L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE V
LA DÉFENSE CONTRE LE COMMUNISME
Le « Français moyen », peu initié aux mystères des intérêts généraux et privés qui font mouvoir les hommes d’État, ne doit rien comprendre à certaines oscillations de la politique contemporaine.
Un ministre anglais reconnaît à Gênes le gouvernement communiste de la Russie, et, quelques années plus tard, un autre ministre, également anglais, rompt toutes relations diplomatiques avec ce gouvernement.
Mêmes variations en France. Les bolchevistes y possèdent une ambassade, les simples communistes s’associent parfois aux radicaux dans les élections. Puis, tout change. « Le communisme, voilà l’ennemi ! » affirme un radical socialiste, devenu ministre, et la guerre est déclarée aux anciens alliés.
Que le communisme soit l’ennemi, il est difficile d’en douter. Qu’on ait mis aussi longtemps à s’en apercevoir montre à quelle limite invraisemblable certains hommes d’État peuvent pousser l’aveuglement.
Les communistes n’ont jamais dissimulé, en effet, leurs intentions destructrices. Un de leurs chefs affirmait, devant le Parlement, que l’antagonisme s’accentuait partout entre la bourgeoisie et la classe ouvrière. Cette dernière, lasse d’être exploitée, rêverait la destruction des classes dirigeantes par une guerre civile sans pitié.
Les communistes se préparent à passer de la théorie à l’action. Plusieurs journaux, notamment La Revue de Paris du 15 mai 1927, ont signalé l’organisation autour de Paris d’une véritable armée communiste de plus de douze mille hommes, ayant en réserve un important matériel de guerre. Les soldats de cette milice ont un uniforme spécial et sont commandés par des officiers que dirige un état-major.
Avec une troupe révolutionnaire aussi bien organisée, le gouvernement pourrait être, d’après l’opinion de personnages compétents, brusquement renversé par un coup de main analogue à celui qui, en 1871, substitua le pouvoir de quelques insurgés à celui de M. Thiers.
On sait de quels incendies et de quels massacres fut suivie la domination de Paris par la Commune. Il serait inutile d’insister sur ces leçons du passé ; la mémoire affective est trop courte pour que les hommes d’État ordinaires puissent être impressionnés par le souvenir d’événements datant d’un demi-siècle. Leurs futurs intérêts électoraux les aveuglent au point de les rendre impuissants à percevoir les menaces de l’heure présente.
La découverte du péril communiste, brusquement effectuée par le ministre de l’Intérieur, est bien tardive. Les poursuites proposées pour combattre le danger ont une valeur singulièrement faible.
Mais pourquoi cette faiblesse prolongée des radicaux envers les communistes ? Ce n’est pas seulement parce que les deux partis furent souvent associés dans les campagnes électorales. L’indulgence du parti radical a des causes psychologiques plus profondes.
Le communisme est le terme ultime et inévitable du radicalisme. Il se borne, en effet, à développer les conséquences du principe d’égalité.
« Le communisme, écrit Le Temps, est tout à fait dans la tradition de 1793, et qu’a-t-il fait d’autre que de copier notre Révolution en ce qu’elle eut de plus destructeur et de plus sanglant ?… La pure doctrine des révolutionnaires de 1793, c’est, théoriquement, l’affranchissement de l’individu, pratiquement son écrasement total sous le poids de la collectivité… Les actes des radicaux parlent plus clair encore que leurs paroles mêmes. Les voici, allant toujours plus à gauche, comme le firent aussi leurs ancêtres rejoignant déjà, sous prétexte de défendre l’individualisme, le collectivisme le plus dédaigneux des Droits de l’Homme, le communisme lui-même. C’est que, derrière leurs doctrines particulières il y a, pour les Jacobins du jour aussi bien que pour ceux d’hier, la doctrine fondamentale, la pensée directrice et inspiratrice, celle du Contrat Social, qui exige « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté ». « Les fruits sont à tous, dit J.-J. Rousseau, et la terre n’est à personne. Car chacun de nous met en commun ses biens, sa personne, sa vie et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale »… C’est Le Contrat Social qui est la loi et les prophètes des gauches radicales. Et si nous leur permettons d’abattre tous les organismes sociaux qui sont les meilleurs boulevards de la liberté individuelle, de la liberté de posséder, de la liberté d’agir, même de la liberté de penser, contre les agressions violentes d’un parti disposant à son gré de la puissance de l’État, c’est l’individu qui tombe en esclavage… La « pensée de Robespierre » qui n’exista d’ailleurs que pour avoir été pensée par un autre que lui, par J.-J. Rousseau, est bien celle de nos radicaux socialistes. »
Bien que le jugement qui précède sur la Révolution soit un peu sommaire on ne peut nier que le communisme dérive de l’idée d’égalité. En essayant de libérer l’homme des illusions religieuses qui avaient orienté sa vie pendant de longs siècles, la Révolution conduisit à rechercher sur la terre l’égalité qui jadis devait être réalisée dans le ciel.
Il est visible, d’ailleurs, que la conception d’égalité n’est pas compatible avec celle de la liberté. La Russie communiste n’a pu subsister qu’en supprimant toutes les libertés. Devenu dieu à son tour, l’État s’est montré aussi intolérant que les divinités du passé.
Il ne faut donc pas trop compter sur le parti radical pour combattre un frère, provisoirement ennemi, le communisme. Si les élections ne ramènent pas, comme en Angleterre, un nombre suffisant de modérés au pouvoir, la France a bien des chances de subir un régime socialiste plus ou moins voisin du communisme. Il engendrera naturellement, comme en Italie, une période de désordre à laquelle, suivant une loi séculaire vérifiée maintes fois au cours des âges, mettra fin la main pesante d’un dictateur.
C’est, qu’en effet, contrairement à une illusion encore générale, les foules les plus révolutionnaires en apparence redoutent le désordre et finissent toutes par réclamer un maître. Ce ne fut pas la peur, comme le disait Lucrèce, mais l’espérance et le besoin d’une direction mentale qui peuplèrent de divinités le monde antique.
Les progrès des sciences n’ont pas réduit dans les multitudes ce besoin d’être dirigées. Et c’est pourquoi nous voyons les troupes syndicalistes, socialistes et communistes obéir si aveuglément et si fidèlement aux ordres de leurs chefs. Ces chefs possèdent, du reste, des volontés fortes qui s’imposent alors que nos gouvernants n’ont que des volontés faibles dépourvues de prestige.
Une révolution socialiste peut très bien triompher en France comme elle a triomphé d’une façon durable en Russie et d’une façon momentanée en Italie. Mais le régime socialiste ne saurait durer, parce que la doctrine se heurte à des barrières économiques contre lesquelles toutes les théories restent impuissantes.
La Russie en fait aujourd’hui l’expérience. Bien que le régime socialiste y soit théoriquement conservé, les gouvernants se voient forcés de renoncer progressivement à son application. L’expérience leur a prouvé, en effet, que sous le régime communiste, le salaire de l’ouvrier était beaucoup moins élevé que sous l’ancien régime capitaliste.
La cause de cette différence est très simple. La Russie, comme d’ailleurs la plupart des peuples de l’univers, ne peut vivre qu’en achetant au dehors les produits que son sol ne fournit pas. Elle les paie, naturellement, avec ses marchandises ; mais, pour que ces dernières puissent servir de monnaie d’échange, il faut que leur prix de vente sur les marchés étrangers ne soit pas supérieur au prix des concurrents. Or, l’expérience a toujours prouvé, et elle vient de le démontrer une fois encore, en Russie, que les produits fabriqués par l’industrie étatisée reviennent beaucoup plus cher que ceux de l’industrie privée.
Suivant la pure doctrine communiste, l’État s’est emparé, en Russie, de la fabrication de tous les produits ; mais leur prix de revient est trop élevé pour donner aucun bénéfice.
« La Russie, écrit M. Max Hoschiller, ne produit plus à bon marché : le niveau moyen de ses prix intérieurs dépasse de vingt-cinq pour cent celui du marché international. Lorsque certains produits se présentent dans des conditions de prix avantageuses, comme les céréales par exemple, les frais qu’occasionne l’appareil bureaucratique de l’État sont tellement élevés qu’elle exporte à perte. »
Nous voyons par ce nouvel exemple à quel point les nécessités économiques qui mènent le monde l’emportent sur les rêveries des illuminés qui voudraient le réformer à leur gré.
Le communisme a réalisé en Russie le rêve jacobin : « Toutes les libertés, y compris celle d’opinion, sont immédiatement supprimées. Le gouvernement seul a le droit de penser et d’agir. »
En échange d’un pareil esclavage, l’ouvrier est-il plus heureux qu’en régime capitaliste ? Aucune des personnes ayant visité la Russie n’a encore répondu par l’affirmative. Ce serait donc pour aboutir à l’esclavage complet du travailleur, et nullement à son émancipation, que serait entreprise l’effroyable guerre civile rêvée par les communistes dans l’espoir de défaire la bourgeoisie à laquelle sont dues, avec tous les progrès de la civilisation, les améliorations sociales dont la classe ouvrière profite.
Le militarisme ou le fascisme semblent les inévitables conséquences du communisme. Ces régimes ne comportent aucune liberté ; mais, alors que le communisme appartient à la série des forces destructives, le fascisme et le militarisme font partie des forces constructives.
On connaît la légende de l’apprenti sorcier qui, possédant la formule magique capable de faire jaillir l’eau du sol, mais ignorant celle pouvant l’arrêter, fut submergé par le torrent qu’il avait fait surgir.
Nos imprudents radicaux pourraient bien être victimes, eux aussi, de la force destructrice des communistes, qu’ils soutinrent souvent dans les périodes électorales. Un des grands chefs du radicalisme assurait ne pas connaître d’ennemis à gauche. C’était pourtant à gauche que grandissaient les futurs destructeurs de son parti. Suivant une loi constante de l’Histoire, les mouvements révolutionnaires non réprimés à leurs débuts s’accélèrent rapidement et finissent par acquérir une irrésistible puissance.
Nous avons souvent eu occasion de revenir sur cette notion fondamentale que les institutions, les religions, les langues et les arts ne passent jamais d’un peuple à un autre sans se transformer. Les radicaux ont mis longtemps à comprendre cette vérité, contraire d’ailleurs aux fondements mêmes de leur doctrine. Quelques-uns, cependant, deviennent plus clairvoyants. C’est ainsi que le ministre cité plus haut a très bien vu que le marxisme allemand transporté en Russie y a subi de profonds changements.
« Le communisme actuel, dit-il, a puissamment incorporé à la substance primitive du matérialisme marxiste le double alliage de ces deux éléments nouveaux : le messianisme russe et les ambitions propres de la politique russe… Le communisme actuel porte la double empreinte de la pathologie et de l’impérialisme russe. A la première, il emprunte une idée mystique de rénovation du monde par la destruction de l’esprit de l’Occident. A la seconde, il emprunte les ambitions immuables et les vieilles méthodes d’expansion de la politique russe contre les intérêts ou les influences politiques du même Occident. »
Diverses élections ont montré la puissance du communisme sur l’âme populaire. La propagande entreprise contre la société moderne par les adeptes du bolchevisme russe est, comme je l’ai rappelé dans un précédent ouvrage[5], une croisade comparable à la propagande islamique au temps de Mahomet et aux grandes croisades religieuses qui précipitèrent l’Occident sur l’Orient au moyen âge.
[5] Psychologie des Temps Nouveaux (12e édition).
Il ne faudrait pas supposer, cependant, que les votes récents accordés aux candidats du parti communiste proviennent toujours de véritables convaincus. Ils sont émis surtout par l’immense armée des mécontents dont les perturbations sociales issues de la guerre accroissent chaque jour le nombre. Ces mécontents votent pour les disciples de Lénine comme ils votaient, jadis, pour Napoléon III ou le général Boulanger. Aucun argument rationnel ne guide leurs votes.
Les causes de mécontentement des électeurs ne sont pas uniquement d’ordre matériel. Sans doute, comme le disait à la Chambre le chef du parti communiste, il existe aujourd’hui, dans beaucoup de pays, une antipathie profonde entre la bourgeoisie et la classe ouvrière ; mais l’orateur aurait pu ajouter aussi que la même antipathie s’observe entre les diverses classes de la bourgeoisie.
Cette antipathie tient-elle, comme l’affirme le chef communiste, à ce que la classe ouvrière serait écrasée et exploitée par la bourgeoisie ? En réalité, le motif est plus apparent que réel. Beaucoup d’ouvriers sont assez instruits pour savoir que les gros bénéfices industriels proviennent de la longue addition de sommes infimes perçues sur chacun d’eux et dont la distribution totale aux travailleurs augmenterait d’une insignifiante façon leurs salaires. Le communisme s’est d’ailleurs répandu dans des classes, très convenablement rétribuées, comme celle des instituteurs.
Si les différences de salaires ne suffisent pas à expliquer les motifs de l’antipathie constatée entre les diverses classes de la population, quelles en sont les vraies causes ?
Ici, nous entrons dans l’immense domaine dit des « impondérables », terme fort impropre d’ailleurs, car ces impondérables possèdent un poids immense. Ils ont contribué à bouleverser le monde et continuent à le bouleverser encore.
C’est dans l’action de ces impondérables et non dans les mobiles généralement invoqués qu’il faut chercher les causes profondes des divisions qui s’accentuent entre les diverses couches de la société française.
Sans prétendre déterminer toutes les causes de ce phénomène, nous nous bornerons à constater que la France est divisée en classes nombreuses extrêmement distinctes, ne se connaissant pas, se tolérant à peine et où les individus privilégiés par leurs titres, leur fortune, leurs emplois, etc., professent pour les autres un dédaigneux mépris. Les victimes de ce sentiment en éprouvent de vives blessures d’amour-propre. Or, les blessures de cette nature jouèrent un rôle considérable dans la genèse de beaucoup de révolutions, — la Révolution française, notamment.
De nos jours, les privilèges de la naissance ont été remplacés par des privilèges résultant de concours, mais la nouvelle féodalité issue de ces concours est parfois plus orgueilleuse et plus exigeante encore que l’ancienne féodalité, issue de la naissance et moins facilement tolérée.
Le régime des castes n’a été détruit qu’en apparence par la Révolution française. Il suffit de vivre dans une petite ville de province pour y constater la persistance de ce régime avec les rivalités et les inimitiés qu’il entraîne. Son influence en politique, aux périodes électorales surtout, est considérable.
La force immense des États-Unis est de n’être pas divisés en classes. Ouvriers et patrons ont à peu près le même costume, le même genre de vie et, malgré la différence de situation, se fréquentent comme le font en France les officiers, quel que soit leur grade.
Pour obtenir, au moyen de la dictature du prolétariat, l’égalité des conditions, le communisme veut d’abord détruire tous les éléments de la civilisation : industrie, armée, colonies, etc.
C’est aux détenteurs du pouvoir qu’il appartient de se défendre. Les moyens ne sont pas, d’ailleurs, nombreux. Le plus fondamental est d’exiger le respect des lois et d’empêcher énergiquement la propagande antimilitariste répandue dans l’armée par plus de vingt journaux communistes. Aucun gouvernement ne saurait subsister sans l’appui d’une armée.
Quant à la lutte entre les classes, elle ne peut être supprimée que par des réformes analogues à celles résumées dans un autre chapitre et qui ont fait de l’ouvrier américain l’associé du patron. L’Amérique se trouve ainsi le pays de l’égalité réelle, alors que la France est le pays des inégalités profondes dissimulées sous des formules d’égalité apparente. Les révolutions déplaceront peut-être ces inégalités, mais ne les détruiront pas, car le besoin d’inégalités fait partie, chez certains peuples, d’un héritage ancestral que les révolutions n’atteignent pas.