L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE II
LA SITUATION FINANCIÈRE DE LA FRANCE
Les philosophes de l’avenir diront sûrement qu’aucune époque de l’histoire ne fut plus fertile en illusions que la nôtre : illusions politiques, illusions sociales, illusions financières, pèsent sur l’âme des peuples depuis les débuts de la grande guerre. Elles ont aveuglé des esprits très clairvoyants. Et c’est pourquoi tant d’événements ont déjoué leurs prévisions.
L’âge des nouvelles illusions a commencé avec la guerre. Les Allemands en furent les premières victimes. Persuadés qu’une nation, supérieure par le nombre de ses soldats et la force de ses armements, était invincible, ils provoquèrent le conflit mondial et succombèrent devant des coalitions qu’ils ne prévoyaient pas.
La lutte terminée, les vainqueurs entrèrent à leur tour dans un cycle d’illusions qui devait provoquer bien des ruines.
La paix illusoire de Versailles fut, en effet, une des causes principales de la terrible situation financière où la France est aujourd’hui plongée.
Des esprits dégagés d’illusions auraient vu facilement que l’Allemagne ne pouvant pas payer en or les sommes immenses qui lui étaient réclamées, il fallait bien se résigner à se contenter des réparations proposées.
Remplacer l’or par des marchandises livrées pendant de nombreuses années aurait eu pour résultat de rendre l’Allemagne la plus grande nation exportatrice de l’univers. Devant l’afflux de ses marchandises, les usines françaises fabriquant des produits similaires eussent été réduites au chômage.
Obliger les Allemands à effectuer eux-mêmes les réparations des régions dévastées constituait donc la meilleure solution, mais, dans la persuasion que les vaincus finiraient par payer ces réparations, le Gouvernement français préféra s’en charger. Soixante-quinze milliards furent ainsi engloutis et finalement il fallut bien reconnaître que cette formidable dépense, qui devait si lourdement peser sur les finances de la France, ne serait jamais remboursée par l’Allemagne, puisque les sommes annuellement obtenues d’elle suffiraient à peine à payer les dettes de la France envers ses alliés.
Et c’est ainsi que la période de reconstruction qui suivit la guerre fut une ère de grandes dépenses et aussi de grandes erreurs. La formule magique : « l’Allemagne paiera », fit accepter toutes les prodigalités. Les ministres dépensaient sans compter.
Nulle barrière ne s’opposant à leur imprévoyance ils empruntèrent et quand la répétition des emprunts les rendit impossibles ils eurent recours à l’inflation.
Cette situation artificielle ne pouvait durer. Impuissante à équilibrer ses budgets, la France finit par perdre bientôt la confiance de l’étranger et sa monnaie fiduciaire, sans cesse multipliée, se déprécia de plus en plus. Elle en est arrivée à payer à l’étranger les marchandises nécessaires cinq à six fois plus cher que leur cours mondial. J’ai déjà rappelé que plus de la moitié de son budget est consacrée à payer les intérêts de ses emprunts.
Les causes réelles de la chute rapide du franc sur les marchés étrangers semblent avoir été assez mal comprises des ministres qui se sont succédé. Ils l’attribuaient aux influences les plus variées : spéculation, exportation des capitaux, etc., auxquelles ils tentaient de remédier par des mesures draconiennes. Les améliorations espérées furent d’ailleurs complètement nulles.
Désespéré de son impuissance, un des derniers ministres des Finances disait : « Je me heurte à des phénomènes inconnus. »
Les phénomènes inconnus auxquels se heurtèrent tant de ministres étaient, en réalité, très simples pour des esprits que les illusions n’aveuglaient pas.
On les déduit facilement du court exposé qui précède et on peut les résumer dans un petit nombre de propositions d’une élémentaire évidence.
1o Une nation s’appauvrit rapidement quand, d’une façon permanente, ses dépenses sont supérieures à ses recettes.
2o Tout ce qui entrave la capacité de production d’un pays : persécution des capitaux générateurs des grandes industries, interdiction aux ouvriers d’augmenter leurs heures de travail, etc., accélère la ruine.
3o Pour restaurer les finances d’un pays, il faut accroître sa production et son commerce puis réduire ses dépenses.
Les chiffres de notre dette sont considérables, quoique différents suivant les auteurs. Dans un discours prononcé en décembre 1926, M. Poincaré les évalue à 281 milliards, répartis comme il suit : 150 milliards de dettes perpétuelles, 37 milliards de dettes à court terme et 94 milliards de dette flottante. Au total de cette dette on devra bientôt joindre 21 milliards nécessaires à l’achèvement des réparations des régions libérées.
Il faudra probablement ajouter encore aux chiffres précédents 16 milliards 325 millions de francs-or dus à l’Angleterre et 23 milliards de francs-or aux États-Unis. Converties en billets de banque français, ces sommes représenteraient près de 200 milliards au cours actuel de 125 francs la livre.
Le total de toutes ces dettes atteindrait environ 500 milliards ; c’est à peu près le chiffre donné par le Journal de la Société de statistique de Paris du 19 mai 1926.
Les recettes annuelles produites par l’impôt se montent à 41 milliards, dont plus de la moitié (22 milliards 778 millions) sont consacrés à des dépenses obligatoires : service des rentes, pensions, etc. Voici, d’ailleurs, comment se répartit cette dernière somme : dette intérieure 12 milliards 906 millions, dette extérieure 4 milliards 778 millions, pensions civiles et militaires, 5 milliards 94 millions.
L’emprunt, et surtout l’inflation, ont été jusqu’ici les principales ressources utilisées pour faire face à nos formidables dépenses.
Le montant des billets de banque, qui atteignait déjà 39 milliards et demi en mai 1924, s’est élevé à 54 milliards en juillet 1926. A ce chiffre il faut ajouter 44 milliards de bons de la Défense nationale qui sont en réalité des billets de banque portant intérêts. Ces 100 milliards environ de billets sont garantis seulement par une réserve d’or et d’argent ne dépassant pas 4 milliards.
A mesure que s’accroissait le chiffre des billets sans garantie, la chute du franc s’accélérait, et son pouvoir d’achat diminuait, phénomène observé invariablement dans tous les pays ayant pratiqué l’inflation.
Aujourd’hui le pouvoir d’achat du franc est cinq fois moindre qu’avant la guerre ; ce qui veut dire, naturellement, que la vie est cinq fois plus chère.
La situation financière que nous venons de résumer a eu pour conséquence la ruine de plusieurs classes de la population française.
L’impôt sur le capital, qui obsède l’imagination des socialistes, s’est trouvé, en dehors de leur intervention, beaucoup plus élevé qu’ils n’auraient pu l’espérer. Un particulier possédant un capital de 100.000 francs de rentes françaises au moment de la guerre, a vu sa valeur réduite de moitié. Sans doute le revenu n’a pas diminué en apparence mais, comme le pouvoir d’achat du billet de banque ne représente que le cinquième au plus de sa valeur primitive, un revenu actuel de 5.000 francs équivaut à 1.000 francs seulement d’avant guerre.
De l’abaissement du pouvoir d’achat du franc, commerçants, agriculteurs et ouvriers n’ont, je l’ai montré plus haut, nullement souffert. Les premiers ont simplement élevé le prix de leurs marchandises ; les derniers, le taux de leurs salaires. Ces salaires ont même été accrus beaucoup plus que ne l’aurait justifié la baisse du franc.
En réalité l’ouvrier est notablement plus à son aise qu’avant la guerre. Paysans et commerçants se sont enrichis. Terres et fonds de commerce ont vu s’accroître de beaucoup, en effet, leur valeur.
Ce qui précède permet déjà de pressentir qu’à mesure que montaient vers l’aisance ou la richesse ouvriers, paysans et commerçants, l’ancienne bourgeoisie descendait lentement la pente conduisant à une gêne frisant la pauvreté.
Nous ne pouvons examiner en détail les moyens poursuivis pour remédier à l’appauvrissement de la France. Ceux indiqués sont généralement assez illusoires. On n’améliorera la situation actuelle, ni par les emprunts, ni par l’inflation, ni par la stabilisation artificielle des monnaies. Ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, un pays n’accroît sa richesse qu’en améliorant son agriculture et son industrie.
Sur ces deux éléments de la richesse nous étions dépassés depuis longtemps. M. Cayeux a montré, dans L’Ingénieur Français, à quel point, faute d’entente entre les industriels et de matériel convenable, nos industries dépérissaient tour à tour, à mesure que progressaient celles de l’Allemagne. Les progrès germaniques étaient tellement rapides qu’en 1913, pour ne citer qu’un exemple, elle nous vendait 50.200 tonnes de matériel électrique, contre 2.100 tonnes en 1907. « Les uns après les autres, les industriels baissaient pavillon devant l’importation d’outre-Rhin. »
Si les Allemands, au lieu d’une guerre militaire, se fussent bornés à une guerre économique, c’est nous, aujourd’hui, qui serions les vaincus.
Sans doute la guerre a fait réaliser quelques progrès, mais ils sont bien insuffisants encore.
Le but à poursuivre est d’arriver à rendre l’exportation supérieure aux importations. Seul cet excédent permettra un redressement financier.
C’est donc très justement que notre ministre des Finances, M. Raymond Poincaré, recommandait, dans un important discours, « d’intensifier sous toutes les formes la production métropolitaine et coloniale ».
« Il n’est pas, ajoutait-il, de réforme financière ni surtout de réforme monétaire durable, et il n’est point de stabilisation vraie, si la balance commerciale, ou tout au moins la balance des comptes, ne présente pas un excédent permanent. »
La nécessité d’accroître notre production nationale, celle de l’agriculture notamment, est malheureusement paralysée par une de ces aberrations démocratiques, d’où dérive souvent la décadence d’un pays. La terrible loi des 8 heures, qui a supprimé la liberté du travail en interdisant aux ouvriers d’augmenter leur production, a considérablement élevé les frais d’exploitation de beaucoup d’industries, les chemins de fer notamment.
C’est avec une inlassable vigueur, que d’imprévoyants ministres ont appliqué cette loi. Dans une séance de la Chambre des Députés, le Ministre du travail s’exprimait comme il suit :
« L’industrie est totalement réglementée, nous allons maintenant entreprendre la réglementation des autres professions : hôtels, restaurants, cafés, banques, assurances, salons de coiffure, pharmacies, etc… au total, sur 7.000.000 de travailleurs français pouvant être assujettis à la loi, il n’y a pas à l’heure actuelle 500.000 personnes qui y échappent et elles n’y échapperont pas longtemps. »
M. de Dion, sénateur de la Loire-Inférieure, a eu la curiosité de rechercher ce que coûtait à la France, l’application de cette désastreuse loi, conservée en théorie, mais rejetée en pratique depuis longtemps, par les Allemands.
Voici quelques-uns de ses calculs :
« Si les 6.500.000 travailleurs français soumis à la loi de 8 heures avaient le droit de travailler 10 heures, cela ferait annuellement 4.056.000.000 d’heures de travail. »
Fixant la valeur de l’heure à 2 francs, M. de Dion fait remarquer que : « les pertes de richesse économique sont de 8 milliards 112 millions de francs par année… L’auteur ajoute que les heures de travail ainsi perdues ont été faites : par 1.625.000 ouvriers étrangers, qui sont venus combler la défaillance légale de la main-d’œuvre française. Si l’ouvrier français avait travaillé 10 heures, une telle immigration ne se serait pas produite.
D’après les calculs du même auteur, « ces ouvriers étrangers enverraient, annuellement, dans leur pays, 1 milliard 625 millions de francs, économisés par eux. C’est, depuis six ans, près de dix milliards qui ont franchi la frontière. »
Cette importante exportation des capitaux a sûrement contribué à l’élévation du change, et à l’augmentation du coût de la vie qui en a été la suite. Les exemples qui précèdent, joints malheureusement à beaucoup d’autres, montrent que la France a été victime non pas seulement de ses dépenses, mais d’une accumulation d’erreurs politiques et financières.