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L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités

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CHAPITRE V
LES MENACES DE CONFLITS ASIATIQUES

Pondant que se multiplient en Europe congrès et conférences destinés à rendre la paix moins précaire, des dangers plus graves, peut-être, que les menaces de guerres européennes, grandissent en Orient.

Notre petite planète est habitée, on le sait, par 1700 millions d’hommes, sur lesquels 500 millions de blancs exploitent plus ou moins à leur profit, depuis des siècles, 1200 millions d’hommes de couleur : nègres, jaunes, etc., considérés comme des races inférieures.

Aujourd’hui, ces populations, si longtemps demi-asservies, prétendent repousser leurs anciens maîtres. L’Inde et d’autres colonies réclament l’indépendance. L’Égypte, qui tient la route de l’Inde par le canal de Suez, la réclame également. La Chine ne veut plus subir l’influence étrangère.


L’hégémonie de l’Europe sur l’Orient se trouve d’autant plus ébranlée que la solidarité européenne qui maintenait cette hégémonie s’est désagrégée. L’Asie sait les États européens profondément divisés et incapables d’union. Elle n’ignore pas que les blancs ne pourraient plus, comme à l’époque de la révolte des Boxers, envoyer une expédition internationale en Chine.

La défaite écrasante infligée par les Japonais aux Russes a d’ailleurs montré aux Asiatiques que l’Europe n’était plus invincible.

En Orient comme en Occident, certains mots possèdent un magique empire. Des formules telles que : « L’Inde aux Hindous, l’Afrique aux Africains », soulèvent les âmes, bien que ne correspondant à aucune possibilité. Que deviendrait, par exemple, l’Inde, sans la domination anglaise ? Ce qu’elle était à l’époque de la puissance mogole : une collection de royaumes profondément séparés par la race, la religion, la langue, sans industrie, sans commerce et constamment en guerre. On connaît également le sort misérable des républiques nègres : Haïti, Libéria, etc., que les hasards des guerres coloniales avaient fait naître.

Les illusions sur le pouvoir transformateur des institutions européennes que les Orientaux rêvent d’adopter, menacent également, nous l’avons vu, de désorganiser la Turquie, et les pays soumis à la loi du prophète.

Les soixante millions de musulmans qui prétendent ravir aux Anglais la domination de l’Inde deviendront peu dangereux le jour où ils auront perdu leur foi. Le bloc encore unifié par la communauté de croyances ne serait bientôt plus qu’une poussière d’hommes.

Les Orientaux sont, d’ailleurs, bien excusables de commettre des erreurs dont tant d’Européens sont victimes quand ils oublient que les phases politiques, comme les phases biologiques, ne peuvent être franchies que par étapes successives.


Cette évolution, ou plutôt cette révolution de l’Orient, a surtout inquiété l’Angleterre, qui espérait conserver l’hégémonie commerciale du monde définitivement conquise par la dernière guerre.

On sait que la Grande-Bretagne, pays surtout industriel, est obligée de se procurer au dehors les produits nécessaires à son alimentation, alors que la France, pays agricole, pourrait, à la rigueur, vivre des produits de son sol. Il est donc naturel que les questions coloniales, un peu négligées en France, jouent un rôle capital en Angleterre.

Sans doute, les colonies anglaises constituent pour elle, comme le disait Disraéli, un moyen de s’enrichir, mais elles sont d’abord un moyen de vivre. Isolés du reste de l’univers, les Anglais périraient bientôt de famine dans leur île.


Dans une intéressante conférence, M. Albert Sarraut, ancien ministre des Colonies, envisage comme fort menaçante une guerre que pourraient faire, sans trop de difficultés, les peuples de l’Orient à ceux l’Occident.

Les luttes guerrières dont l’Asie semble menacer l’Europe, et qui ont vivement frappé cet homme d’État, ne sont pas les plus redoutables. Les luttes économiques seraient peut-être plus meurtrières.

Ce côté essentiel de la question ne paraissant pas avoir attiré l’attention de M. Sarraut, je vais résumer quelques-unes des pages que j’écrivis, jadis, à ce sujet, dans mon livre sur l’Inde, publié à la suite d’une mission en Asie dont m’avait chargé le gouvernement français.

Les luttes militaires font périr en bloc un grand nombre d’hommes, mais les luttes économiques comme celles qui se préparent entre l’Orient et l’Occident, pour être plus pacifiques en apparence, n’accumuleraient pas moins de ruines.

Par suite de l’évolution industrielle qui transforme aujourd’hui le monde, l’Orient tend à devenir l’envahisseur commercial de l’Occident, au lieu d’être, comme jadis, envahi par lui.

Invasions d’autant plus redoutables qu’elles n’amèneraient avec elles ni hommes, ni canons, c’est-à-dire rien de ce qu’on puisse vaincre, mais seulement des forces que l’on ne peut pas vaincre.

Dans la phase actuelle du monde, les armes avec lesquelles combattaient autrefois les peuples tendent de plus en plus à se transformer. Ils lutteront probablement beaucoup plus, désormais, avec leurs produits industriels et agricoles qu’avec leurs canons.

Dans une telle lutte, l’avantage cesse de plus en plus d’appartenir à l’Occident. Le rapprochement des deux mondes sous l’influence de la vapeur et de l’électricité aura bientôt pour conséquence une égalisation générale de la valeur des produits industriels et agricoles, et, par conséquent, des salaires à la surface du globe.

Naturellement, le taux moyen de ces salaires sera déterminé par celui de la journée de travail dont se contentent les peuples ayant le moins de besoins et pouvant, par suite, produire à meilleur marché.

Dans une telle concurrence, les Orientaux, qui forment la majorité du monde et qui sont en même temps les plus sobres de tous les peuples, deviendront fatalement les régulateurs des salaires. Ces salaires s’élèveront probablement un peu, mais ceux des Européens devront s’abaisser considérablement.

Nos descendants se trouveront en face d’une lourde tâche s’ils veulent demeurer quelque temps encore à l’avant-garde de l’humanité, et ne pas sombrer trop vite dans l’abîme éternel où les lois de l’évolution conduisent fatalement les hommes, les empires et les dieux.


Le bref exposé qui précède explique comment les problèmes de l’Orient seront bientôt plus graves que les maigres questions politiques qui préoccupent tant les Européens aujourd’hui. Un des plus importants, peut-être, résultera du développement rapide de la puissance du Japon. Cette nouvelle puissance paraît devoir exercer en Orient une hégémonie analogue à celle rêvée par l’Allemagne et l’Angleterre en Occident.

Libéré, maintenant, de toutes influences étrangères, le Japon traite d’égal à égal avec les grandes puissances européennes. Sa flotte est une des premières du monde. Les États-Unis jettent des regards inquiets vers ce minuscule pays, dont il y a moins d’un siècle l’Europe connaissait à peine l’existence, et dont le rôle est devenu aujourd’hui considérable. Le petit peuple japonais resta dédaigné jusqu’au jour où, à la stupéfaction universelle, il obligea le plus vaste empire du monde à signer une humiliante paix.

Grâce à ses incessants progrès, l’Empire du Soleil Levant est capable, aujourd’hui, de tenir tête aux grandes puissances et vise à devenir maître de l’Asie.

Une de ses forces principales réside dans l’accroissement rapide de sa population. Alors que plusieurs peuples de l’Occident voient diminuer leur natalité, celle du Japon augmente annuellement de près d’un million. Nous avons rappelé déjà que les trente millions d’habitants de 1870 dépassent soixante millions aujourd’hui.

Ce surpeuplement rapide oblige impérieusement le Japon à chercher des territoires pour y verser l’excédent de sa population. Impossible de caser cet excédent en Chine, déjà trop peuplée. La place ne manquerait pas aux États-Unis et dans les Dominions anglais : Australie, Canada, etc. Mais Anglais et Américains ne veulent à aucun prix accepter l’invasion des jaunes et leurs raisons ont une grande force.

Ils soutiennent, en effet, que le jaune pouvant, grâce à sa sobriété, travailler à des prix beaucoup moins élevés que ceux des blancs, ferait aux ouvriers de race blanche une concurrence désastreuse. Ils remarquent ensuite que la race japonaise se multipliant beaucoup plus vite que la race blanche, les États-Unis et l’Australie deviendraient, en peu d’années, par ce seul fait, de véritables colonies japonaises.

On conçoit donc que les États-Unis ne soient nullement disposés à suivre le conseil humanitaire donné par M. Albert Sarraut, de se serrer un peu pour faire place aux Japonais.

Les Japonais, étant bien forcés de déverser quelque part l’excédent d’une population que, prochainement, ils ne pourront plus nourrir, entreront fatalement en lutte avec les peuples refusant de les accepter sur leurs territoires.

Dans l’état actuel du monde, et à moins de découvertes scientifiques imprévues, cette lutte semble aussi inévitable que le furent, jadis, celles de l’empire romain contre les invasions germaniques déterminées, elles aussi, par un excédent de population.


J’ai beaucoup de sympathie pour le peuple japonais, depuis que j’ai appris à le connaître. J’étais très lié avec un de ses plus éminents représentants, le baron Motono, alors ambassadeur à Paris. Cet éminent homme d’État voulut bien traduire en japonais plusieurs de mes ouvrages et publier une longue étude d’ensemble sur mes livres de psychologie politique. Nous avons souvent causé du problème qui vient d’être exposé, sans y découvrir de solution claire. Ce sont justement les remarquables qualités des Japonais, leur sobriété, leur ingéniosité et aussi leur fécondité, qui les rendent si dangereux pour des peuples ne possédant pas des aptitudes pareillement développées. Il faut donc laisser à l’avenir le soin de résoudre un problème dont aucune solution pacifique n’apparaît encore.


Dans la conférence à laquelle nous faisions allusion plus haut, M. Albert Sarraut envisage non seulement la lutte entre le Japon et les États-Unis, mais aussi celle de l’Europe contre tous les peuples de l’Orient, et il écrit :

« Si la conciliation n’intervient pas entre les forces antagonistes, éclatera le plus formidable conflit de l’Histoire, auprès duquel la guerre que nous avons subie cinq ans n’aura que la valeur d’une escarmouche. »

Il est évidemment possible que les peuples de l’Orient, ayant les armées russes à leur tête, envahissent un jour l’Occident. Un journaliste assurait que le traité russo-japonais serait le prélude d’une alliance entre le Japon, la Russie et l’Allemagne.

On peut échafauder sur de tels sujets une foule d’hypothèses effrayantes. Mais leur réalisation doit être envisagée comme appartenant à la série des événements sur lesquels nous ne pouvons rien, tels qu’un tremblement de terre ou le refroidissement inévitable de notre planète.

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