L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE II
LES CONFLITS ENTRE L’INTELLIGENCE,
LE CAPITAL ET LE TRAVAIL
Le mécontentement général, dont les effets ont été étudiés plusieurs fois au cours de cet ouvrage, s’observe surtout dans la masse ouvrière bien que sa situation matérielle n’ait jamais été aussi satisfaisante qu’aujourd’hui. Les salaires, même en les ramenant à l’ancien étalon-or, ont considérablement augmenté.
Mais, à mesure que ces salaires s’élevaient, naissaient de nouvelles aspirations et de nouveaux besoins qui dépassèrent bientôt les moyens de les satisfaire. Par un phénomène déjà observé à la veille de la Révolution, la haine des classes inférieures à l’égard des classes supérieures s’est accrue en même temps que par leurs ressources, les premières se rapprochaient des secondes. On pourrait énoncer, comme une loi de philosophie politique que, dans la vie des peuples les grandes inégalités de situation sociale se tolèrent facilement alors que les inégalités légères ne se supportent pas.
Le besoin d’égalité et la haine de l’autorité sont devenus des caractéristiques de la mentalité populaire moderne. Le rêve de nombreux travailleurs est de s’emparer violemment des mines, des usines, des chemins de fer, etc., pour les administrer à leur profit. Les formules : la mine aux mineurs, les chemins de fer aux cheminots, etc., synthétisent parfaitement ces aspirations.
L’illusion des classes ouvrières est de croire qu’elles gagneraient quelque chose à cette transformation alors qu’elles y perdraient beaucoup.
Les productions industrielles modernes exigent, en effet, non seulement des capitaux mais surtout des capacités. Sans elles les industries les plus brillantes péricliteraient rapidement.
Le public entier profite des concentrations industrielles actuelles, dues à la combinaison des grands capitaux et des grandes capacités. Il est évident, par exemple, qu’un petit patron n’occupant qu’une dizaine d’ouvriers aura fatalement des prix de revient plus élevés que celui dont l’usine comprend un millier de travailleurs. Le petit patron est en effet obligé, pour vivre et payer ses frais généraux, de prélever une part importante sur le travail de chaque ouvrier, alors qu’un chef d’usine employant, je suppose, mille ouvriers, gagnerait soixante-quinze mille francs par an en se bornant à prélever journellement vingt-cinq centimes de bénéfice sur le travail de l’ouvrier payé cinquante francs par jour.
Réduire les prix de revient, comme le fait la grande industrie, dite capitaliste, c’est, en réalité, accroître l’aisance des ouvriers puisque, avec la même somme, ils peuvent acheter plus d’objets.
L’observation démontre que si le rôle du capital est important dans l’industrie moderne, celui de l’intelligence l’est plus encore. Seul, en effet, le capital intellectuel peut faire fructifier le capital matériel.
Aucune comparaison n’est possible entre la psychologie d’un chef d’entreprise et celle des ouvriers qu’il dirige. Travaillant à ses risques et périls, engageant de gros capitaux et oscillant sans cesse entre la richesse et la ruine, c’est-à-dire entre des sanctions personnelles très rigoureuses, le grand industriel exerce nécessairement, dans la civilisation moderne une action considérable.
« Si la petite île anglaise arrive à nourrir quarante-sept millions d’habitants dans un pays où ne pouvaient vivre, au temps de la reine Elisabeth, que cinq millions de personnes, elle ne le doit pas, comme, le fait observer l’Économiste Lysis, à ses travailleurs manuels, mais à ses chefs d’entreprise, à ses techniciens. »
Les socialistes essaient de persuader aux classes ouvrières qu’elles gagneraient beaucoup plus qu’aujourd’hui en s’emparant des mines, des usines et de tous les moyens de production pour en confier la gestion à l’État.
L’expérience a cependant prouvé, ainsi qu’on l’a souvent rappelé, que les usines administrées par des chefs non intéressés au succès des entreprises donnaient de pauvres résultats. Celles gérées par l’État — tabacs, allumettes, par exemple — fournissent des produits extrêmement coûteux. Celles administrées par des ouvriers — la verrerie de Carmaux, entre autres — donnent des résultats plus médiocres encore, même avec des ingénieurs intelligents mis à leur tête.
La faible valeur des gestions ouvrières est encore démontrée par l’histoire des coopératives de production, qui ont échoué presque partout, alors que les coopératives de consommation, qui vendent, mais ne produisent pas, réussissent généralement.
Des raisons psychologiques très simples expliquent ces échecs. Un directeur à traitement fixe, élu par les travailleurs, n’a ni l’indépendance d’action, ni le pouvoir, ni l’initiative, ni même l’intérêt nécessaire à la bonne marche d’une entreprise.
Un des grands problèmes modernes est la répartition équitable des bénéfices de la production entre les trois sources de cette production : intelligence, capital et travail.
Nombreux furent les essais effectués pour modifier cette répartition.
La solution du problème serait très simple, si les producteurs, participant aux bénéfices, participaient également aux pertes, comme les actionnaires de toutes les entreprises industrielles.
Mais ce que les ouvriers réclament, c’est de participer aux bénéfices et non aux pertes.
Les socialistes soutiennent que les bénéfices devraient revenir en totalité aux ouvriers ; or, comme nous le disions plus haut, il est évident que sans le capital, qui supporte seul l’installation des entreprises et les risques à courir, et sans l’intelligence, qui dirige, aucune production économique n’est possible.
Il est évident aussi que les grands industriels ont tout intérêt à faire participer l’ouvrier aux bénéfices, afin de l’intéresser à la bonne marche de l’entreprise et stimuler son activité. C’est ce qui se fait à peu près partout maintenant.
De nombreuses statistiques démontrent qu’aujourd’hui la part de l’ouvrier grandit constamment alors que celle du capital et de l’intelligence se restreint de plus en plus.
D’après les renseignements fournis par L’Illustration Économique, les bénéfices des entreprises minières se répartiraient de la façon suivante :
« 49 p. 100 à la main d’œuvre, 48,10 p. 100 à l’entretien et à la réfection de l’outillage, 2,90 p. 100 seulement au capital.
Supposons que ces 2,90 p. 100, versés comme rémunération du capital, soient répartis entre les ouvriers, le salaire de chacun s’en trouverait accru de bien peu. »
Examinant les bénéfices d’une des plus prospères usines du monde, celle d’Essen, qui occupait avant la guerre 439.000 ouvriers, recevant par an 870 millions de marks de salaires, le même auteur fait remarquer que la répartition entre les ouvriers de la totalité des sommes distribuées en dividende aux actionnaires n’eût procuré à chacun d’eux que 240 marks par an. L’abandon total des bénéfices aux ouvriers n’ajouterait donc qu’une somme infime à leur salaire.
Non seulement la répartition totale des bénéfices entre les ouvriers n’augmenterait que d’une façon insignifiante leurs salaires, mais en outre cette augmentation provisoire serait rapidement suivie d’une réduction considérable. Bientôt, en effet, la disparition de l’intelligence directrice entraînerait une diminution importante de la production des usines.
Les ouvriers et leurs meneurs se font donc de grandes illusions en supposant qu’une entreprise dirigée par eux, ou simplement sur la gestion de laquelle ils exerceraient un contrôle prépondérant, leur rapporterait plus de bénéfices qu’ils n’en touchent actuellement.
L’expérience et le raisonnement étant sans influence sur les convaincus, les illusions ouvrières restent indestructibles. Malgré toutes les démonstrations, les socialistes continuent à professer à l’égard du capital une haine intense qui, dans les pays où leur influence peut s’exercer, se manifeste par des lois vexatoires, désastreuses pour l’industrie.
Au cours d’une conversation relatée par Le Temps, un observateur autrichien faisait remarquer qu’à Vienne, la municipalité socialiste s’est appliquée par tous les moyens à supprimer peu à peu le capital, à tarir l’une après l’autre toutes les sources de l’énergie et de l’activité humaines : impôts extravagants sur les automobiles, dont le seul résultat a été d’anéantir cette industrie et de priver de travail de nombreux ouvriers ; impôts non moins extravagants sur la fabrication des objets de luxe qui faisait vivre Vienne et dont le prix, démesurément majoré par les taxes, les a rendus invendables à l’étranger, etc.
« Il faut, disait le même observateur, venir à Vienne pour se rendre compte des conséquences lamentables qu’entraîne l’application des doctrines socialistes. »
Un Américain, qui venait de visiter l’Europe, ajoute à ce propos :
« J’ai l’impression que, presque partout, les gouvernements font leur possible pour que ceux qui sont riches cessent bientôt de l’être et que ceux qui ne le sont pas n’aient aucune envie de le devenir. C’est ce dernier point surtout qui est grave. On s’efforce d’imposer à tous la même médiocrité paresseuse. »
« En Amérique, nous ne voyons aucun inconvénient à ce qu’il y ait beaucoup de riches, et le nombre de ceux qui le deviennent s’accroît de jour en jour. Et, cependant, il n’y a pas de pays au monde où les ouvriers touchent d’aussi gros salaires et soient aussi contents. »
Les socialistes se soucient peu de telles considérations. Leurs mesures vexatoires dérivent d’un idéal de basse envie qui ne peut se satisfaire qu’en appauvrissant les riches pour établir l’égalité dans la misère.
La lutte que nous voyons grandir, entre les classes, n’est pas nouvelle. Elle se manifesta bien des fois au cours des siècles et occasionna la chute de puissants empires. La Grèce antique, notamment, en fut victime. De la guerre du Péloponèse à la conquête romaine, l’histoire grecque n’est que le récit des luttes entre les classes fortunées et celles qui ne l’étaient pas. Aveuglés par les mêmes illusions que les socialistes modernes, les Grecs crurent, après avoir acquis l’égalité des droits politiques, pouvoir imposer au moyen de lois l’égalité des conditions. Le seul résultat obtenu fut une série de guerres civiles et de dévastations.
Avant ces dissensions intestines, les Grecs possédaient une civilisation que les peuples mirent bien des siècles à égaler. Des philosophes comme Socrate, Platon et Aristote, des artistes comme Praxitèle, des organisateurs comme Alexandre, illuminaient le monde de leur génie. Un siècle et demi après cette période, unique dans l’Histoire, les luttes sociales avaient conduit la Grèce à une si complète décadence que les Romains n’eurent aucune peine à la réduire en servitude. Les descendants des grands hommes, dont la gloire demeure si vivante encore, furent vendus comme esclaves sur les marchés de Rome. L’évolution des peuples change souvent, mais les lois psychologiques qui en orientent le cours restent invariables.