Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE V
LES MODÉRÉS ET INDÉCIS, CARNOT, ETC. — INDULGENCE
POUR LE GRAND COMPLOT ROYALISTE, 1797.
Il ne faudrait pas croire que ces sévérités excessives de la justice militaire fussent un acte du gouvernement, le fait du Directoire. Les Directeurs étaient fort modérés, la plupart philanthropes. Ce fut plutôt le fait sauvage de l’étourdissement, de la panique générale.
L’air du temps n’était nullement à la cruauté. Plus d’opinion tranchée et violemment fanatique. Il n’y avait réellement que deux grands partis fort excités l’un contre l’autre, les acquéreurs de biens nationaux qui étaient ou qui se croyaient patriotes, et les royalistes rentrés qui réclamaient avec fureur pour des biens que beaucoup d’entre eux n’avaient eus jamais. J’ai connu un de ces furieux aristocrates, hardi, très capable de tout pour le triomphe de la noblesse : c’était un garçon serrurier.
Ce qui dominait réellement dans l’immense majorité, c’étaient les indécis, les neutres, souvent de très bonne foi. Garat conte qu’en Fructidor, Suard passant par la Suisse[51], M. Necker lui montra le projet de son dernier ouvrage où, dans un même volume, il exposait deux plans, le premier d’une république, le second d’une monarchie, toutes deux également bonnes, également libres, disait-il, et soumises aux lois éternelles du véritable ordre social. Necker lui-même était ravi de cette idée et s’écriait : Le bel âge pour écrire que soixante-dix ans !
[51] Garat, Mémoires de Suard, t. II, sub fine.
Plusieurs, même des jeunes alors avaient soixante-dix ans. Après 93, et surtout, après l’horrible émotion de Prairial, beaucoup restèrent nerveux et indécis. Même des natures honnêtes et élevées gardèrent des impressions qui les faussaient et les faisaient varier. Boissy d’Anglas garda toujours la vision du jour épouvantable où le monstre hurlant à mille têtes, le pâle spectre de la faim, approcha de ses yeux la tête sanglante de Féraud. Ces souvenirs, sans le rendre traître à la république, lui faisaient malgré lui descendre certaine pente vers la monarchie.
Cet homme honnête et justement considéré pour sa loyauté, était fort prudent, hésitant comme on l’était dans les familles protestantes. Membre de la Convention, il se montra fort variable lors du procès de Louis XVI, se cacha, et revint siéger en 94 dans le centre. Il loua Robespierre, qui alors rassurait le centre contre la Montagne. Sous le Directoire, président des Cinq-Cents, et au premier rang dans la considération publique, ses souvenirs de Prairial le faisaient quelquefois faiblir. Ainsi, en 96, lorsque les républicains de la Drôme essayaient de résister aux royalistes, d’arrêter leurs progrès sur le Rhône, une malheureuse idée d’équilibre égara Boissy, et il obtint que le général Willot fût appelé de Marseille en Ardèche. Ce Willot était depuis longtemps accusé par l’armée d’Italie comme un traître et un royaliste, ami et protecteur des assassins du Midi.
Cette bévue de Boissy d’Anglas, si funeste, et ses tendances instinctives pour le royalisme modéré, tel que, jeune, il l’avait exposé dans son Éloge de Malesherbes, ne peuvent le faire confondre avec les traîtres que contenait l’Assemblée, un Dandré, par exemple, distributeur connu de l’or anglais, que Wickam envoyait de Bâle. Mais il est très probable que Boissy, comme une infinité de députés, et, en général, les Français fatigués par la Révolution, comme MM. Necker, Garat, etc., croyait que la république et la monarchie tempérée se valaient et pouvaient être des gouvernements également libres. On revenait à Montesquieu, et aux idées si fausses qu’il a données sur la constitution anglaise.
Dans cet état flottant, on pouvait présumer que beaucoup d’hommes, jusque-là partisans assez sincères de la constitution républicaine de l’an III (qui faisait électeur tout propriétaire, et même tout locataire d’un fort petit loyer), n’étaient pas loin de penser à la monarchie constitutionnelle ou à une république monarchique. Le modéré Thibaudeau, qu’on appelait la barre de fer pour sa fixité à défendre la constitution de l’an III, n’en fut pas moins des premiers à mollir pour le consulat, ainsi que Doulcet de Pontécoulant, l’ancien protecteur de Bonaparte, et avec lui une infinité d’autres.
Même des royalistes zélés et invétérés, comme les avocats Siméon, Portalis, comme Barbé-Marbois, intendant de Saint-Domingue, consciencieux et sévère travailleur, mêlaient à leur royalisme des aspirations libérales qu’ils ne laissèrent échapper qu’à la fin de leur vie, quand triompha le royalisme.
L’indécision existait au Directoire même. Barras, occupé de plaisirs, avait des relations de parti avec les jacobins des faubourgs, des relations de plaisir avec les royalistes, les agioteurs, toutes sortes de gens. Rewbell, excellent directeur, entrait dans beaucoup de détails, faisait beaucoup d’affaires et bien. La Réveillère, longtemps caché sous la Terreur, avait pris des habitudes de solitude et d’étude scientifique qui allaient peu avec le gouvernement.
Carnot et Letourneur, les deux ingénieurs, s’occupaient seuls de la guerre, et par occasion de la diplomatie. Honnêtes gens, mais trop liés à l’esprit de l’ancien régime par le corps du génie auquel ils appartenaient, et encore plus par leur éducation aristocratique et monarchique, qui se réveillait en eux avec une force d’autant plus grande qu’elle avait été durement comprimée, cachée sous la Terreur.
Les Carnot, comme les Bonaparte, étaient d’une famille de notaires établis depuis plusieurs générations à Nolay, près Autun, dans cette partie sévère de la Bourgogne qui ressemble si peu à l’autre. Là, beaucoup de dévotion, de pèlerinages, d’ermitages. La sœur aînée de Carnot, supérieure d’un hôpital, semble avoir été une sainte.
Carnot reçut son éducation des prêtres à Autun, où passa aussi Bonaparte avant Brienne. Carnot resta plus longtemps que Bonaparte sous la discipline ecclésiastique, ne la quitta qu’à dix-sept ans, pour être envoyé à Paris.
Une chose assez curieuse, c’est que de même que les Bonaparte mettaient leur orgueil à être petits-neveux d’un saint du moyen âge, d’un capucin célèbre, les Carnot étaient parents (si le mot ne trompe pas) du père Hilarion Carnot, historien de l’ordre de Saint-François et de plusieurs livres mystiques.
Le père de Carnot[52] eut dix-huit enfants. Fort estimé, il était juge de la plupart des seigneuries des environs. Cela devait lui donner une grande autorité dans le pays, mais aussi devait le tenir fort dépendant de tous ces personnages. Il faut une grande force de caractère pour se garder soi-même dans cette position.
[52] Mémoires, t. I., p. 64.
Telle était la situation d’une bonne partie des députés de nos assemblées. Beaucoup étaient clients et gens d’affaires des seigneurs, du clergé. Cela créait des habitudes invariablement liées aux souvenirs de l’ancien régime, dont ces légistes exerçaient seuls en toute chose le pouvoir réel, l’action.
Carnot, envoyé à Paris pour étudier, ne tomba pas dans le dévergondage d’esprit et de lectures où nous avons vu Bonaparte.
Il n’avait pas un Marbeuf pour le protéger. Son protecteur naturel aurait été le duc d’Aumont, seigneur de son village et qui, sous Louis XV, était premier gentilhomme de la chambre du roi. Cette grande maison, riche de tant de seigneuries, avait à Paris, pour administrateur et principal agent, une dame fort entendue et sage (madame Delorme). Tout naturellement elle s’intéressa au jeune Carnot, laissé seul sur le pavé d’une telle ville, dans une pension qui préparait aux examens de jeunes officiers. Rien ne fut plus heureux que ce patronage pour le jeune Bourguignon, fort sensible, qui eût pu tomber dans mille écarts. Ce jeune mathématicien était poète, même auteur érotique ; on lui attribue, non sans vraisemblance, neuf volumes imprimés de correspondance amoureuse.
Carnot avait bon cœur. Loin de cacher ou d’oublier le rapport de clientèle où sa famille était à l’égard du duc d’Aumont, il saisit plus tard l’occasion de rendre à cette famille un service signalé.
Mais sa vive reconnaissance était pour sa Minerve, cette dame prudente qui, à Paris, l’avait si bien gardé. Il l’invitait souvent à sa table au Luxembourg[53]. Et peut-être était-ce pour elle et quelques autres amis de même opinion, qu’il avait, dans ces dîners, l’attention d’avoir, certains jours, des plats maigres pour ne pas les contrarier[54].
[53] Nous dit M. Carnot, le fils, t. I, p. 84.
[54] Mémoires, t. II.
La maternité adoptive, ce lien délicat qu’on n’a jamais encore suffisamment décrit, analysé, n’en a pas moins une grande force. Et madame Delorme, alors âgée, prudente et expérimentée, put agir indirectement pour son parti plus qu’on ne supposait. Elle avait pour auxiliaire le sentiment de Carnot même, qui croyait que les royalistes seraient patients, éviteraient toute violence, comptant sur les élections.
C’était bien leur vrai jeu. Et ils l’auraient joué, si l’Angleterre pressée, ne les avait peut-être forcés d’agir trop tôt, sans attendre.
Ils s’adressèrent à ce pantin Malo qui, en chemise, avait sabré les Babouvistes. Malo saisit aussi cette chance d’avancement, fit bonne mine aux royalistes, les attira, et les fit arrêter chez lui. La chose était publique, et le ministre Cochon ne put faire autrement que de lui laisser son cours (janvier 97).
Mais Cochon trouva là bien plus qu’il ne voulait trouver. Indépendamment des dépositions de l’abbé Brottier et autres, qui présentaient les choses comme des projets sans conséquence, un certain épicier Dunan, qui réellement s’appelait Duverne de Presle, eut peur, avoua tout, donna au Directoire l’idée complète de l’affaire, expliqua sans détour le plan concerté avec les Anglais. On avait décidé depuis deux ans qu’on ne ferait plus d’entreprises partielles, plus de tentative de détails toujours avortées, mais un complot d’ensemble, suivi sur le même plan. La déroute des chefs vendéens y servait plutôt que d’y nuire. Ces forces, indisciplinables jusque-là, devaient désormais se plier à l’unité de vues, d’efforts.
Ce plan répondait parfaitement à la parole de Burke, longtemps incomprise de Pitt : « On ne viendra jamais à bout de la France que par la France. »
Dunan disait : « C’est par la constitution même que nous trouverons les moyens de ruiner la constitution. Pour cela il faut s’emparer des élections, forcer les royalistes d’aller aux assemblées primaires en se concertant dans leur choix, faire voter dans le même sens les indifférents qui veulent moins tel gouvernement que l’ordre et le respect de la propriété.
« Les compagnies royalistes que l’on armera sous les couleurs républicaines n’auront pour but ostensible que de s’opposer à tout ce qui peut gêner la liberté d’élections. Avec ce mot, on se rendra maître des assemblées primaires. L’agent anglais en Suisse, M. Wickam, fournira les fonds nécessaires.
« Nous avons eu le plan de descente en Irlande, et le rapport de Carnot sur ce plan. Dès le mois de juin 96, des membres du Corps législatif se sont offerts au roi, mais ils voulaient ne lui donner que le pouvoir exécutif sans changer la constitution même.
« Si l’on publie mon rapport, ajoute Dunan, les royalistes vont rentrer en terre, mais d’autres proposeront, à Londres, d’appuyer les jacobins qui, ramenant la Terreur, feront d’autant plus désirer le roi. »
Cette dernière menace, un peu vaine, mais habile, semble avoir pétrifié le Directoire ; Babeuf et Darthé vivaient encore à Vendôme, à la date des élections, pour paralyser le gouvernement. Les conspirateurs royalistes, condamnés à mort, furent graciés pour ainsi dire, n’eurent que des peines d’une douceur étrange ; au même moment l’on innocentait les contumaces de Vendémiaire qui, depuis plus de dix-huit mois, se promenaient, se montraient, piaffaient dans Paris.
Cochon restait à la police. Il avait prouvé sa sûreté, sa fidélité, en saisissant en une année les deux complots en sens inverse des Jacobins et des royalistes. Cela semble avoir tranquillisé le Directoire, qui parut dès lors endormi.
Au 30 décembre, dans sa situation flottante, il ne se montra pas moins à l’Europe dans une scène vraiment triomphale, pour recevoir les drapeaux d’Arcole qu’envoyait Bonaparte. Les ambassadeurs d’Espagne et des États-Unis, ceux de Sardaigne et de Tunis assistaient à cette scène. Le président était Barras. Mais le vrai roi, en quelque sorte, était Carnot, ce protecteur constant, zélé de Bonaparte, qui en tout l’avait assisté, qui, à ce moment même, détachait de l’armée du Rhin vingt mille hommes d’élite pour l’aider dans l’expédition du Tyrol. Carnot et Bonaparte étaient en ce moment l’unique objet de l’attention. Le premier, dirigeant une guerre heureuse, et si doux au dedans, indulgent pour les royalistes, était au comble de la faveur publique.
On regardait les Alpes neigeuses, on calculait les chances de cette expédition romanesque, improbable.
Les royalistes en quatre mois, jusqu’en mai, avaient bien le temps de machiner l’élection, de préparer, monter leur coup.