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L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités

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LIVRE V
NÉCESSITÉS DÉTERMINANT LES INSTITUTIONS POLITIQUES.
POURQUOI L’EUROPE MARCHE VERS LA DICTATURE

CHAPITRE PREMIER
LA DÉCADENCE DU PARLEMENTARISME ET L’ÉVOLUTION DES PEUPLES VERS LA DICTATURE

Beaucoup d’écrivains, de Platon et Aristote à Montesquieu, ont disserté sur les avantages et les inconvénients des diverses formes de gouvernement : monarchie, république, etc.

C’est dans les temps modernes seulement qu’on a bien compris que les institutions traduisent les besoins d’un peuple à une époque déterminée et ne dépendent pas du caprice des législateurs. Le césarisme ne fut pas créé par César, mais imposé à César. Si Bonaparte n’eût pas mis fin à l’anarchie révolutionnaire, un autre général eût agi comme lui. Sans la crainte inspirée par les socialistes, Napoléon III n’eût pas recueilli sept millions de suffrages.

Il semble démontré aujourd’hui, malgré des illusions très répandues encore, surtout chez les extrémistes, que les institutions politiques ne se décrètent pas. Elles naissent des besoins d’un pays, de sa situation géographique, etc. C’est ainsi, par exemple, que dans les temps antiques, la vie politique et sociale de l’Égypte fut déterminée par les crues du Nil.

De nos jours, l’importance des influences extérieures n’a fait que grandir, la possession du charbon a déterminé l’évolution économique de l’Angleterre, puis de l’Allemagne et leurs aspirations à l’hégémonie.

Les peuples changent parfois leurs institutions mais ils se bornent le plus souvent à en modifier les formes extérieures. La centralisation de la France moderne n’a fait qu’accentuer celle de l’ancien régime. L’Allemagne démocratique d’aujourd’hui est bien voisine de l’Allemagne monarchique d’hier. On a dit avec raison :

« La pensée, la philosophie, la littérature allemandes, depuis Hegel, subordonnent l’individu à l’État, l’absorbent dans l’État, alors que c’est précisément sur l’opposition de l’individu et de l’État, sur la souveraineté de l’individu contrôlant l’État, qu’est fondée la démocratie. »


Malgré ces évidences, les illusions sur la puissance réformatrice des lois restent générales. Des cohortes de législateurs prétendent, au moins chez les peuples latins, transformer la vie sociale à coups de décrets.

Sans doute des conditions exceptionnelles ont permis aux révolutionnaires russes de transformer la vie sociale de la Russie. Mais cette transformation apparente, loin d’être contraire aux conceptions qui précèdent, n’a fait que les justifier. On voit en effet, que malgré un pouvoir absolu et le massacre total des opposants, le régime communiste étatiste russe, imposé par la force, retourne graduellement au régime abhorré de l’initiative privée, du capitalisme et de la propriété individuelle.

Suivant les observations d’un diplomate publiées dans la Revue hebdomadaire :

« Les Soviets en sont réduits à admettre le retour à l’ordre normal de toutes les sociétés humaines : la propriété privée, la liberté des transactions, la monnaie, bientôt l’héritage…

Il n’y a guère que les commerces d’exportation et d’importation qui soient restés encore un monopole de l’État. »

Si le régime communiste a pu se prolonger en Russie, bien que heurtant plusieurs des conditions fondamentales d’existence des peuples, ce fut simplement parce qu’il eut pour défenseurs des paysans entre lesquels les terres avaient été partagées. J’ai déjà fait remarquer ailleurs que ce fut précisément pour une raison analogue (vente à vil prix des propriétés seigneuriales à la bourgeoisie), que la Révolution française put se maintenir quelque temps malgré ses violences. Tant que les paysans russes resteront possesseurs des terres, ils s’opposeront naturellement à tout retour de l’ancien régime.

La grande difficulté pour un peuple n’est pas de choisir les institutions les meilleures, mais d’accepter celles adaptées à sa structure mentale. Il va parfois de révolution en révolution avant de les découvrir.

Nous sommes justement à un âge où les peuples ayant perdu leur foi dans des institutions qui ne leur ont pas évité les ruines d’une guerre désastreuse, cherchent à les remplacer. Ils s’adressent naturellement aux formes politiques les plus intelligibles, c’est-à-dire les plus simples, et c’est pourquoi l’antique régime autocratique qualifié de dictature reparaît partout.


Parmi les causes prépondérantes de cette nouvelle évolution se trouve l’impuissance des collectivités constituées par les parlements, devant les complications de l’âge moderne.

Les assemblées parlementaires se sont toujours montrées impuissantes à résoudre des problèmes difficiles. Leur capacité est médiocre, comme celle de toutes les collectivités. Elles obéissent toujours à quelques meneurs, esclaves eux-mêmes d’autres meneurs : les clubs pendant la Révolution, les comités électoraux et les congrès de nos jours. On sait avec quel craintif respect les socialistes les plus autoritaires de la Chambre actuelle attendent les décisions des congrès de leur parti : autorisation ou défense d’entrer dans une combinaison ministérielle, etc.

Dans toute assemblée politique, aussi bien à l’époque révolutionnaire que de nos jours, les groupes extrêmes à volontés fortes arrivent vite à dominer les groupes modérés à volontés faibles.

Si avancé que soit un parti, il se voit lui-même bien menacé par un autre qui, pour le supplanter, renchérit sur chacune de ses propositions.

Ce phénomène de la surenchère, qui contribua à rendre les parlements si impuissants, s’observa toujours dans les grandes assemblées. Camille Desmoulins s’en plaignait déjà. Elle conduisit les Girondins à la guillotine, où les suivirent rapidement d’autres renchérisseurs : Danton, puis Robespierre.

Aujourd’hui comme autrefois, la surenchère, momentanément utile à ses auteurs, finit par leur devenir funeste. Les socialistes de notre Parlement en firent l’expérience lorsque après avoir promis aux électeurs, pour obtenir leurs suffrages, la réduction des impôts, ils se virent obligés au contraire de les augmenter.


Dans l’évolution actuelle du monde, les Parlements de plusieurs États de l’Europe se sont montrés tellement inférieurs à leur tâche qu’il fallut bien, ou les supprimer, comme en Espagne, ou les placer, comme en Italie, sous l’autorité d’un dictateur capable de gouverner le pays.

L’impuissance des Parlements à s’adapter aux conditions nouvelles de l’évolution moderne est devenue si évidente que, même en Angleterre, berceau du parlementarisme, les journaux présagent sa fin. Voici comment s’exprimait récemment, à ce sujet, un des principaux organes anglais, la Westminster Gazette :

« Le système parlementaire perd du terrain dans toute l’Europe occidentale. Les partis conservateurs n’aiment pas un système qui implique un gouvernement faible, dont l’existence précaire n’est faite que de compromis. Les socialistes se rendent compte qu’avec le système actuel, ils ne pourront jamais effectuer quelques-unes de leurs réformes sociales. C’est pourquoi ils n’en sont pas plus partisans que les conservateurs. On dirait certainement que nous allons traverser une période de gouvernements autocratiques. »

Nos députés sont entourés d’une atmosphère d’illusions que les réalités ne franchissent plus. Courbés sous la domination de socialistes menaçants, impérieux et bruyants, hantés par la crainte d’électeurs auxquels furent faites d’irréalisables promesses, ils votent les mesures les plus dangereuses, et se perdent dans de byzantines discussions, renversant les ministres sous les plus futiles prétextes. Un ancien rapporteur de la commission des finances, M. Lamoureux, a tracé dans les termes suivants cet aspect de la vie parlementaire :

« Pendant six mois j’ai eu affaire à sept ministres des finances, à quatre présidents du conseil et j’ai dû soutenir quatre projets de budget. »

Si le parlementarisme continue à se maintenir dans quelques pays il subira forcément la transformation suivante :

Pouvoir dictatorial confié à un premier ministre par le Parlement pour une période limitée de quatre ou cinq ans.

M. Lloyd George, en Angleterre, a exercé pendant quatre ans une dictature analogue, mais il fut renversé par un simple vote du Parlement, alors que les futurs premiers ministres dictateurs devront être indépendants de tels votes.


L’évolution des gouvernements européens vers des formes diverses de dictature semble inévitable mais il est impossible d’indiquer avec certitude de quels partis politiques proviendront les futurs dictateurs.

Dans une intéressante étude, le savant historien Madelin, après avoir insisté sur la marche de l’Europe vers le césarisme, ajoutait : « que les dictateurs ne sortent généralement pas des partis dits réactionnaires, mais, au contraire, des partis de gauche. » Bonaparte fut appuyé, en effet, par les Montagnards ayant échappé à la guillotine, et Mussolini appartenait, jadis, au parti socialiste avancé. Sans doute, les dictateurs peuvent sortir du parti populaire. C’est pourquoi la future dictature pourrait bien être une dictature socialiste rappelant la Commune de 1871, avec ses massacres et l’incendie des plus beaux monuments de la capitale, mais l’histoire montre aussi que les dictateurs peuvent venir de partis fort divers. Le dictateur Sylla était chef du parti aristocratique, et Marius, chef du parti populaire. De nos jours, Napoléon III qui, à ses débuts, doit être considéré comme un simple dictateur, fut poussé au pouvoir aussi bien par la droite que par la gauche, et il est difficile de dire que le dictateur espagnol Primo de Rivera ait été, en Espagne, le représentant des partis avancés.

Quoi qu’il en soit de ces interprétations, on peut dire que si l’évolution politique actuelle de l’Europe continue, les peuples en seront réduits à choisir entre une dictature fasciste, une dictature militaire ou une dictature communiste.

Ce n’est pas la force de l’idéal démocratique qui préservera les états européens des dictatures. Cet idéal s’est profondément modifié depuis la Révolution française. De la vieille devise : « Liberté, égalité, fraternité », toujours gravée sur nos murs, l’égalité seule a conservé son prestige. La fraternité a été remplacée par la lutte des classes, et de la liberté, les partis politiques n’ont nul souci.

Nous montrerons bientôt comment s’est faite, dans plusieurs grands pays européens, la transformation de monarchies constitutionnelles en dictatures.


En dehors des considérations psychologiques précédentes, le mouvement qui se dessine de plus en plus en Europe contre le parlementarisme peut être considéré comme une phase nouvelle de l’antique lutte entre les forces individuelles qui dirigèrent toujours le monde et les forces collectives qui prétendent les remplacer.

Les forces collectives restent immenses mais, privées de direction, elles sont surtout destructrices. Dès qu’un peuple s’élève à certaines formes compliquées de civilisation, les pouvoirs collectifs, comme les parlements, deviennent incapables de le gouverner.

Les forces individuelles pouvant être constructives sont nécessaires à la direction des forces collectives. La pensée individuelle est aux puissances collectives ce qu’est le gouvernail d’un cuirassé à la masse formidable du vaisseau. Ce gouvernail paraît bien faible ; sans lui pourtant, le navire se briserait vite sur les écueils.

Jamais la lutte entre les forces individuelles et les forces collectives ne fut aussi violente qu’aujourd’hui. Syndicalisme, communisme et toutes les variétés du socialisme se coalisent contre l’individualisme. La colossale et catégorique expérience de la Russie n’a encore converti personne.


Le parlementarisme, issu des votes populaires, avait établi une sorte de transaction entre la pensée individuelle et les forces collectives ; mais, avec les nécessités de l’évolution moderne, les Parlements sont devenus, en raison même des infériorités psychologiques de toutes les collectivités, totalement impuissants, quand ils n’ont pas à leur tête une personnalité suffisamment forte. C’est justement pourquoi, depuis plusieurs années, les premiers ministres des divers parlements tendent comme je le disais plus haut à se transformer en véritables dictateurs.

Ainsi, par des voies nouvelles, l’individualisme arrive à reprendre son rôle de conducteur du monde. S’il devait succomber devant la force brutale et aveugle des foules, les grandes civilisations subiraient une décadence qui précéderait de bien peu la fin de leur histoire.

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