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L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités

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CHAPITRE VI
LES ANTINOMIES DE L’AGE MODERNE.
VISIONS D’AVENIR

Les périodes de désordre et d’anarchie dont est entrecoupée l’histoire des peuples aboutissent généralement à des phases momentanées de stabilisation. Les règnes d’Auguste dans l’antiquité, de Louis XIV dans les temps modernes sont des exemples de telles phases.

Des influences diverses, guerres sociales et proscriptions avant Auguste, guerres de religion et insurbordination de la noblesse avant Louis XIV, préparèrent ces périodes de provisoire fixité.

Les États-Unis représentent aujourd’hui une des rares parties du globe ayant atteint une certaine stabilité. L’Europe reste dans une phase de crises résultant d’antinomies si nombreuses et si fortes, que la période actuelle pourrait être qualifiée d’âge des antinomies. On se bornera à en énumérer quelques-unes.


La plus dangereuse, peut-être, est celle constatée dans les relations des peuples. L’évolution industrielle du monde a créé entre les nations une si étroite interdépendance économique qu’elles ne sauraient subsister les unes sans les autres.

Mais en même temps que la communauté d’intérêts rapprochait les hommes, la divergence de leurs héréditaires sentiments les séparait. Jamais les haines entre nations ne furent aussi intenses qu’aujourd’hui.

L’antinomie entre les conceptions politiques n’est pas moins profonde. D’antiques monarchies ont été remplacées par des gouvernements démocratiques. Les derniers souverains régnant encore ne gouvernent plus.

Mais à mesure que grandissait le pouvoir des parlements, grandissait aussi leur impuissance à bien gouverner. Cette impuissance devint telle dans divers pays qu’il fallut les remplacer, soit par des dictateurs comme en Italie et en Espagne, soit par des premiers ministres munis, comme en France et en Angleterre, de pouvoirs presque dictatoriaux.

Les peuples modernes semblent donc condamnés à choisir entre les deux termes de cette antinomie : subir des gouvernements collectifs impuissants ou accepter des dictatures personnelles avec tous leurs dangers.

Les aspirations pacifiques et les menaces de conflits entre peuples différents ou entre classes d’un même peuple constituent des antinomies aussi dangereuses que les précédentes.

Très dangereuse encore l’antinomie créée par les besoins croissants d’égalité et les inégalités issues des complications scientifiques et industrielles du monde moderne. Confusément sentie par l’immense armée des inadaptés, cette antinomie les conduit à vouloir ramener violemment à des formes inférieures les civilisations trop compliquées pour des cerveaux insuffisamment évolués.


Les antinomies qui viennent d’être énumérées ont pour cause principale l’opposition entre des réalités qui ne fléchissent pas et des illusions que la poursuite d’idéals nouveaux fait naître.

Les conséquences de ces conflits ne sauraient être déterminées encore. Il n’est pas de cerveau assez vaste pour prévoir l’avenir de l’Europe et de sa civilisation.

La simple énumération des bouleversements qui se sont succédé depuis la Révolution française suffirait à montrer la difficulté de telles prévisions.

Un esprit pénétrant aurait pu, à la rigueur, entrevoir l’ombre d’un Bonaparte derrière les violences de Robespierre et les désordres du Directoire, mais comment eût-il deviné la série de révolutions et d’événements divers qui se déroulèrent jusqu’à nos jours ? L’imprévisible domine l’Histoire.


Les destinées de l’Europe dépendront de la solution donnée à certains problèmes fondamentaux dont les plus importants sont les suivants :

1o La France et l’Angleterre pourront-elles éviter une nouvelle guerre avec l’Allemagne isolée ou associée à la Russie ? 2o L’Europe est-elle menacée d’un grand conflit avec l’Asie ? 3o Le monde occidental pourra-t-il se soustraire aux destructions socialistes ? 4o L’hégémonie économique du monde, que la guerre avait transférée de l’Allemagne à l’Angleterre, passera-t-elle de l’Europe à un autre continent ? 5o Les États européens en seront-ils réduits à devenir les vassaux économiques et financiers de l’Amérique ?

La solution de ces divers problèmes dépendra surtout de la prédominance, impossible à prévoir, de certains éléments de la vie mentale des peuples.

Les influences affective, mystique et rationnelle qui mènent les peuples agissent dans le même sens aux époques brillantes des civilisations. Une révolution est inévitable lorsqu’elles entrent en conflit.

De nos jours, ce sont les éléments rationnels qui semblent dominer ; mais cette domination ne s’observe, eu réalité, que dans les laboratoires et les usines. En dehors de leur enceinte, les impulsions mystiques et affectives restent prépondérantes. Elles s’opposent souvent aux influences rationnelles, et c’est là une des grandes causes du chaos où l’Europe est plongée.


Les conflits entre les influences mystiques affectives et rationnelles qui se disputent l’orientation du monde, se manifestent journellement dans toutes les sphères de la vie sociale, y compris celles des intérêts économiques. Et c’est pourquoi on peut se demander si les haines profondes divisant les peuples pèseront plus dans la balance de leurs destinées que les intérêts économiques capables de les rapprocher.

Si la logique rationnelle dirigeait le cours de l’Histoire, les hommes admettraient sans discussion qu’ils ont plus d’intérêt à s’associer qu’à se combattre ; mais les impulsions affectives et mystiques d’où la plupart de nos actions dérivent ont une force si grande que les intérêts rationnels les plus clairs s’évanouissent souvent devant elles. On eut une nouvelle preuve de cette impuissance quand la Chine entreprit d’expulser violemment les étrangers. Malgré la communauté évidente de leurs intérêts, les diverses nations ne réussirent que très difficilement à s’unir un peu pour se défendre.


La paix de l’Europe dépendra surtout des intentions pacifiques ou guerrières de l’empire germanique, c’est-à-dire de la prédominance que pourraient prendre sur les intérêts rationnels les besoins de revanche et de grandeur.

Si les influences rationnelles ne prédominent pas, une nouvelle guerre européenne est certaine dans un délai qui ne saurait être immédiat, parce que tous les peuples, y compris l’Allemagne, ont aujourd’hui un ardent besoin de paix, mais dans un délai moins long que celui qui a séparé la guerre de 1870 du dernier conflit.

Contrairement aux dangereuses illusions des rêveurs du désarmement, plus les grandes nations seront armées plus elles auront de chances d’éviter une nouvelle agression. On n’attaque pas les peuples suffisamment forts. Réduire les armées à une sorte de milice, comme le voulaient les socialistes avant 1914 et comme ils le veulent aujourd’hui encore, serait assurer la guerre.


Quelles idées se forment de l’avenir de l’Europe les hommes d’État qui dirigent ses destinées ? Leurs opinions semblent généralement dominées par la question de savoir si la paix pourra être maintenue et si l’Europe repoussera définitivement, comme y a réussi l’Italie, les influences socialistes.

« Si une guerre nouvelle se déchaînait en Europe, affirmait le premier ministre de l’empire britannique, M. Chamberlain, elle aurait pour conséquence la fin dernière des civilisations de l’Occident. » Les grandes capitales modernes : Londres, Paris, Rome, etc., qui illuminèrent le monde d’un si vif éclat, auraient le sort de Ninive, Babylone et des nombreuses cités antiques dont il ne subsiste que des ruines et des souvenirs.

Le même ministre considère qu’en dehors des guerres, « la propagation du socialisme est le grand danger menaçant l’Europe ».

Les hommes d’État français un peu clairvoyants semblent aussi pessimistes :

« … L’idée d’égalité, écrit un ancien ministre, M. Bérard, est profondément incorporée à nos idées et à nos mœurs… Égalité dans le demi-savoir, voilà pour l’ordre intellectuel ; égalité dans la misère, voilà pour l’ordre économique, en attendant l’excès suprême, qui serait de détruire ce que l’on ne peut pas avoir. »

Une des grandes forces des États-Unis est d’être entièrement libérés des influences socialistes qui rongent l’Europe et la menacent d’un retour à la barbarie.

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