L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE III
LES CONFLITS
ENTRE LES VIVANTS ET LES MORTS
Parmi les éléments divers qui orientent la vie des peuples il faut encore citer, à côté des besoins matériels et des influences mystiques, l’impérieuse volonté des morts.
La psychologie, qui n’examinait jadis que l’âme des vivants, commence à étudier celle des morts dont l’invisible armée domine le monde et gouverne l’Histoire.
Ce n’est pas, en réalité, dans les cimetières que reposent les morts. Continuant à vivre en nous-mêmes, ils sont les vrais maîtres de la plupart de nos actions. Quand nous croyons agir librement, nous obéissons, le plus souvent, à leurs volontés.
Cette armée des morts représente ce qu’on appelle très justement l’âme d’une race, âme d’autant plus forte que la collectivité constituée par les morts est plus homogène.
Sa formation n’est pas l’œuvre d’un jour. Stabiliser une race au moyen de morts possédant des volontés communes et agissant, par conséquent, d’identique façon dans les circonstances importantes, demande généralement des siècles.
Comment se forme l’âme d’une race ?
Une masse d’hommes assemblés au hasard des invasions ou des conquêtes représente une simple poussière d’individus, momentanément agrégée par la volonté d’un chef. La poussière se désagrège dès que le chef disparaît ou que sa puissance faiblit.
Pour qu’une multitude devienne un peuple, il faut qu’elle ait subi, comme en Prusse, une discipline militaire rigoureuse, ou qu’elle ait accepté pendant des siècles, comme en Angleterre, un réseau de traditions, de coutumes et de croyances identiques.
Lorsque les caractères psychologiques d’une race sont suffisamment fixés, ils se transmettent par l’hérédité avec autant de régularité que les caractères anatomiques. L’agrégat d’individus, d’abord sans cohésion, possède alors une âme ancestrale qui lui donne une même orientation de conduite.
A cette âme ancestrale, inconsciente, constituant l’armature mentale de la race, se superpose l’âme individuelle consciente sans cesse modifiée par le milieu, les événements, l’éducation, etc.
Cette âme individuelle présente souvent la mobilité des vagues de la mer, mais, chez les races stabilisées, ses oscillations sont limitées par l’influence de l’âme ancestrale.
Les morts ont leur psychologie. Elle diffère de celle des vivants par certains caractères, — notamment la fixité.
Toujours conservateurs, les morts possèdent des volontés impérieuses qui ne fléchissent pas.
Leur action se manifeste surtout lorsque les intérêts de la race, c’est-à-dire la vie des morts, est aussi menacée que celle des vivants. Ce furent les morts qui, en 1914, obligèrent tout un peuple surpris par une mobilisation imprévue à renoncer instantanément à ses intérêts journaliers pour marcher à la frontière.
Aucun des socialistes ayant juré de faire grève en cas de guerre ne recula. Pourquoi ? Leur obéissance spontanée fut-elle le fruit de réflexions rationnelles ? En aucune façon. Elle eut pour unique source l’irrésistible volonté des morts.
Les haines des morts sont redoutables. Ils ne supportent pas les vivants qui ne sentent pas comme eux. C’est l’armée des morts qui força l’Angleterre à donner la liberté à l’Irlande, et les peuples de l’Autriche à se diviser en États distincts. Le rôle des morts dans les origines de la dernière guerre fut considérable.
La puissance des morts est si forte qu’elle ne peut être détruite que par celle d’autres morts. C’est justement ce qui arrive lorsqu’on croise des individus de races diverses. Les morts d’origines différentes ne s’accordant pas impriment à l’âme consciente des impulsions contradictoires. C’est pourquoi les croisements sur une grande échelle dissocient rapidement l’âme ancestrale. Flottant entre des influences contraires, un peuple de métis est comparable au vaisseau voguant sans gouvernail au gré des vents.
C’est pour avoir méconnu ces principes que les Espagnols perdirent toutes leurs colonies alors que les Anglais, qui ne se mélangent pas aux indigènes, ont conservé les leurs.
Les observations précédentes, vérifiées par des expériences séculaires, conduisent à une loi fondamentale de la politique moderne que beaucoup d’hommes d’État semblent ignorer et qu’on peut formuler de la façon suivante :
Les institutions politiques d’un peuple jouent un rôle très faible dans la vie de ce peuple. Son âme ancestrale, et non les institutions qu’on voudrait lui imposer, oriente sa destinée.
Inutile d’invoquer des faits historiques pour justifier cette assertion. Il suffit de considérer des pays voisins soumis à des institutions identiques, mais formés de races différentes. Tel est, précisément, le cas de l’Amérique.
Elle forme deux grands continents presque entièrement séparés : les États-Unis d’Amérique du Nord, habités par des Anglo-Saxons, et les États de l’Amérique du Sud, peuplés d’Espagnols plus ou moins mélangés d’éléments indigènes.
Bien que toutes les Républiques latines de l’Amérique aient adopté les institutions politiques des États-Unis : séparation des pouvoirs, ministres, parlement, liberté de la presse, c’est-à-dire toute la façade des institutions démocratiques, elles n’ont pu arriver à aucune stabilité. Des dictatures absolues sont restées, jusqu’à présent, leur seul régime réel.
De ce qui précède, on déduit facilement qu’une grande différence existe entre les peuples dont l’âme a été fixée par un long passé et ceux dont l’âme ne l’est pas encore. Les premiers peuvent, comme les seconds, subir des révolutions violentes ; mais le passé, c’est-à-dire l’action des morts, reprend bientôt son empire. Ce fut justement le cas de l’Angleterre lorsque le hasard des élections amena les socialistes au pouvoir. Leur gouvernement différa bien peu de celui des conservateurs.
La stabilisation de l’âme d’une race par l’escorte de ses morts lui confère une grande force, mais cette stabilisation peut devenir, si les morts sont par trop influents, une cause d’arrêt et même de décadence. Si les pays sans passé, et par conséquent sans âme stable, sont à la merci de tous les hasards et sans lendemain assuré, les nations trop stabilisées, c’est-à-dire dont l’élément conservateur est trop actif, ont souvent beaucoup de difficulté à réaliser des progrès. Fréquemment en retard, elles n’arrivent parfois à s’adapter aux nécessités nouvelles qu’au prix de révolutions violentes.
Les morts étant très conservateurs entrent parfois en lutte avec les vivants, condamnés au changement par les variations de milieu. Les peuples oscillent alors entre des combinaisons politiques extrêmes, suivant que les vivants ou les morts ont momentanément triomphé.
Ces conflits entre les vivants et les morts furent observés en France comme en Angleterre, mais beaucoup plus fréquemment dans le premier de ces pays, dont l’unification est incomplète encore. Depuis cent cinquante ans, nos révolutions n’ont été séparées les unes des autres que par un petit nombre d’années. A la grande révolution qui prétendait établir l’égalité et la liberté, succède un dictateur militaire qui supprime toutes les libertés et rétablit, par la noblesse qu’il institue, les anciennes inégalités. Il est remplacé par des souverains prétendant ramener plus ou moins l’ancien régime, puis par un roi constitutionnel que renversent les révolutionnaires socialistes. Ces derniers finissent par effrayer tellement la nation que l’immense majorité du peuple acclame un dictateur dont les erreurs psychologiques conduisirent la France à la ruine après une prospérité passagère.
La République qui le remplaça dure depuis plus de cinquante ans ; mais si elle évita les révolutions dynastiques, elle n’empêcha nullement les changements de régime. Sur une dizaine de présidents de la République, la moitié furent forcés de quitter le pouvoir et les formes du gouvernement oscillèrent entre le conservatisme excessif, sous la présidence d’un célèbre maréchal, et le radicalisme non moins excessif durant la longue période des persécutions religieuses.
La grande guerre mit momentanément fin à ces dissensions. Elles reprirent bientôt et la France est retombée encore dans ses perpétuelles oscillations entre l’anarchie et la réaction.
Elle se trouve actuellement dans une période où dominent les influences extrémistes : menaces contre le capital et l’industrie, luttes de classes, persécutions religieuses en Alsace, etc. Toutes ces dissensions résultent des conflits entre les vivants et les morts.