← Retour

L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités

16px
100%

CHAPITRE II
COMMENT NAISSENT LES OPINIONS ET LES CROYANCES.
ROLE DE LA CRÉDULITÉ DANS L’HISTOIRE

Des âges les plus reculés aux temps modernes, la crédulité a joué un rôle fondamental dans l’histoire. Elle a créé des divinités puissantes qui ont orienté les âmes et servi de guide aux grandes civilisations. Elle a fait surgir du néant les pyramides, les pagodes, les cathédrales et toutes les merveilles de l’art qui ont embelli la vie. Sans la crédulité, l’homme vivrait peut-être encore au fond des cavernes, disputant aux monstres qui l’entouraient sa maigre pâture.


La crédulité antique peupla le monde d’une légion de divinités de l’existence desquelles on ne doutait jamais.

Pendant des milliers d’années, ces divinités bienfaisantes ou nuisibles, redoutables toujours, se mêlèrent constamment aux actions des hommes. Quelques rares philosophes comme Lucrèce avaient bien fini par douter de leur existence, mais son scepticisme n’avait pas d’écho.

L’histoire des dieux de tous les âges constitue un des plus merveilleux et des plus instructifs phénomènes de la psychologie. Que des peuples arrivés aux phases les plus diverses de civilisation aient pu considérer comme indubitablement prouvée l’existence de divinités purement chimériques, montre clairement que l’imagination est capable de créer des phénomènes illusoires tenus ensuite pour d’incontestables vérités. En dehors des phénomènes scientifiques expérimentalement démontrés, on peut toujours se demander où finit la vérité et où commence l’erreur.


Grâce aux lumières de la raison, l’âge moderne se croyait libéré de toutes les illusions du passé, la raison pure devenait son seul guide.

L’observation plus attentive des faits a prouvé cependant la persistance de l’antique crédulité. En dehors des laboratoires, cette crédulité — crédulité religieuse, crédulité politique, crédulité pour toutes les formes du merveilleux, — continue à dominer les esprits.

Et, contrairement à ce qui s’enseigne, la crédulité n’est pas du tout un simple résultat de l’ignorance puisqu’elle s’observe, ainsi que le démontrent les faits relatés dans ce chapitre, chez les plus illustres savants. Les vieilles croyances religieuses, la magie et le spiritisme, trouvent chez eux de fervents adeptes.

Ce phénomène m’avait beaucoup frappé à l’époque où je cherchais à déterminer les sources psychologiques des opinions et des croyances qui ont le plus influencé l’âme des peuples. Comment comprendre la foi d’illustres penseurs dans une religion où l’on voit le Créateur des mondes innombrables qui peuplent l’espace laisser périr son fils dans un affreux supplice, pour racheter la faute de lointains ancêtres. De telles énormités ont été pourtant acceptées par des maîtres de la raison comme Galilée, Descartes et Pascal. Il ne leur a pas semblé prodigieux de voir un Dieu assez féroce pour condamner au feu éternel de faibles créatures ayant oublié un instant d’obéir à ses rigides décrets.

Des croyances du même ordre observées dans toutes les religions, chez tous les peuples, démontrent d’une péremptoire façon que l’absurdité d’un dogme ne saurait nuire à sa propagation et que l’intelligence la plus haute n’empêche pas la croyance dans des dogmes qu’aucun argument rationnel ne saurait défendre.

Nous verrons bientôt l’explication de ce phénomène en constatant que la genèse des connaissances scientifiques et celle des croyances obéissent à des formes de logique différentes superposées quelquefois, mais ne s’influençant jamais. Cette dualité va être étudiée maintenant.


En dehors des besoins organiques à la satisfaction desquels est consacrée la plus grande partie de son existence, l’homme est orienté dans la vie par des opinions plus ou moins provisoires et des croyances généralement durables.

Croyances et connaissances sont des opérations mentales fort différentes.

Les croyances ne sont ni rationnelles ni volontaires contrairement à l’opinion de plusieurs philosophes.

Une croyance est un acte de foi d’origine inconsciente qui fait admettre en bloc une doctrine et accepter ses prescriptions.

Le prestige, l’affirmation, la répétition, la contagion mentale et rarement la raison sont les facteurs habituels des opinions et des croyances.

La connaissance diffère beaucoup de la croyance, c’est une opération consciente lentement édifiée par l’observation et l’expérience. L’humanité eut pendant longtemps des croyances avant de posséder des connaissances.


Croyances et connaissances appartenant à des cycles différents de la vie mentale, ne s’influençant pas, on comprend que des hommes éminents puissent professer d’enfantines croyances. Admettre par exemple, comme d’indiscutables certitudes les plus chimériques réminiscences de la sorcellerie du moyen âge.

Ce serait donc une illusion de croire que la compétence sur certains sujets scientifiques doive s’accompagner d’une compétence égale sur des sujets religieux ou politiques.

Les croyances politiques et religieuses ont des raisons que la logique rationnelle ignore et n’influence guère.

On verra par les exemples qui vont suivre que la crédulité continue à jouer un rôle essentiel dans l’histoire des peuples, c’est pourquoi nous avons consacré un chapitre spécial à son étude.


Au moyen âge, les envoûtements, les évocations des morts, le sabbat, le diable, les maléfices, etc., exercèrent une grande influence. De leur pouvoir, nul ne doutait alors. Des milliers d’hommes avouaient leurs relations avec le diable et confessaient, malgré la crainte des supplices, s’être rendus au sabbat.

Les procès de sorcellerie étaient à cette époque si nombreux que les bûchers destinés à brûler vifs les sorciers ne s’éteignaient guère. De savants ouvrages rédigés par des magistrats éminents indiquaient la marche à suivre pour déjouer les maléfices des démons.

Le dernier de ces procès, en France, eut lieu sous Louis XIII. Convaincu d’avoir envoyé une légion de diables dans le corps des Ursulines de Loudun, Urbain Grandier fut brûlé vif après avoir subi les tortures qu’on ne ménageait pas aux suppôts de Satan.

Devant les progrès scientifiques, tout ce peuple de diables, de larves, de fantômes, fils des ténèbres, avait fini par s’évanouir. On croyait les sorciers relégués dans des villages éloignés de toute civilisation.

La crédulité étant indestructible, les illusions ont changé de forme, mais sans disparaître. C’est ainsi que de nos jours on a vu renaître et grandir, sous des aspects à peine différents de ceux du passé, toute l’antique magie : évocation des morts au moyen de tables tournantes, lévitation, matérialisation des esprits, etc.

Des savants célèbres furent victimes de ces illusions. Le grand chimiste William Crookes assure avoir vécu pendant plusieurs mois avec un fantôme qui se matérialisait journellement devant lui. Le distingué physicien anglais Lodge a publié un livre où il relate, avec force détails, l’existence que mène dans un autre monde son fils Raymond, tué à la guerre. Le célèbre physiologiste Richet assure avoir vu et examiné longuement un guerrier casqué sorti du corps d’un médium.

De telles croyances, appartenant au domaine de l’irrationnel, ne peuvent être discutées. Les millions d’hommes persuadés que l’archange Gabriel fut envoyé par Dieu à Mahomet afin de lui enseigner les fondements d’une religion nouvelle ne sauraient être influencés par aucun raisonnement. La foi du croyant, ignorant ou savant, reste inébranlable. Dans le cycle de la foi mystique la raison est sans prise. J’ai pu constater moi-même, par diverses expériences, avec quelle facilité les savants se laissent illusionner dès qu’ils pénètrent dans le cycle du mystique.


La crédulité est infinie même sur des sujets de science pure. Il suffit que les opinions soient suggérées par des hommes auxquels leur situation confère un grand prestige. Les lettres de personnages illustres, fabriquées de toutes pièces par un faussaire peu lettré, et insérées dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences, la polarisation des rayons uraniques affirmée par Becquerel et l’existence imaginaire des fameux rayons N en sont de mémorables exemples.

L’histoire des faux autographes est trop connue pour qu’il soit utile de la rappeler. On sait que cette prodigieuse aventure fournit à Daudet les éléments de son roman : L’Immortel.

L’histoire de la polarisation supposée des rayons uraniques est aussi caractéristique. Lorsque Becquerel découvrit, en 1895, après Paul de Saint-Victor, les émanations spontanées de l’uranium, il crut se trouver en présence d’une sorte de phosphorescence et il institua des expériences « prouvant catégoriquement suivant lui que les rayons émis se réfractent, se réfléchissent et se polarisent comme ceux de la lumière ».

Cette opinion, que j’étais seul alors à combattre au moyen d’expériences relatées dans mon livre L’Évolution de la matière, fut acceptée pendant trois ans par tous les savants de l’Europe et retarda considérablement la découverte des phénomènes radio-actifs. On reconnut finalement, comme je n’avais cessé de le répéter, être en présence d’une force jusqu’alors inconnue, sans parenté avec la lumière à laquelle je donnais plus tard le nom d’énergie intra-atomique.

Le cas des rayons N, que tous les physiciens français crurent voir pendant deux ans et n’aperçurent plus une seule fois quand fut dissipée la suggestion dont ils étaient victimes, est plus instructif encore.

Sans entrer dans tous les détails de leur histoire, je me bornerai à rappeler que la découverte illusoire des rayons N fut faite par un professeur auquel ses titres académiques conféraient un grand prestige. Ce professeur, de tempérament très nerveux, possédait à un haut degré le pouvoir de suggestion particulier plusieurs fois observé en Europe et dans l’Inde surtout, qui fait admettre comme réalités toutes les affirmations du suggestionneur. C’est ainsi que le physicien Mascart, que délégua l’Académie des Sciences pour aller constater au laboratoire de l’inventeur l’exactitude de ses assertions, fut victime de cette prodigieuse hallucination : mesurer la déviation et la longueur d’onde de rayons qui n’existaient que dans la cervelle du suggestionneur.

Un prix de 50.000 francs fut alors voté par l’Académie pour récompenser l’auteur de cette grande découverte et pendant deux ans les Comptes rendus de l’Académie des sciences fourmillèrent de notes où étaient décrites les propriétés chaque jour plus merveilleuses de ces rayons. M. Jean Becquerel annonçait les avoir chloroformés ; M. d’Arsonval faisait à leur sujet des conférences enthousiastes. Mon excellent ami, Émile Picard, en perdait le sommeil.

L’existence de ces rayons ne se constatait d’ailleurs que par de légères variations d’éclat d’une plaque phosphorescente sur laquelle ils étaient projetés. Ce qui explique un peu la suggestibilité des savants croyant les observer.

L’illusion collective fut brusquement dissipée par la célèbre expérience d’un physicien étranger auquel l’inventeur des rayons N montrait la déviation supposée de ces rayons par un prisme. Le prisme ayant été subrepticement retiré dans l’obscurité, l’inventeur des rayons N continua néanmoins à mesurer la prétendue déviation des imaginaires rayons.

L’expérience était catégorique. Elle fut définitive puisqu’aucun des physiciens qui avaient vu tant de fois les rayons N ne parvinrent jamais à les revoir. L’envoi de notes sur ces rayons à l’Académie des sciences cessa brusquement.

Il serait facile de multiplier des exemples analogues du rôle de la crédulité, surtout dans les sciences demi-exactes comme la médecine.


Je crois pouvoir résumer dans les propositions suivantes les lois générales de la naissance et de la propagation des croyances :

1o Les cycles du mystique, de l’affectif et du rationnel sont complètement indépendants et ne s’influencent pas.

2o Des savants éminents peuvent perdre tout esprit critique dès qu’ils pénètrent dans le cycle de la croyance.

3o L’absurdité des dogmes — dogmes religieux et politiques, — ne saurait nuire à leur propagation.

4o Les croyances mystiques s’établissent et se propagent par l’influence du prestige, de la suggestion et de la contagion. Le raisonnement ne joue aucun rôle dans leur propagation.

5o La conversion à une croyance mystique se fait souvent instantanément comme celle de Pauline dans Polyeucte adoptant brusquement une religion dont elle ne savait d’ailleurs rien et s’écriant : « Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée ! »

6o Certains sujets possèdent un pouvoir de fascination qui fait admettre comme des réalités toutes leurs suggestions.

7o La caractéristique d’une croyance mystique quelconque est de n’être influençable ni par l’observation, ni par l’expérience, ni par le raisonnement.

8o La foi créée par la suggestion n’est ébranlée que par une suggestion plus forte. Le croyant ne renonce alors à sa croyance que pour en adopter une autre du même ordre.

9o Certaines croyances politiques, telles que le socialisme et le communisme, se répandent surtout parce que, possédant tous les caractères des croyances religieuses, elles créent rapidement la foi.

10o Le croyant éprouve toujours un besoin intense de propager sa foi et sacrifie volontiers sa vie et celle des autres pour la faire triompher.

11o La vision d’un phénomène d’ordre mystique par de nombreux témoins ne prouve rien en faveur de sa réalité. Les témoignages des milliers d’hommes ayant vu le diable et assisté au sabbat n’ont jamais constitué une preuve de l’existence du diable et du sabbat.

12o L’origine mystique des croyances les différencie des simples opinions. Ces dernières sont constituées par l’adhésion momentanée à une proposition. C’est pourquoi l’expérience, sans action sur la croyance, réussit à modifier les opinions.

13o Les dieux périssent quelquefois, mais l’esprit mystique reste indestructible.

Chargement de la publicité...