L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
LIVRE VII
LA SITUATION FINANCIÈRE DU MONDE
CHAPITRE PREMIER
L’APPAUVRISSEMENT DE L’EUROPE
ET L’HÉGÉMONIE FINANCIÈRE DE L’AMÉRIQUE
Parmi les diverses conséquences de la guerre, une des plus manifestes est l’appauvrissement de l’Europe. Les réserves accumulées par les patients efforts de plusieurs générations sont épuisées et la difficulté de les renouveler grandit chaque jour.
Cet appauvrissement s’observe dans tous les pays de l’Europe, y compris ceux considérés comme les plus prospères, — l’Angleterre, notamment.
La France semble dans une situation meilleure, mais sa prospérité apparente tient à ce que, depuis la guerre, elle a vécu d’emprunts successifs remboursés à leur échéance avec d’autres emprunts. Le paiement des intérêts de ces emprunts absorbe annuellement une vingtaine de milliards, soit la moitié du budget.
Si le chômage qui pèse sur une grande partie de l’Europe ne s’est pas manifesté encore en France, c’est surtout parce que la restauration des régions libérées a permis de donner du travail à une foule d’ouvriers payés avec les emprunts et l’inflation.
Mais ces opérations devaient fatalement avoir un terme. La France finit par ne plus trouver à emprunter et fut obligée de renoncer à l’inflation, qui accroissait considérablement le prix de la vie en réduisant chaque jour le pouvoir d’achat de la monnaie.
En résumé, comme le disait un ministre des Finances à la tribune, les Français ont perdu les quatre cinquièmes de leur fortune.
Resté inaperçu pendant la période de richesse apparente créée par les emprunts et l’inflation, l’appauvrissement finit par devenir visible à tous les yeux.
Il faut remarquer, cependant, que les pertes financières n’ont pas sévi sur toutes les classes. Si quelques-unes furent ruinées, d’autres s’enrichirent. C’est ainsi que les anciens rentiers ont été très appauvris tandis que les paysans et les commerçants voyaient, au contraire, leurs ressources s’élever considérablement.
En dehors des causes d’appauvrissement résultant des ravages de la guerre et qui sont spéciales à un petit nombre de pays, tels que la France, il en est d’autres, tout à fait générales, qui menacent l’Europe entière et augmentent chaque jour.
Elles sont constituées par l’indépendance industrielle croissante des pays asiatiques : colonies, pays de protectorat, etc.
Jadis, ces pays se bornaient à fournir les matières premières que manufacturait l’Europe.
« Si l’Amérique, disait Pitt, s’avisait de fabriquer un bas ou un clou de fer à cheval, je voudrais lui faire sentir tout le poids de la puissance de l’Angleterre. »
La petite colonie, que menaçait Pitt, est devenue la rivale redoutée de l’Empire Britannique, et les autres colonies, telles que le Canada et l’Australie, sont, aujourd’hui, des pays à peu près indépendants de l’Angleterre. Elle l’a douloureusement reconnu, nous l’avons vu, dans une conférence avec les représentants des Dominions récemment tenue à Londres.
La plupart des pays d’outre-mer rejettent de plus en plus le joug économique de l’Europe. Au lieu de se borner comme jadis à exporter des matières premières, ils fabriquent des produits expédiés à leur gré dans le monde.
L’univers asiatique est devenu le rival de l’Europe et, comme le travail y est exécuté à bien meilleur marché, sa concurrence devient redoutable.
Ce phénomène, dont j’avais autrefois, dans un livre sur l’Inde, prédit l’apparition certaine, se manifeste avec force aujourd’hui. Les pays encore soumis à l’Angleterre, tels que l’Inde, aspirent de plus en plus à l’indépendance.
« L’Inde, qui, en 1910, importait environ vingt mille tonnes de fonte, en a exporté, en 1923, deux cent mille, écrit L’Illustration Économique. Le déclin du vieux continent s’accompagne de l’ascension des pays neufs. La guerre a habitué les nouveaux mondes à se passer de l’Europe. Ils ont vu tous les avantages de la nouvelle situation et se refusent à retourner sous le joug. Le XIXe siècle a vu l’Europe proclamer l’abolition de l’esclavage. Le XXe voit se libérer économiquement les peuples d’outre-mer, qui veulent, à leur tour, nous assujettir. »
Cette concurrence de pays jadis tributaires de l’Europe, et qui travaillent à bien meilleur compte, aura de multiples conséquences.
Une des plus importantes sera l’apparition d’une loi économique nouvelle régissant la valeur des salaires et qu’on peut formuler ainsi : le taux des salaires ne sera bientôt plus fixé ni par la volonté des ouvriers ni par celle des patrons, mais uniquement par les prix de vente mondiaux des marchandises.
Il a fallu une grève de six mois et une perte évaluée à quatre cents millions de livres sterling, soit dix milliards de francs-or, pour incruster cette vérité économique nouvelle dans le cerveau des mineurs britanniques.
Un économiste anglais disait récemment, à ce propos :
« Sans son commerce et sans son industrie, l’Angleterre est condamnée à mourir de faim à bref délai. Or, il tombe sous le sens que les salaires, en Angleterre, sont beaucoup trop élevés pour nous permettre de supporter la concurrence mondiale. Nous subissons une hausse absurde, injustifiée des salaires, qui risque de nous réduire à la famine… Quand des ouvriers gagnent jusqu’à 150 p. 100 de plus qu’en 1915, on est fatalement battu sur tous les marchés par la marchandise du voisin. »
Parmi les causes de l’appauvrissement de l’Europe et des troubles politiques dont elle est le siège, il faut encore citer les exigences des États-Unis à l’égard des dettes contractées par les alliés pendant la guerre.
L’histoire des variations des sentiments de l’Europe pour l’Amérique est d’un grand intérêt psychologique. Au lendemain de la paix, l’Angleterre et la France éprouvaient des sentiments d’affectueuse sympathie à l’égard de l’Amérique et une antipathie intense pour l’Allemagne. On a dit avec raison « qu’aujourd’hui la France a des relations plus amicales avec l’Allemagne qu’avec l’Amérique ».
Cette variation des sentiments serait, comme l’écrivait le Neues Wiener Tageblatt, « une conséquence naturelle du fait que l’Europe entière a souffert de la guerre et que les États-Unis ont été les seuls à en tirer un gain énorme ».
Aujourd’hui, l’Europe semble tombée de plus en plus sous l’hégémonie financière des États-Unis, qui réclament âprement l’argent prêté pour une guerre dont ils furent seuls à profiter. Personne n’ignore maintenant que les Américains songeaient uniquement à leur propre intérêt en venant au secours des alliés. Voyant leurs navires torpillés par l’Allemagne, qui voulait empêcher la vente de marchandises aux alliés, ils sont entrés dans la guerre pour se défendre.
Les Américains ne constatent pas sans regret les sentiments qu’ils inspirent aujourd’hui. Voici comment s’exprimait, à ce sujet, La Nation, de New-York :
« Nous nous enfonçons de plus en plus dans les difficultés, toujours froissant les sentiments. Nous nous trouvons de plus en plus en position d’autocrate du monde de la finance. Le président des États-Unis est malheureusement en présence d’une attitude presque unanime qui appuie les réclamations jusqu’au dernier sou contre nos anciens alliés. L’idée que des nations vont continuer à nous verser de l’argent pendant soixante-deux ans pour une guerre qui s’est terminée en 1918 est absolument déraisonnable. Tous les banquiers américains le savent parfaitement, mais ils profitent d’une situation qui leur permet de prêter aux États européens de l’argent à 7 et 8 p. 100 qui, autrement, dormirait improductif dans leur caisse. »
Cette opinion n’est pas isolée. La revue American Review of Review de décembre 1926, s’exprime comme il suit :
« Si cet état de choses se prolonge il arrivera un jour où nous devrons posséder tout ce qui, en Europe, a quelque valeur. Nous détiendrons des hypothèques énormes sur les budgets nationaux de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Belgique et de la Pologne. De toute nécessité, la vie économique de ces pays devra converger sur les versements à faire aux Américains, et grâce à ces versements nous aurons de nouveaux moyens d’accentuer notre emprise sur les diverses nations européennes. Il est clair que l’on ne laisserait pas les choses arriver à ce point. L’Europe répudierait ses dettes ou entrerait en guerre.
L’Europe est aujourd’hui trop pauvre et trop faible, et elle a trop conscience de cette pauvreté et de cette faiblesse, pour songer même en rêve à entrer en guerre contre les États-Unis. Mais la haine d’où naît la guerre est là, tout entière. L’aigreur, la colère, le sentiment de l’injustice, l’impression d’une menace d’exploitation pour le présent et pour l’avenir sont tous éléments nettement existants. La conviction que nous avons profité des malheurs récents de l’Europe pour nous faire donner des hypothèques et que nous profitons de sa détresse actuelle pour étendre ces hypothèques à l’infini, est une conviction déjà établie largement, et en voie de se développer sans arrêt. »
L’avenir montrera sûrement qu’en pressurant l’Europe pour lui arracher le peu d’or qu’elle possède encore, l’Amérique n’a pas réalisé du tout une fructueuse opération.
Pendant que le nouveau monde, par suite des fatalités de l’évolution moderne, devient de plus en plus hostile au vieux continent, ce dernier lutte péniblement pour tâcher d’unir les divers peuples de l’Europe et aplanir les dissensions qui les séparent.
On sait que les stipulations du traité de Versailles inspirées par le président Wilson ont complètement bouleversé la structure de l’Europe. La Pologne, séparée de la Russie, a été constituée en république ; l’antique monarchie autrichienne découpée en fragments : Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Hongrie, etc.
L’application du principe des nationalités a porté au paroxysme les nationalismes endormis. Les Balkaniques sont tout prêts à recommencer les luttes séculières qui ont coûté si cher à l’Europe. L’Autriche, ruinée par son isolement, demande son annexion à l’Allemagne ; l’Italie veut s’agrandir dans la Méditerranée aux dépens de ses voisins. Des causes de conflit grandissent partout.
Aveuglés par des haines séculaires, les peuples européens n’arrivent pas à s’entendre et dépensent en armements coûteux les derniers vestiges de leur ancienne richesse. Les partis politiques se disputent avec fureur pour réaliser leurs chimères ; la jalousie, l’envie et la haine dominent l’Europe d’aujourd’hui. Comment réaliser des progrès avec la persistance de tels sentiments ?
Les États européens n’échapperont pourtant à la ruine qui les menace qu’en arrivant à s’unir industriellement et commercialement pour fonder le bloc européen dont un homme d’État illustre ébaucha à Locarno les contours. Prospérer en s’unissant ou périr dans les dissensions : tel est le dilemme qui se pose aujourd’hui.