »