L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE III
LES ILLUSIONS SUR LA VALEUR DES ARBITRAGES
Les opinions collectives formulées dans les diverses réunions de la Société des Nations sont encore trop vagues pour justifier les espoirs qui accompagnèrent la naissance de cette société. Ses comptes rendus sont cependant très intéressants car ils révèlent la pensée réelle des représentants de chaque pays.
Des discours prononcés à Genève, un des plus caractéristiques fut celui du chef du gouvernement anglais de cette époque, le socialiste Mac Donald. Il suffirait à montrer combien sont grandes parfois les illusions des gouvernants.
La thèse fondamentale du premier ministre britannique était que l’arbitrage suffirait à établir une paix certaine dans le monde.
Les esprits assez simples pour supposer qu’un arbitrage peut assurer la paix apprendraient dans un livre d’histoire quelconque avec quelle facilité un gouvernement qui souhaite une guerre trouve des prétextes pour la provoquer ou se la faire déclarer.
Inutile de remonter, pour trouver des exemples, jusqu’au roi de Prusse Frédéric II qui, lorsqu’il envahissait brusquement une province, — la Silésie, notamment, — laissait aux juristes à sa solde le soin de trouver ensuite des arguments justificatifs. Rappelons qu’en 1870, Bismarck n’eut qu’à changer quelques mots dans une dépêche anodine pour provoquer en France une explosion d’indignation tellement violente qu’elle obligea un gouvernement pacifique à déclarer la guerre. Cet unique mobile : une France assez armée pour se faire craindre, eût alors empêché Bismarck de risquer son aventure.
Croit-on davantage qu’un arbitrage eût empêché les Japonais de fonder leur puissance par une lutte avec la Russie ou les Turcs d’essayer de sauver leur empire par l’expulsion des Grecs de leur territoire ?
Il est donc bien probable, comme nous l’avons montré dans le précédent chapitre, que pendant longtemps la force armée restera le seul soutien efficace du droit et des ambitions transformées en droit.
Les ministres anglais eux-mêmes n’en ont probablement jamais douté puisqu’ils consacrent des sommes énormes à augmenter les flottes aérienne et maritime de l’Angleterre. Ce sont seulement les autres peuples — la France notamment — qui suivant eux devraient se contenter, comme arme défensive, d’arbitrages. Protégés de cette façon ils devraient désarmer !
Le discours du ministre anglais auquel je faisais allusion plus haut contenait d’ailleurs, à côté de conseils dangereux, des réflexions assez justes. En voici quelques-unes :
« Les partisans d’une politique superficielle s’imaginent qu’en mettant certaines phrases sur le papier, ils assureront des obligations et pourront dormir tranquilles. Il est insensé de s’en remettre à des apparences de sécurité et de se reposer sur le droit des nations à l’existence, de croire qu’il sera assuré par des papiers et par des pactes. Croyez-moi, jamais un papier ni un seul traité ne vous donneront la sécurité. Vous êtes les victimes d’une éternelle et dangereuse illusion. »
Persuadé que la paix peut être maintenue uniquement par un système d’arbitrages, M. Mac Donald formulait les prédictions suivantes :
« Je dis aux petites nations :
« Vous serez toutes écrasées dans une prochaine conflagration, si vous vous en remettez de votre sécurité à des apparences trompeuses qui n’existeront que sur le papier. Le seul moyen d’échapper à la catastrophe, c’est l’arbitrage. »
Le même ministre nous dit, ensuite, comment fonctionnerait suivant lui le tribunal d’arbitrage :
« La première épreuve à faire subir aux intéressés sera de leur demander :
« — Êtes-vous prêts à accepter l’arbitrage ?
« Et la deuxième sera de leur dire :
« — Expliquez-vous. Avez-vous peur de la lumière ou bien êtes-vous toujours les enfants des ténèbres ? »
Bien que l’ancien chef du gouvernement anglais ait été, comme son prédécesseur Lloyd George, un homme de grande piété, il doit lui être difficile de croire que les représentants des puissances prêtes à entrer en lutte puissent reculer devant la perspective d’être qualifiés d’« enfants des ténèbres ». L’intervention d’une flotte de cuirassés serait probablement beaucoup plus efficace.
Pendant que les orateurs de Genève prononçaient de philanthropiques harangues dans l’espoir d’élever des barrières devant les haines qui animent les peuples et les précipitent si souvent les uns contre les autres, l’évolution industrielle du monde continuait et tendait à créer cette solidarité d’intérêts dont j’ai, bien des fois, montré la supériorité sur les alliances.
Et c’est pourquoi, en dépit des obstacles issus des conséquences de la dernière guerre, on entrevoit le moment où, malgré les incompréhensions qui les divisent, Français et Allemands seront condamnés, par la force même des choses, à l’association de leurs intérêts. On en voit déjà de nombreux exemples. C’est ainsi que les métallurgistes lorrains ayant besoin du coke allemand, et les Allemands du minerai de fer français, ont été conduits à s’unir.
Il semblerait donc que, sous l’influence de ce destin mystérieux qui, suivant la sagesse antique, dominait les volontés des dieux et des hommes, la France soit, finalement, obligée d’associer ses intérêts à ceux de son héréditaire ennemie. C’est même cette association, comme l’a si bien compris M. Briand à Locarno, qui pourrait devenir une source de paix prolongée.
La conférence de Locarno ne fut pas caractérisée seulement par une association d’intérêts entre des peuples, mais surtout parce que le grand homme d’État français qui la dirigeait sut étayer les arguments de la logique rationnelle d’influences mystiques si puissantes sur l’âme des hommes.
Ce qui était notoirement irréalisable ne fut pas formulé à Locarno, et c’est pourquoi on y parla fort peu des grands projets de désarmement.
Plus d’une fois au cours des âges, les peuples ont vu se dresser devant les réalités le mur de leur incompréhension. Jamais, peut-être, ce mur ne fut si épais qu’aujourd’hui.
La cause de l’incompréhension actuelle et de l’anarchie qui en résulte tient surtout à ce que les maîtres des peuples prétendent résoudre par la logique rationnelle des problèmes dérivés d’influences affectives et mystiques, obéissant aux enchaînements de logiques spéciales que ne connaît pas la raison.
Et c’est justement pourquoi tous les arguments rationnels invoqués à Genève en faveur de la paix universelle eurent si peu d’action alors que ceux d’ordre mystique employés à Locarno provoquèrent de si importants résultats. En réalité, l’action utile de la société de Genève ne pourrait être que d’ordre mystique. Elle deviendrait alors un de ces grands conciles religieux où se fondent des croyances nouvelles capables, comme le bouddhisme, le christianisme et l’islamisme jadis, le socialisme et le communisme aujourd’hui, de se transformer en mobiles d’action dès qu’elles ont conquis les âmes[4].
[4] C’est ce qu’avait fort bien compris M. Aristide Briand lorsqu’il résolut de profiter de sa haute situation morale pour établir entre la France et l’Allemagne l’état mental qu’on a qualifié d’esprit de Locarno. Les difficultés colossales de cette tâche n’avaient pas échappé à l’éminent homme d’État. J’en eu la preuve dans la petite carte illustrée qu’il m’envoya de Locarno au début de son entreprise :
Locarno, 17 octobre 1925.
« Mon cher bon Docteur,
« Dans ce magnifique paysage, aux prises avec mes soucis, j’ai souvent pensé à vous et aux sarcasmes dont vous ne manquerez pas, dans un prochain déjeuner, de cribler ce que vous appellerez ma chimérique entreprise :
« Enfin le destin favorise quelquefois les fous.
« Toutes mes amitiés. A bientôt.
« Aristide Briand. »
C’est qu’en effet, malgré tous les progrès de la science, les illusions mystiques ont, je le répète encore, conservé le pouvoir dominateur qu’elles exercèrent toujours. Sous leur magique influence, le monde a plusieurs fois changé. Elles firent surgir le possible de l’impossible, édifièrent ou détruisirent des empires et transformèrent de grandes civilisations.