L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE IV
LES POLES POLITIQUES NOUVEAUX
ET LES FUTURS MAITRES DU MONDE
Les pôles politiques du monde se sont souvent déplacés, au cours de l’Histoire. Ninive, Babylone, Thèbes et Memphis ont disparu dans la nuit éternelle après avoir soumis de nombreux peuples à leurs lois.
Sans remonter à ces époques lointaines, voisines de la préhistoire, que de changements depuis moins de cent cinquante ans ! Paris, momentanément devenu la vraie capitale de l’Europe sous l’égide d’un grand capitaine ; la Prusse, presque rayée de la carte du monde par le même conquérant, arrivant à fonder un empire assez puissant pour disputer à l’Angleterre son hégémonie commerciale et rêver l’asservissement de l’Europe.
A l’autre extrémité de l’univers, une petite colonie anglaise, jadis perdue au sein de tribus sauvages qui semblaient devoir bientôt l’anéantir, devenue si grande et si forte, sous le nom d’États-Unis, qu’elle rivalise aujourd’hui avec la formidable puissance britannique.
Parmi ces nouveaux venus sur la scène du monde, il faut encore citer une petite île, jadis ignorée, peuplée d’hommes jaunes alors sans prestige, devenue assez puissante pour imposer un traité de paix au gigantesque empire des tzars et rêver la domination de l’Asie.
L’Histoire enseigne que tout pouvoir politique qui grandit aspire à l’hégémonie et tente de conquérir ses voisins jusqu’à ce qu’il soit conquis à son tour.
L’Allemagne n’a pas échappé à cette antique loi. Peu de temps avant la guerre, l’empereur Guillaume assurait que la divine Providence, dont il connaissait les décrets par de mystérieuses voix, avait confié à l’Allemagne le gouvernement des peuples. Cette constatation ne faisait que préciser, d’ailleurs, les enseignements des philosophes et des savants germaniques sur la supériorité supposée du peuple allemand.
La guerre terminée, ce fut l’Angleterre qui prétendit exercer son hégémonie sur le monde. Dans un de ses discours, le premier ministre de l’empire britannique, M. Lloyd George, homme pieux connaissant les volontés du ciel, déclarait à son tour, je l’ai rappelé déjà, « que la Providence avait visiblement désigné l’Angleterre pour gouverner les peuples ».
Ses compatriotes acceptèrent sans peine cette révélation, mais les Américains ne l’admirent pas du tout. Après être venus au secours de l’Europe, ils rêvaient de la dominer financièrement d’abord, industriellement ensuite, en raison des supériorités diverses dont leur race les rendait, suivant eux, détenteurs.
Il n’est pas de regard assez pénétrant pour lire les pages de la future Histoire. Bornant les observations à l’heure présente, on doit bien constater que les États-Unis tendent à réduire une partie de l’Europe à un de ces vasselages financiers d’où le vasselage politique découle bientôt. Un créancier suffisamment fort impose toujours ses lois à son débiteur.
L’Angleterre a très bien compris cette situation et, pour éviter de tomber sous la tutelle financière de l’Amérique, s’est empressée de régler sa dette avec elle espérant, d’ailleurs, se faire rembourser par la France.
Si cette double opération avait pu complètement réussir, l’empire britannique eût évité d’être le vassal financier des États-Unis, alors que la France tombait à la fois sous le vasselage de l’Angleterre et sous celui de l’Amérique.
On sait que, d’après certains arrangements, la France devrait payer sa dette envers les États-Unis en soixante-deux annuités, dont les premières seraient de trente millions de dollars (soit neuf cents millions de francs par an au cours du change) et les dernières de cent vingt-cinq millions (soit, en monnaie française, environ trois milliards). Cette dette extérieure de la France sera doublée quand viendra s’y ajouter celle de l’Angleterre.
Les journaux français ont accueilli avec une résignation un peu irritée ces conventions. Les lignes suivantes du Gaulois résument assez bien l’opinion générale :
« … Nous ne pensons pas qu’aucun homme en possession de son bon sens, des deux côtés de l’Atlantique, puisse croire qu’un règlement aussi draconien soit supportable par six générations de Français. »
Le chiffre des dettes françaises est en voie de devenir tellement invraisemblable que leur paiement semblera bientôt impossible.
Un grand journal anglais, le Morning Post, faisait, à propos de la situation financière actuelle de la France, les réflexions suivantes :
« … Les pays alliés sont appelés à supporter les charges qui résultent de la défaite, alors que les Allemands jouissent d’une prospérité qui reviendrait de droit aux vainqueurs. La réalité de la guerre est qu’elle s’est déroulée exclusivement sur les territoires alliés ; la réalité de la paix, que ce sont les Alliés qui ont à supporter tous les frais. »
Ce n’est pas ici le lieu d’examiner la prodigieuse série de maladresses économiques et diplomatiques qui amenèrent nos gouvernants à consentir d’aussi écrasants paiements à l’Angleterre et à l’Amérique, alors que l’Allemagne était de plus en plus dégrevée dans des conférences successives.
Le « Français moyen », étranger à toutes ces erreurs, voit seulement que l’Angleterre et l’Amérique, qui ont immensément profité de la guerre, prétendent faire payer à la France les frais d’une opération jugée si lucrative que lord Curzon reconnaissait, en plein Parlement, que « les bénéfices de la guerre avaient dépassé pour l’Angleterre tout ce qu’elle aurait pu rêver ».
Si les diplomates français acceptèrent, au début de la paix, les combinaisons dont les résultats heurtent violemment le bon sens populaire aujourd’hui, c’est qu’à cette époque, si rapprochée par le nombre des années mais si lointaine par le changement des idées, ils professaient à l’égard des interventions de l’Angleterre et de l’Amérique des opinions bien erronées.
La France, suivant eux, devait à l’Angleterre et à l’Amérique une reconnaissance éternelle. N’était-ce pas simplement pour défendre le bon droit outragé que ces deux puissances étaient généreusement venues à son secours ?
Tous les documents publiés depuis cette époque, — parmi lesquels les aveux des intéressés eux-mêmes — ont montré que les interventions en faveur de la France n’eurent aucune trace de générosité pour mobile. Ce fut uniquement dans leur propre intérêt que l’Angleterre et l’Amérique participèrent au conflit. Elles n’y entrèrent, d’ailleurs, qu’à la dernière extrémité, et alors qu’il leur était vraiment impossible d’agir autrement.
En ce qui concerne l’Angleterre, si sa première intention avait été de se joindre à la France, elle l’eût déclaré avant les hostilités, et l’empereur d’Allemagne n’eût vraisemblablement pas entrepris la guerre. Elle ne se décida à y participer que lorsque la marche des Allemands sur Anvers et Calais lui montra de quel danger sa puissance maritime était menacée.
La France est, en réalité, une alliée indispensable pour l’Angleterre. Comme l’écrivait justement le Morning Post :
« C’est sur la France que nous devons compter pour nous venir en aide dans les dangers à venir. La sécurité de la France est une condition de la sécurité de l’Angleterre. »
Supposons que l’Angleterre eût laissé vaincre la France en ne se mettant pas à ses côtés ; combien de temps se serait-il écoulé avant que l’empire britannique subît le même sort ? Si la Grande-Bretagne put rester neutre en 1870, c’est qu’alors l’Allemagne ne possédait pas une flotte suffisante pour résister à celle de l’Angleterre.
La dernière guerre fut, en réalité, une lutte entre les aspirations hégémoniques commerciales de l’Allemagne et celles de l’Angleterre. On pourrait donc dire, sans paradoxe, que l’Angleterre vint au secours de l’Angleterre avec le concours de la France. Les incidents de la Serbie et de la Russie constituèrent simplement des causes occasionnelles d’un conflit que diverses circonstances rendirent mondial, mais qui n’était, au fond qu’une guerre anglo-germanique.
Des observations analogues pourraient être formulées pour l’Amérique, qui n’entra dans le conflit qu’après y avoir été forcée par le torpillage de ses vaisseaux de commerce. Malgré ses hésitations, elle finit par comprendre de quel poids aurait pesé sur elle le triomphe de l’Allemagne.
Alors que la France a été ruinée par la guerre, l’Angleterre et les États-Unis ont largement bénéficié du conflit.
« La guerre, écrivait un grand journal anglais, a valu aux États-Unis une prospérité illimitée et en a fait l’arbitre financier du monde. »
La prospérité actuelle de l’Amérique est indubitable. Elle a pu, sans se gêner, prêter plus de cent milliards à l’Europe, équiper une importante armée et créer de toutes pièces une immense flotte. Grâce à une technique supérieure, résultat de son système d’éducation, elle tend à dépasser, au point de vue industriel, tous les peuples du monde. Ses ouvriers sont les mieux payés de l’univers, et leur aisance est supérieure à celle d’un grand nombre de bourgeois européens.
C’est aussi au développement du régime capitaliste, si honni des doctrinaires socialistes européens, que les États-Unis doivent en grande partie leur prospérité industrielle et la richesse de leurs citoyens. On conçoit aisément, dès lors, le mépris avec lequel ils rejettent les utopies socialistes.
C’est justement parce que l’Europe tend de plus en plus à se courber sous l’étatisme, phase ultime du socialisme, qu’elle devient impuissante à lutter industriellement et commercialement contre les pays repoussant, comme les États-Unis, cet oppressif régime.
Laissant de côté les causes et tenant compte seulement des effets, on peut dire que les États-Unis d’Amérique s’apprêtent à priver l’Europe de son antique prépondérance et à devenir les grands pôles politiques du monde.
Comme le faisait remarquer un journal espagnol, Sol du 8 septembre 1926, l’Europe doit tâcher de s’unir pour contrebalancer la puissance commerciale et financière de l’Amérique et se relever économiquement.
« Elle possédait avant la guerre des crédits immenses sur l’Amérique. Bien que politiquement indépendant, le nouveau monde devait de grandes sommes à l’Europe. Avec les intérêts l’Europe payait les matières premières et les aliments qu’elle recevait d’Amérique.
Tout cela a changé. Aujourd’hui c’est l’Amérique qui est créancière. »
Les lignes suivantes, extraites d’un rapport des experts de la commission des réparations, publiées par le Temps du 4 février 1927, montrent à propos de l’Allemagne à quel point devient étroite la domination financière exercée par les États-Unis sur l’Europe :
« L’Allemagne, disent-ils, est entièrement entre les mains des États-Unis, qui, par les sommes énormes qu’ils lui ont prêtée, la tiennent complètement sous leur domination. Elle fera ce qu’ils voudront. Si les États-Unis tiennent la main à ce que l’Allemagne paie, et ils feront tous leurs efforts pour cela, elle s’exécutera. »
Si l’on considère que l’Angleterre et la France doivent probablement aux États-Unis des sommes aussi importantes que l’Allemagne, on entrevoit combien pourrait être lourde dans l’avenir la tyrannie financière de l’Amérique. C’est une forme d’hégémonie que le passé n’avait pas connue.
Si l’Europe continuait à s’endetter à l’égard de l’Amérique, on pourrait considérer comme une forme nouvelle d’esclavage l’obligation où elle se trouverait d’être assujettie à de durs labeurs pour payer un lourd tribut annuel à une nation devenant infiniment riche pendant que l’Europe deviendrait infiniment pauvre.
Cet avenir est, d’ailleurs, peu probable pour diverses raisons, notamment celle-ci, qu’avec l’évolution mentale actuelle du monde, les peuples préféreront toujours la guerre à une forme quelconque de servitude.