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La nouvelle cuisinière bourgeoise: Plaisirs de la table et soucis du ménage
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LE POT-AU-FEU
Par tous les temps, sur la plage, la pauvre vieille,
Avec son cabas et son châle,
Nous l’avons vue sous la rafale,
Et sous la pluie, et sous la grêle,
La pauvre vieille,
Silencieuse et les yeux vagues,
Qui regardait monter les vagues ;
Et comme nous nous moquions d’elle,
Quand le flot, à marée haute, qui déferle
Puis vient mourir sur les galets,
Mouillait ses souliers éculés,
Et la tristesse de ses mollets
Grêles, si grêles !
Mais la vieille agitait seulement son cabas
Pour des gestes qu’alors nous ne comprenions pas.
Oh ! les quolibets et les rondes,
Dont l’entouraient, armés de pelles,
Tous les petits enfants cruels,
Bourreaux, bourrelles
A boucles blondes !…
Maintenant je sais le mystère,
Et maintenant je ne ris plus :
Je sais le petit-fils perdu,
Et la folie de la grand’mère ;
Chaque dimanche, il fut un temps où, pour son fieu,
Elle mettait le pot-au-feu :
Ah ! le bon régal tous les deux,
Et les belles histoires près du grand pot qui fume :
— Hume !
Hume-moi ça, mon fieu, et ne te brûle pas ;
Vois s’il est bien salé à ton goût, n’est-ce pas,
Et pas trop maigre, et pas trop gras,
Et si l’on sent bien la légume… —
Et, avec précaution, écartant l’écume
Elle tendait une cuillerée au petit gars,
Grand ordonnateur du repas,
Qui, connaisseur et grave en ces cas délicats,
Faisait claquer la langue et fronçait les narines ; —
Mais un beau jour il est parti dans la marine,
Le petit gars,
Dans la marine de l’État ;
Un beau jour, adieu la cuisine !
Lors ensemble, un dernier dimanche,
On a mangé le pot-au-feu :
— Voyons, ne pleure plus, grand’maman, sacrebleu !
Et prépare-m’en un fameux
Pour quand je reviendrai, des galons plein les manches !
La vieille branlait la tête, sous sa coiffe blanche,
Sans rien dire, et d’un coin de son tablier bleu,
Tristement essuyait ses yeux,
La grand’mère et le petit-fils, un dernier dimanche…
Des mois, des mois, — voilà qu’un papier est venu,
Avec de gros cachets dessus :
Le petit ne reviendra plus.
Et quand elle a fini de lire,
La pauvre vieille se met à trembler, — puis à rire ;
Du fond de l’armoire, elle tire son beau corsage,
Et son châle de mariage,
Dit aux commères du voisinage :
— C’est mon gars qui va revenir ! —
Dit, et puis se prend à courir,
En grande hâte, vers la plage,
Et s’efforce de découvrir
Les gros bateaux, là-bas, au large…
Tout le jour, elle reste là ;
Elle emporte, dans son cabas,
Un peu de sel, une cuillère,
— Hume-moi ça, et goûte un peu,
C’est le pot-au-feu pour mon fieu ! —
Et sale et écume la mer,
Vieille folle, pauvre grand’mère…
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