L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
LIVRE III
LES GUERRES MODERNES, LEURS CAUSES
ET LEURS CONSÉQUENCES
CHAPITRE PREMIER
CARACTÈRES DESTRUCTEURS DES PROCHAINES
GUERRES
Les philosophes germaniques soutiennent sur la guerre des thèses parfois assez différentes de celles des autres savants européens. Suivant eux la force constituerait l’unique source du droit et l’issue des batailles pourrait seule montrer où est ce droit. Ils assurent aussi que les guerres détermineraient la sélection des plus capables. Elles auraient donc une grande utilité pour les pays victorieux.
Les sélections produites par les guerres pouvaient être avantageuses aux époques où les armées de métier ne comprenaient qu’une infime partie de la population et où les victimes se comptaient par milliers et non comme maintenant par millions.
Les conséquences des sélections guerrières sont bien différentes aujourd’hui. Les luttes modernes ruinent non seulement le vainqueur mais aussi le vaincu ; elles abaissent en outre la vigueur de la population. Les hécatombes militaires faisant périr les plus vigoureux, il ne reste pour la reproduction que les éléments les moins forts. Cette sélection négative est donc source de régression et non de progrès.
Les conceptions démocratiques nouvelles, que les anciens philosophes allemands ne connaissaient pas, sont l’origine principale du caractère meurtrier des guerres modernes. Les dix millions d’hommes que coûta la dernière conflagration européenne furent des victimes des nouvelles idées démocratiques sur le service universel. Pour leur obéir les petites armées de métier ont été remplacées par des millions de combattants. Les théories démocratiques se trouvèrent ainsi satisfaites, mais leur succès fut terriblement onéreux pour l’humanité.
Il n’était pas difficile, dès les débuts de la grande guerre, de prédire les conséquences meurtrières de l’introduction démocratique du nombre dans les luttes modernes.
On se faisait pourtant, au commencement de la campagne, d’étranges illusions sur sa durée, sa nature et son caractère. Il semblait évident qu’elle serait très courte et que, grâce aux prescriptions du tribunal de La Haye, les batailles se livreraient avec beaucoup d’humanité.
Contrairement à toutes ces prévisions, la guerre fut très longue, très meurtrière et la plus barbare peut-être de toutes celles enregistrées par l’histoire. Il fallait vraiment l’aveuglement des philanthropes et de certains diplomates pour ne pas le prévoir.
Plusieurs journaux reproduisirent, dans les premiers temps du conflit, les lignes suivantes que j’écrivais, voici plus de vingt ans, dans « ma Psychologie politique », sur les conséquences qu’entraînerait une guerre en Europe :
« N’oublions pas qu’elle sera une de ces luttes finales qui amènent la disparition définitive et totale de l’une des nations aux prises. « Mêlées formidables ignorant la pitié et dans lesquelles des contrées entières seront méthodiquement ravagées jusqu’à ce qu’elles ne renferment ni une maison, ni un arbre, ni un homme. »
On m’a souvent demandé sur quoi je m’étais basé pour formuler ces prédictions. Mes raisons étaient fort simples et n’exigeaient aucune pénétration particulière. Les mêmes prévisions auraient pu être faites par le plus modeste des diplomates considérant que, dans la nouvelle guerre, des millions d’hommes seraient en présence, alors que, dans les anciennes, chaque pays ne possédait qu’une petite armée impossible à renouveler. Il suffisait donc jadis d’une ou deux batailles perdues pour contraindre le vaincu à demander la paix.
Avec les armées de plusieurs millions d’hommes, forcément étendues sur un front immense, que pouvait signifier la perte de une, deux, trois ou dix batailles, alors même qu’elles eussent coûté chacune cinquante mille hommes ?
Impossible donc de songer à une de ces courtes campagnes réalisables seulement du temps de Napoléon. Il devenait alors évident que le vainqueur, reconnaissant, comme le firent les Allemands, l’inutilité des victoires, chercherait à triompher de l’adversaire par des moyens de terreur plus efficaces que le gain des batailles.
C’est justement ce qui arriva quand les armées germaniques ravagèrent une dizaine de départements et emmenèrent en esclavage, pour la soumettre à un travail forcé, une partie valide de la population. Ces procédés de terrorisation étaient d’ailleurs préconisés par les écrivains militaires allemands les plus influents, Bernhardi, notamment.
Quant à la disparition de grands empires annoncée dans la prédiction précédente et que devait vérifier la désagrégation de l’Autriche, c’était une hypothèse dont la réalisation était rendue infiniment probable par la durée de la lutte. Si les alliés avaient été vaincus ce n’est pas l’Autriche qui eût politiquement disparu, mais la Belgique et plusieurs départements français.
Des éléments qui m’ont servi jadis à prédire le caractère féroce de la dernière guerre, on peut déduire que les prochaines luttes deviendront beaucoup plus féroces encore, destruction des villes et de leurs habitants par des explosifs lancés au moyen d’avions, gaz axphyxiants, procédés bactériologiques, etc. La population civile souffrira certainement plus de la guerre que les armées.
Ces perspectives ne doivent pas être dissimulées, mais au contraire proclamées bien haut afin de faire comprendre aux peuples l’immense intérêt qu’ils ont à s’unir pour ôter à un agresseur éventuel toute idée d’entreprendre une nouvelle guerre. On ne s’attaque pas à une collectivité que ses moyens de défense font juger invincible.