L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE III
COMMENT L’AMÉRIQUE A RÉSOLU LE PROBLÈME
DE LA LUTTE DES CLASSES
L’Histoire se compose surtout du récit des conflits entre peuples et des luttes entre les diverses classes d’un même peuple.
Les conflits entre peuples eurent, parfois, des résultats utiles. C’est par les armes que Rome établit sa civilisation dans le monde et finit par imposer une paix universelle.
Mais si les guerres entre peuples eurent parfois des résultats heureux, celles entre les classes d’un même peuple n’engendrèrent que des désastres et la fin de plusieurs civilisations. Ce sont les dissensions entre classes, nous venons de le voir à l’instant, qui conduisirent la Grèce à la servitude et condamnèrent la république romaine à subir le joug des empereurs.
De nos jours, les guerres entre classes furent également l’origine de lourds désastres. Les luttes sociales de 1848 amenèrent la dictature impériale qui se termina par Sedan.
Des événements plus récents encore ont montré les conséquences des luttes de classes. Elles provoquèrent la décadence de la Russie et le massacre des intellectuels auxquels ce vaste empire devait quelque apparence de civilisation.
L’Italie faillit subir un sort analogue. Elle n’échappa aux massacres et aux ruines qu’enfantent toujours les luttes de classes que par l’énergique intervention d’un dictateur. On sait aussi que ce fut seulement l’influence d’un chef de gouvernement provisoirement doué de pouvoirs dictatoriaux qui sauva la France d’une faillite financière résultant des menaces de luttes de classes dues au pouvoir croissant des socialistes.
Donc, à tous les âges, chez tous les peuples, sous toutes les latitudes, hier comme aujourd’hui, des luttes de classes déterminent fatalement la ruine des peuples qui en sont victimes. Il faut donc considérer comme grands bienfaiteurs de l’humanité les hommes découvrant les moyens sûrs d’éviter de telles luttes.
Une des premières tentatives réalisées pour établir l’union entre les classes sociales est due au Christianisme. Ne pouvant supprimer les différences résultant d’inégalités héréditaires, il promit aux fidèles son paradis futur où tous les hommes seraient égaux.
Cette bienfaisante chimère donna, pendant des siècles, des espérances empêchant les hommes de trop souffrir des inégalités dont ils étaient victimes. Alors même que le Dieu des chrétiens irait rejoindre des divinités du monde antique dans le vaste panthéon où reposent les dieux morts, il faudrait toujours saluer avec respect la grande ombre qui voila aux hommes, pendant de longs siècles, les duretés du sort.
Mais l’heure a sonné où les croyances religieuses ont perdu leur pouvoir pacificateur sur les âmes. Il fallait donc découvrir d’autres moyens pour effacer les inégalités que les peuples modernes ne supportaient plus.
L’union des classes de situations diverses semblant impossible aux socialistes, ils proclamaient la nécessité d’une lutte entre ces classes. Leur but final n’était pas, d’ailleurs, d’établir une égalité générale mais de soumettre, comme ils y réussirent en Russie, les classes supérieures aux classes inférieures. La formule « dictature du prolétariat » résume bien cette conception. Contre de telles menaces l’Europe civilisée cherche à se défendre aujourd’hui.
Ce grand problème de l’union des classes, considéré comme insoluble par des moyens pacifiques, a cependant été résolu de la plus brillante façon aux États-Unis, grâce à l’application de certains principes économiques et psychologiques.
Sous leur influence, l’ouvrier est devenu l’associé et l’ami du patron, et se trouve, on ne saurait trop le rappeler, dans une situation supérieure à celle de la plupart des bourgeois européens.
Le succès obtenu par les Américains est d’autant plus remarquable qu’eux aussi ont dû, comme en Europe, subir des conflits de classes. Sans doute, le socialisme étatiste n’a jamais pu influencer les ouvriers américains, qui le considèrent comme une forme d’esclavage acceptable seulement par des mentalités inférieures ; mais le syndicalisme, très puissant pendant longtemps aux États-Unis, y fut l’origine de sérieux conflits entre ouvriers et patrons avant l’union établie aujourd’hui.
L’association de classes que la mentalité et les intérêts semblaient devoir toujours séparer, a eu pour auteurs des industriels éminents, doués d’une sagacité économique et psychologique fort remarquable.
La fusion des classes obtenue par eux a été constatée dans beaucoup de publications, et tout récemment encore, par une délégation d’ouvriers anglais envoyée en Amérique par le Daily Mail.
Les rapports de ces délégués ont été traduits par la Société d’Encouragement pour l’Industrie ; ils sont précédés d’un résumé de M. de Fréminville où est montré à quel point sont devenues cordiales les relations entre ouvriers et patrons.
« La prospérité actuelle de l’industrie des États-Unis, écrit cet auteur, résulte, dans une grande mesure, de relations entre patrons et ouvriers absolument différentes de celles qui existent dans les usines de la Grande-Bretagne. Ces relations reposent, du reste, sur une conception entièrement nouvelle des intérêts du patron et de l’ouvrier. »
En Amérique, patrons et employés sont des associés ; en Angleterre et en France, des ennemis. Cette brève formule condense leur histoire.
La principale cause de la situation actuelle de l’industrie américaine tient, en grande partie, à l’application de divers principes fondamentaux dus au grand industriel Taylor.
« Avant lui, on se trouvait en présence de conceptions économiques contradictoires. Les uns croyaient que le chômage, et par conséquent la misère que l’ouvrier avait dû subir périodiquement, ne pouvait être évité qu’en limitant la production. A ces assertions, Taylor et son école opposaient que le plus bas prix de revient est parfaitement compatible avec le salaire le plus élevé ; le haut salaire de l’ouvrier, augmentant sa puissance d’achat, crée pour l’industrie un marché énorme, en face duquel la surproduction n’est pas à craindre.
« Un état de choses nouveau succéda bientôt à celui que Taylor rencontrait en prenant contact avec l’industrie. Les patrons comprirent très vite qu’une production infiniment supérieure à celle d’autrefois était possible, mais qu’il fallait, pour l’obtenir, organiser le travail dans ses moindres détails, éviter à l’ouvrier toute fatigue inutile, le payer largement afin de l’intéresser à l’application de toutes les mesures de nature à augmenter sa production. L’ouvrier devait être traité en collaborateur, en associé ; il fallait tout faire pour améliorer ses conditions d’existence.
« L’ouvrier s’est facilement prêté à l’emploi des nouvelles méthodes. Les syndicats eux-mêmes, renonçant aux luttes antérieures, se sont laissé entraîner dans le mouvement général.
« Suivant la nouvelle école, l’ensemble des ouvriers constituerait l’énorme majorité des consommateurs, le marché même de l’industrie. Ce marché est d’autant meilleur que la puissance d’achat de l’ouvrier est plus grande, c’est-à-dire que les salaires sont plus élevés, et que les produits de l’industrie peuvent être offerts à des prix plus bas. »
Tous les délégués anglais qui ont constaté les résultats des méthodes américaines venaient d’un pays en proie à une crise industrielle d’une gravité exceptionnelle, dont les anciennes formules de la lutte des classes, du contrat collectif, des démarcations jalouses entre ouvriers et patrons, de la restriction de la production, n’avaient pu donner la solution.
Ce qui précède montre nettement que la mentalité des ouvriers américains est devenue fort différente de celle des travailleurs anglais et français, en lutte constante avec le patronat. M. A. de Tarlé a très bien montré dans les lignes suivantes les formes de ce conflit en Angleterre :
« Même lorsque les meneurs des Trade’s unions permettent aux ouvriers de travailler, ils restreignent leur travail de telle sorte qu’il en résulte les plus graves inconvénients. Par exemple, un navire est retenu au port 24 heures de plus qu’il ne faudrait, parce que à la fin de la journée il reste quelques rivets à poser, et que les ouvriers refusent de travailler les quelques minutes nécessaires pour achever la réparation. « Les mécaniciens travaillant aux pièces ne doivent fixer que 300 à 360 rivets dans la même journée. Aux États-Unis, ils en fixent 700. Un ouvrier anglais ne peut pas travailler aux pièces sans y être autorisé par son syndicat. La plupart des usines sont fermées aux ouvriers non syndiqués. Les Américains estiment que ce système est un crime économique dont pâtit le consommateur, car il empêche l’industrie britannique de soutenir la concurrence étrangère. »
Le rapporteur qui résume les dépositions des ouvriers anglais pose les questions suivantes :
« Les salaires élevés, aujourd’hui de règle aux États-Unis, sont-ils la cause de la prospérité actuelle ou son effet ? La production élevée a-t-elle succédé aux salaires élevés, ou vice versa ? »
Ces questions ont été posées à toutes les personnes compétentes. L’opinion générale était nettement que la politique des hauts salaires a précédé la production plus importante et plus économique et, par conséquent, la consommation et la prospérité plus grandes.
D’après les dernières statistiques le marché national consommerait 92 p. 100 des marchandises produites aux États-Unis. L’Amérique peut donc se passer aisément de l’Europe et n’a pas à craindre de surproduction, puisqu’elle consomme presque tout ce qu’elle produit.
Ne pouvant rapporter ici toutes les intéressantes observations consignées dans les rapports des ouvriers anglais, j’en citerai seulement quelques-unes.
Suivant les enquêteurs, plus de 87 p. 100 de l’industrie des États-Unis sont entre les mains des grandes Compagnies. Le capitalisme, si redouté des socialistes européens, est un des principaux éléments de succès de l’industrie américaine. Les enquêteurs ont constaté que les grosses usines, exigeant naturellement d’importants capitaux, sont bien plus avantageuses pour les ouvriers que les petites.
Le problème de la participation aux bénéfices a été résolu de la plus simple façon, en Amérique. Les chefs d’entreprise facilitent aux ouvriers l’achat d’actions de leurs usines.
C’est une méthode dont j’avais signalé l’importance il y a fort longtemps.
Le système du travail aux pièces est peu pratiqué aux États-Unis. Les salaires sont rarement au-dessous de dix livres par semaine (environ douze cents francs de notre monnaie actuelle ou soixante mille francs par an).
L’ouvrier américain touche, généralement, une pension quand il est trop âgé pour travailler. Des assurances mettent sa famille à l’abri, en cas d’accident.
L’amélioration du confort de l’ouvrier américain est l’objet de méticuleuses recherches. L’expérience a prouvé que de telles améliorations sont aussi profitables au patron qu’à l’ouvrier. C’est ainsi qu’il a été constaté qu’en munissant les tabourets de dossiers, l’ouvrier était moins fatigué et son rendement sensiblement accru.
Association entre patrons et employés, hauts salaires, soins constants donnés aux ouvriers, perfectionnements de l’outillage : telles sont les causes principales de la prospérité industrielle des États-Unis. Elle devient chaque jour supérieure à l’industrie européenne, rongée par la lutte des classes et les illusions socialistes.
L’association amicale entre patrons et ouvriers est l’application d’un principe psychologique que connaissaient sûrement les hommes de la préhistoire, mais si fréquemment oublié qu’il faut le redécouvrir constamment.
Cet antique principe peut être formulé dans les termes suivants : l’intérêt individuel étant très supérieur à l’intérêt collectif, c’est toujours au premier qu’il faut s’adresser pour agir sur les hommes.
La charité, la fraternité, l’altruisme, sont des stimulants bien faibles auprès de l’intérêt personnel. Quand un chef d’usine américain donne à ses ouvriers des salaires leur permettant de se procurer les commodités les plus luxueuses de la vie, lorsque, suivant l’exemple rapporté plus haut, il se préoccupe de leur bien-être au point de faire mettre des dossiers aux anciens tabourets traditionnellement utilisés dans les ateliers, il n’est nullement poussé par un de ces besoins de philanthropie humanitaire que nos chefs d’usine aiment à manifester quelquefois. En améliorant le sort de l’ouvrier, le patron américain cherche simplement à améliorer son propre sort. Il sait que ces deux ordres d’amélioration sont solidaires. Cette élémentaire constatation a permis de mettre fin, en Amérique, à la lutte des classes dont les effets deviennent chaque jour plus menaçants en Europe.
Grâce à la perfection des méthodes d’organisation, l’ouvrier américain, avec un nombre d’heures de travail inférieur à celui de ses confrères français, fournit un rendement trois ou quatre fois supérieur, comme plusieurs ingénieurs européens l’ont déjà constaté. Il est donc naturel qu’à un rendement plus grand corresponde un salaire plus élevé.
En résolvant le problème de la lutte des classes, posé depuis des siècles, les industriels américains se sont révélés économistes habiles et psychologues plus habiles encore.
Les croyances à forme religieuse n’étant influençables ni par l’observation ni par l’expérience, un adepte de la religion socialiste ne saurait être impressionné par la comparaison entre l’état misérable des ouvriers russes, soumis au socialisme, et la situation heureuse des ouvriers américains, collaborateurs du capitalisme. Égalité dans la misère d’un côté, égalité dans l’aisance de l’autre.
Mais si les faits que résume la précédente étude ne peuvent influencer les socialistes, ils montreront aux chefs de nos grandes entreprises que la prospérité présente, et surtout future, de ces entreprises dépend beaucoup du bien-être des ouvriers. Privé de confortable à l’usine, et souvent aussi à son propre foyer, l’ouvrier européen va chercher au cabaret les moments heureux dont chaque être a besoin. Il s’y laisse facilement influencer par les promesses de paradis que lui font entrevoir les adeptes de la foi socialiste. A défaut de réalités fuyantes, elles donnent au moins l’illusion d’un futur bonheur.