Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
LIVRE DEUXIÈME
ITALIE
CHAPITRE PREMIER
LES SIX VICTOIRES DE MASSÉNA. — SEPTEMBRE 96. — ENVIE
DE BONAPARTE.
Avant que la victoire de Castiglione ne fût connue, célébrée à Paris, beaucoup de gens soutenaient qu’il fallait rappeler Bonaparte, le remplacer. Les royalistes le croyaient jacobin, l’appelaient toujours Vendémiaire, ne lui tenaient nul compte de ses ménagements pour Rome et le clergé, ni des entraves qu’il mettait à la Révolution italienne en empêchant la vente des biens d’Église.
D’autre part, les patriotes reprochaient amèrement au Directoire de soutenir en Bonaparte, non pas un général, mais un vrai tyran d’Italie qui, sans compter avec la République, agissait de sa tête, soutenait les despotes, le Piémont, le pape, etc. Ils demandaient aussi qu’il fût rappelé, arrêté. Mais par qui arrêté, à la tête des troupes de l’enthousiaste armée d’Italie ? Par qui ? Par le général Hoche.
Ce fut Hoche qui le sauva. Il était à la veille de sa grande entreprise, dans l’état magnanime d’un homme qui va risquer tout et sacrifier sa vie, même au besoin sa gloire, dans ce hasard, dans cette immolation. Bonaparte semblait son ennemi et avait toujours eu de mauvais procédés pour lui. Cela tenta le cœur de Hoche. Indigné du bruit qu’on faisait courir et, par une sublime étourderie, il se déclara son garant, et se fit sa caution. Dans une belle lettre où, parlant aux royalistes seuls, il impose réellement silence aux jacobins, il répond en termes magnifiques du patriotisme de Bonaparte : « Ah ! brave jeune homme, quel est le militaire républicain qui ne brûle de t’imiter ? Conduis à Naples, à Vienne, nos armées victorieuses. Réponds à tes ennemis personnels en humiliant les rois, en donnant à nos armes un lustre nouveau, et laisse-nous le soin de ta gloire ! »
Au 4 août, Masséna, Augereau, lui gagnant deux batailles en deux jours, le rendirent aussi indestituable et au-dessus des jugements de l’opinion. Ces innombrables prisonniers, ces drapeaux arrachés, que l’on envoyait à Paris, c’était un beau spectacle !… tant de drapeaux, tant de canons ! Seize mille prisonniers qui par l’Italie et la France firent un long défilé, une exhibition interminable d’uniformes étrangers !
Après ce triomphe qui doutait que Wurmser, battu par Masséna, éreinté par Augereau, ne fût extrêmement malade ? Tout ce qu’avait pu le pauvre vieillard, c’était de gagner Mantoue, de s’y réfugier. On ne fut pas peu surpris de voir que, dans ce même mois, il se remontrait au soleil, que par lui, par ses lieutenants, il osait chevaucher aux défilés des Alpes sur la route du Tyrol ; de sorte que, si Bonaparte forçait les défilés pour se mettre sur la route d’Insprück, où il invitait Moreau à venir le joindre, ce ne serait qu’en poursuivant et écrasant Wurmser.
L’étonnement redoubla quand on sut que Wurmser n’était pas poursuivi, que c’était lui, ce vieux diable incarné qui, avec quarante mille hommes, cherchait Bonaparte, s’était mis à ses trousses. Quelle insolence exorbitante ! quinze jours après Castiglione ! C’était comme le lion poursuivant son chasseur, faisant la chasse à l’homme. Dans ces basses racines des Alpes, les défilés forment le long du fleuve des pièges naturels. Partout des chaussées les resserrent contre les rochers. Augereau, nos tirailleurs pyrénéens, grimpaient, dominaient tout. Et on forçait les passages d’en bas. On culbute Davidowich à Roveredo. Mais Wurmser, qu’on croyait au nord, était au sud, et derrière Bonaparte, comptant bien l’enfermer. Projet qui eût pu réussir, si la grande insurrection du Tyrol eût commencé en septembre.
Ce peuple agricole attendit la fin de ses travaux pour entrer en mouvement. Bonaparte n’en était pas moins déjà resserré, engagé au filet que forme la Brenta dans son lit de rochers et que Bassano ferme au sud. Bassano, sur la rive gauche, communique par un pont avec la rive droite. Là s’établit Wurmser. Nos Français n’avaient contre lui que trente mille hommes. Mais Augereau tenait la rive gauche, le côté où est Bassano. Masséna était à la droite où est le fleuve et le pont. C’était encore comme le pont de Lodi. Masséna le passa de même, se réunit à Augereau ; ils fondirent dans la ville, malgré les canonniers de Wurmser, qui se firent tuer sur leurs pièces. Cela se fit si vite, que Wurmser lui-même, pressé entre deux colonnes, eut à peine le temps de monter à cheval. Avec son admirable cavalerie, il s’ouvrit un passage au sud ; tous les autres s’écoulèrent au nord vers le Frioul. Ainsi la grande armée qui croyait nous tenir est rompue en deux parts, et Bonaparte est tiré du filet.
Wurmser trouve moyen, avec ses cavaliers, de traverser l’Adige et d’échapper à Masséna ; il passe sur le corps à Murat, et se jette dans Mantoue (13 septembre). Ainsi, par son revers, il obtint une fois de plus le résultat recommandé par Vienne : d’assurer avant tout la grande place forte, la gardienne de l’Italie.
Ce qui terrifia Wurmser et nous surprend encore, ce fut la prodigieuse marche de l’infanterie de Masséna pendant quatre jours et quatre nuits, tandis que Wurmser, avec ses chevaux, ne put aller si vite, s’arrêta une nuit. Il vit avec stupeur ce miracle, que les mêmes hommes ayant battu sa droite à Trente, son centre et toute son armée à Bassano (8 septembre), lui barraient la route, voulaient couper sa retraite vers Mantoue. S’ils n’y parvinrent, ce fut la faute d’un guide qui égara Masséna et lui fit prendre le plus long.
L’opiniâtre Wurmser, loin de rester à l’abri, à l’instant offrit la bataille. On l’a nommée Saint-Georges (un faubourg de la ville), ou la Favorite, villa des ducs de Mantoue. Elle fut très acharnée et la cavalerie hongroise, montée sans selle, eut un moment l’avantage. Masséna rallia les nôtres et fut soutenu par Rampon et la fameuse 32e demi-brigade qui, formée en carré, brisa les charges de cette cavalerie héroïque. Wurmser ne put se contenir, avança, occupa la villa, le faubourg. Mais Masséna l’isola de plusieurs de ses corps, et, avec la 32e, le poussa furieux dans Mantoue.
Masséna, en un mois, dans un petit espace, avait fait des centaines de lieues et gagné six batailles sans compter les terribles petits combats livrés le long des fleuves, des précipices. Dans le long filet du Tyrol, où Bonaparte s’était mis, il lui ouvrit l’issue à Trente et à Roveredo. A Bassano, où Wurmser l’attendait, Masséna fut le matador qui jeta bas le taureau. Enfin, quand Wurmser livra sans autre espoir le combat de Saint-Georges, ce fut encore Masséna qui lui enfonça le couteau.
Dès lors, l’heureux Bonaparte, pendant trois mois, put aller et venir au centre de l’Italie. Qui lui avait donné ces trois mois ? Incontestablement, les grands succès de Masséna.
On le sentait bien à Paris, dans l’armée. En admirant le génie de Bonaparte et lisant ses belles proclamations, on tenait compte aussi du muet héroïque qui, sans parler, faisait tant de sa main ! A Paris, à l’armée, on chantait à tue-tête le couplet si connu : « Enfant chéri de la victoire !… »
Il faut que ce moment ait été bien amer à Bonaparte, car il sortit de ses calculs habituels, de sa profonde astuce, et laisse voir sans ménagements les sentiments qu’il eut toujours pour Masséna. Dans son dernier rapport, il loue ses favoris, Marmont, Leclerc, qui arrivèrent trop tard à la bataille, il oublie ceux qui agirent[20]. Que dis-je ? il oublie Masséna ! sachant qu’il ne se plaindrait pas, n’écrivait jamais, parlait peu. Et, en effet, sans le général Koch, qui a retrouvé ce chiffon, nous ignorerions que cet homme insouciant, négligent, taciturne, parla et écrivit cette fois et par un terrible billet. Nous devons à ce hasard d’avoir un jour profond, une étrange percée dans le cœur ténébreux de Bonaparte, généralement habile à cacher ses replis[21]. Masséna dit dans ce billet avec sa simplicité héroïque : « La victoire de Saint-Georges est due à mes dispositions, à mon activité, à mon sang-froid à tout prévoir… Sans l’ordre que je donnai à l’intrépide Rampon, ma division était tournée et c’était fait de la bataille. » Puis, il demande avancement pour Rampon, mais n’obtient rien.
[20] Rampon lui déplaisait pour lui avoir rendu au début de la guerre le service de réparer la bévue qui l’eût perdu au premier pas.
[21] Madame de Rémusat qui connaissait bien Bonaparte, n’en parle pas autrement : « Rien de si rabaissé, il faut en convenir, que son âme. Nulle générosité, point de vraie grandeur. Je ne l’ai jamais vu admirer, je ne l’ai jamais vu comprendre une belle action. » (Mém. t. I, p. 105.)
Le mauvais cœur s’enfonça dans l’ingratitude. On rougit en le voyant abuser ignoblement de son pouvoir arbitraire de général, envoyer Masséna (un homme si utile à la France et qui plus tard la sauva à Zurich), en garnison dans un lieu malsain (en septembre) où il pouvait périr. Sur ses réclamations, il le met à Vérone, mais (par une persécution obstinée, ignoble) sans logement, presque sans vivres, lorsque d’autres étaient bien nourris, affamant ce corps héroïque, le premier de l’armée.
Les grandes trahisons de Bonaparte, celle d’Espagne (si bien contée par M. Lanfrey) le font bien moins connaître que la conduite double, infiniment habile qu’il eut toute sa vie pour Masséna. Le problème était de le ruiner dans l’opinion, sans laisser soupçonner qu’entre tous il le jugeait le premier, mais avait la faiblesse d’en être jaloux. A Sainte-Hélène encore, voulant le rabaisser, il dit ridiculement (sur ce grand homme d’action) « qu’il était sans culture et sans conversation. » Il le représente comme un soldat « dont la pensée confuse s’éclaircissait tout à coup sous le feu. »
Grand éloge qui lui échappe tard et si près de la mort. Mais, dans toute sa vie, il ne laissa passer nulle occasion de vilipender Masséna ; et cela avec une adresse remarquable, le faisant accuser, noircir par d’autres, lui créant peu à peu la réputation d’un joueur, d’un dilapidateur[22]. En 1801, où Bonaparte avoue que la défense de Gênes par Masséna lui a fait Marengo, sa diabolique ingratitude diffame son sauveur. Comment ? et par qui ? c’est là le plus fort ! Il le diffame par la voix de Carnot, dont l’honnêteté connue appuyait tous ces bruits que jamais on ne put prouver. C’est là qu’on reconnaît surtout l’élève des prêtres, et combien l’éducation cléricale affine en mal et déprave les cœurs.
[22] Exemple en 99, le pillage de Rome que firent, pour l’expédition d’Égypte, les bonapartistes eux-mêmes, comme le dit un ennemi de Masséna, Gouvion Saint-Cyr.
Devant tant de noirceurs on est embarrassé de résoudre cette question : Comment le fourbe Bonaparte, ayant joué tant de tours à Masséna, le trouvait-il toujours ? L’insouciance de celui-ci, son aveuglement à servir ce calomniateur, ne s’expliquent pas suffisamment par l’avarice ou l’ambition. Non, il y avait autre chose ; un mystère de nature.
Son grand instinct de guerre tenait de la fatalité aveugle qui domine certains animaux. Que ferait le chien de chasse hors de la chasse ? Il avait besoin du péril plus que de richesse et de gloire. Bonne chance pour son ennemi. Il l’enterrait dans l’or et sous de prétendus honneurs qui l’abaissaient. Le malicieux Bonaparte les énumère à Sainte-Hélène et lui porte ce coup final[23] : « Enfin, maréchal de l’empire. » Dernière pelletée de terre qui cache le héros. Et il y en a pour jamais !
[23] Mém. militaires de Bonaparte, écrits à Sainte-Hélène.