← Retour

Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

16px
100%

CHAPITRE VII
BONAPARTE ÉCHOUE A SAINT-JEAN D’ACRE. — MAI 99.

Donc on se dirigea vers Saint-Jean d’Acre, par les grandes pluies d’hiver et les chemins gâtés qui ne permettaient pas d’amener l’artillerie de siège. L’armée venait d’un côté, l’artillerie de l’autre (par mer). Il était bien probable qu’on ne se rejoindrait pas et que les Anglais, maîtres de la Méditerranée, prendraient notre artillerie et s’en serviraient contre nous. Que pouvait-on opposer à la probabilité d’une chance si simple ? La fortune de Bonaparte, qui l’avait favorisé et avait pris soin jusque-là de justifier ses plus téméraires imprudences.

Notez que, de Constantinople, on avait envoyé à Saint-Jean-d’Acre un corps d’artillerie turc, formé par nous quand le sultan était notre allié. Ainsi c’étaient les élèves des Français qui allaient tirer sur nous avec des pièces françaises. Si cela ne suffisait pas, les Anglais, pour défendre une place que la mer entoure presque, étaient maîtres d’y introduire à volonté des troupes et d’en renouveler la garnison par des Européens, Anglais, et bientôt Russes.

L’amiral Sidney Smith, notre prisonnier naguère, et échappé du Temple, avait ramené avec lui à Acre un de nos traîtres, l’émigré Phélippeaux, qui, par les lois d’alors, aurait dû être fusillé à Paris. C’était un ancien camarade de Bonaparte, son envieux, son ennemi dès le collège. Il n’avait pas craint de prendre l’uniforme et le gros traitement de colonel du génie anglais. En défendant habilement et fortifiant Saint-Jean d’Acre, il n’avait d’autre vue que de nuire à Bonaparte et à la France. Qui se doutait alors qu’entraver Bonaparte, et notre colonie d’Égypte et de Syrie, c’était murer l’Asie, enterrer tant de peuples dont le système anglais a confirmé la mort ?

Le retard de notre artillerie donna à Phélippeaux le temps de faire de grands travaux autour d’une place si petite. Il ne se borna pas aux ouvrages extérieurs. Connaissant bien l’impétuosité des nôtres, craignant que, malgré tout, ils ne trouvassent quelque jour, il avait pris la précaution insolite de lier entre elles par des murs, les maisons de la ville, de sorte que, forcée dans ses retranchements, elle pût résister tout de même.

Qu’on en vînt là, c’était bien peu probable, avec cette facilité infinie que donnait la mer et la flotte d’introduire dans la ville des forces nouvelles. Bonaparte s’obstina comme un furieux dans cette entreprise impossible. Il ne voulut pas voir que ses munitions tarissaient, si bien qu’il était obligé de recueillir les boulets de l’ennemi pour les lui renvoyer ; on les payait aux soldats qui les ramassaient. En soixante jours, on s’obstina à faire quatorze assauts, inutiles et sanglants, ruineux pour notre petit nombre. L’ennemi fit vingt sorties, s’inquiétant peu de ses pertes, qu’il réparait aussitôt.

L’obstination de Bonaparte était inexprimable : c’était comme une dispute entre lui et la Fortune, infidèle pour la première fois. C’était plutôt une inepte gageure avec l’impossibilité même.

Représentez-vous l’image ridicule d’un buveur opiniâtre qui s’efforce de boire, de vider par en bas un tonneau qui sans cesse se remplit par en haut.

Le peu qu’il tuait d’hommes à la tranchée du côté de la terre était à l’instant suppléé, du côté de la mer ; la flotte pouvait en fournir en quantité illimitée.

Sa rage aveugle était si grande, qu’il mina d’abord, puis voulut emporter à tout prix une tour avancée qui semblait tenir à la ville, mais qui en était réellement séparée et n’y donnait nulle ouverture.

Nos soldats, devant la folie du héros, n’objectaient rien ; on se faisait tuer. Kléber seul disait avec une sévérité ironique : « Nous attaquons à la turque une ville défendue par des moyens européens. »

Beaucoup de Syriens, qui haïssaient Djezzar, venaient au camp, faisaient des vœux pour nous. Mais nous voyant limités là sur un étroit espace, ils se gardaient de se déclarer. L’ennemi était trop heureux de nous voir aheurtés à des murs, nous cassant le nez sur des pierres, tandis qu’un beau et riche pays, la Galilée, était là tout près de nous. Il était trop évident qu’il devait craindre les batailles, et nous, les désirer. A lui la mer, à nous la terre. Kléber sut un gré infini au pacha de Damas qui, voyant Bonaparte obstiné sur la côte, prit la route du Mont-Thabor, et vint sur nous avec vingt-cinq mille hommes. Bonaparte, s’il l’eût attendu, se serait trouvé assiégé lui-même, ayant Acre devant lui, et ceux de Damas derrière. Il ne put s’empêcher d’envoyer Kléber à la rencontre, mais avec si peu de munitions qu’après un seul combat, Kléber en manqua tout à fait et fut dans le plus grand danger.

Sans doute, Bonaparte n’en avait guère, mais on peut croire aussi, quand on connaît son génie astucieux que, pour ces batailles livrées au Mont-Thabor, près Nazareth, en des lieux si célèbres, il craignait fort qu’on ne vainquît sans lui, et tenait à signer lui-même un bulletin de Nazareth. Il vint donc, à la course, avec Bon, Rampon, la 32e et huit pièces d’artillerie. Ceux de Kléber, rassurés par l’approche du secours, avaient déjà rétabli la bataille et repris l’offensive. Ceux de Bonaparte sabrèrent un camp de Mamelucks qui se tenait à part. Et l’armée de Damas, voyant partout les nôtres, toute nombreuse qu’elle était, prit peur, et se crut entourée. Il y eut un vertige immense, une débandade générale. Les uns se précipitèrent derrière le Mont-Thabor, d’autres se jetèrent dans les eaux du Jourdain (26 germinal, 15 avril). Le lendemain matin, Murat entra dans Tibériade, déserte, sans garnison, et y trouva des magasins immenses. On vit là ce qu’on eût gagné à profiter de l’avantage et à poursuivre vers la riche Damas. Ce qui souvent a garanti cette ville, c’est que dans les plaines on craignait la cavalerie. Mais les batailles des Pyramides, de Nazareth, montraient combien ces craintes étaient exagérées. La prise de Damas eût été un coup de tonnerre qui eût effrayé nos ennemis, rassuré nos amis, et leur eût fait prendre les armes. Bonaparte se fût trouvé à la tête d’un grand peuple, et les Anglais, si redoutables dans Saint-Jean d’Acre, se seraient-ils hasardés jusqu’à quitter la mer et venir nous offrir une bataille rangée ?

On ne pouvait pas prendre une ville, mais bien la Syrie tout entière, et faire de notre petite armée le noyau de tout un peuple belliqueux.

Je me figure que c’étaient les vues du vrai bon sens, celles de Kléber et de son ami Caffarelli.

Bonaparte avait d’autres vues. Il regardait la France. Pour elle, il lui fallait d’abord ne pas se retirer de Saint-Jean d’Acre, et de plus dater son bulletin de Nazareth.

De même qu’il avait fait le pèlerinage des sources de Moïse, écrit son nom au registre du couvent, il s’arrêta au couvent de Nazareth, y coucha, et vit dans l’église le miracle du lieu. Près de l’autel une chapelle est, dit-on, la chambre de la Vierge même. Une colonne de marbre noir engagée au plafond y paraît suspendue, parce que l’ange, au moment de l’Annonciation, frappa du talon la base de la colonne, la brisa. Cette légende, telle quelle, toucha quelques-uns de nos blessés qui, se mourant, faiblirent, demandèrent l’extrême-onction.

Voilà comment un intrigant, peu digne d’une telle armée et de si grandes circonstances, faisait platement sa cour à la réaction de Paris.

Dans cette armée pleine de gens d’esprit et d’expérience, il n’y avait personne qui ne jugeât que Bonaparte s’obstinait dans une vaine entreprise où son orgueil eût immolé le monde. C’était une chose touchante de voir ces hommes aussi dociles que vaillants qui, tous les jours envoyés à la mort, affrontaient sans murmurer des entreprises impossibles. Ainsi, pendant près d’un mois, il leur fit attaquer cette tour qui était devant une ville, mais n’y donnait nul accès. Avec cela, peu de murmures, sauf à la perte des amis, où tel pleurait, poussait des cris ; un d’eux qui de douleur, de regret devint fou, dit alors des choses très sages, et reprocha en face à Bonaparte sa sauvage obstination.

De tant de pertes, aucune ne fut plus sensible à l’armée que celle de Caffarelli. C’était, comme j’ai dit, cet homme unique qui, plus que personne, avait lancé l’expédition, réglé l’Égypte avec sagesse. Son solide héroïsme était un soutien pour tout le monde. Il avait perdu une jambe au Rhin ; il perdit un bras à Saint-Jean d’Acre, et pour ne pas ralentir son activité, voulut que sur-le-champ on lui fît l’opération ; habitué à se dominer, il la subit sans laisser échapper la douleur par aucun signe. Larrey dit que ce stoïcisme aggrava le mal et fut en partie cause de sa mort[93]. Il se reprochait d’avoir entraîné dans l’expédition tous ses jeunes amis, qui mouraient chaque jour, entre autres Horace Say, jeune homme de grande espérance et frère de l’économiste.

[93] Larrey, p. 111.

Bonaparte venait voir Caffarelli deux fois par jour, voulant le calmer peut-être, adoucir son jugement (qui certainement était celui de Kléber, c’est-à-dire très contraire au siège). Peu de jours avant sa mort, une vive dispute s’éleva entre eux, et sans doute Caffarelli lui dit son opinion sans ménagement.

Après cela il s’enveloppa de son héroïsme, d’impassibilité stoïcienne. Il voulut mourir en philosophant : « Lisez-moi, dit-il, la critique de Voltaire sur l’Esprit des lois. » Choix singulier de lecture qui étonna Bonaparte, mais qui se conçoit pourtant ; le mourant se consolait par cette vive protestation pour la liberté de l’homme contre Montesquieu, et son système sur la fatalité du climat[94].

[94] Dans l’ouvrage de MM. Reybaud, Marcel, etc., qui contient outre leur beau récit, mille choses utiles qu’on chercherait en vain ailleurs, on a fait l’entreprise méritoire, difficile, de nous donner des portraits de tant d’hommes héroïques. Ces portraits ne sont pas toujours bons, mais (je crois) souvent vrais ! On n’invente pas des physionomies qui concordent si bien avec la vie connue du personnage. Rampon doit ressembler. Desgenettes fait crier : « C’est vrai ! » Ce portrait, du reste médiocre, n’a pu être inventé. Dans son apparente candeur, il exprime à merveille le hâbleur bienveillant et bon, avec un petit air de niaiserie qui dut faire croire ses utiles mensonges. — Entre tous l’homme supérieur est évidemment Caffarelli, de vive intelligence et de finesse aiguë, mais, chose rare, d’une finesse qui tourne toute au profit de la bonté. Il était l’aîné de ses frères, ne voulut pas hériter et leur partagea tout. Ce qu’on remarque encore dans cette tête du Midi, c’est que ses qualités natives ont persisté à travers mille épreuves, mille souffrances. Un voltairien, et pourtant stoïcien ! — Bonaparte, pour plaire aux soldats, voulut emporter le cœur de Caffarelli dans une boîte. Son corps est à Saint-Jean d’Acre, et sa pierre sépulcrale est respectée des Arabes, comme celles de Hoche et de Marceau sur le Rhin. Ainsi, la France mit partout ses enfants.

Caffarelli avait été pour beaucoup dans les grandes vues qui ont fait la gloire de l’expédition. Vraiment, elle finit par lui. Après lui, le siège ne fut plus possible. Bonaparte lui-même vit une grande flotte de trente voiles qui venait aux assiégés, une flotte de trente vaisseaux turcs. Non seulement nos nouveaux assauts ne réussirent pas, mais c’est nous qui peu à peu allions nous trouver assiégés. Ceux du dedans, habilement conduits par Phélippeaux, s’étaient introduits entre nos lignes d’approche, et, de droite et de gauche, prenaient à revers nos tranchées.

Phélippeaux mourut frappé d’un coup de soleil, inutilement pour nous, nous déclinions chaque jour, et Bonaparte devenait la dérision des Anglais. Sidney Smith répandit, signa, garantit une proclamation turque, où, pour débaucher nos soldats, on leur répétait les bruits de Paris : « Que le Directoire n’avait rien voulu dans l’expédition qu’éloigner l’armée, dont il se défiait. » Cela ne produisit rien que de furieuses injures de Bonaparte à Smith, et un très vain cartel de Smith à Bonaparte.

Pendant ces sottes paroles de gens qui ne se connaissaient plus, quelqu’un, d’un langage muet, se faisait mieux entendre, finissait tout, la peste. La malignité du climat se liguait encore avec elle d’une autre manière. En quelques jours, des vers naissaient dans les blessures et les compliquaient.

Les nouvelles étaient effroyables. Indépendamment des fanatiques du monde barbaresque dont j’ai parlé, les Anglais, maîtres dans la Méditerranée, se montraient dans la mer Rouge, et nous ne voyions plus autour de nous qu’un cercle noir d’ennemis.

Donc il fallut revenir, et, pour comble de misère, partir nuitamment, et si subitement que, quelque soin que l’on prît d’emporter nos blessés, plusieurs, un peu écartés, se croyant abandonnés, et cherchant leur chemin, se lancèrent dans les précipices.

On aurait pu prévoir ce qu’on avait à attendre d’un tel homme, de sa surdité aux conseils. On pouvait dire déjà ce que quelqu’un dit plus tard, quand il répéta en Russie, sur six cent mille hommes, ce qu’il avait fait sur dix mille en Syrie : « Où pourra-t-on trouver les gardes-fous de son génie[95] ? ».

[95] Mot de M. de Narbonne, cité par M. Villemain, Mélanges.

Bonaparte avait levé le siège de Saint-Jean d’Acre le 1er prairial (20 mai 99), à neuf heures du soir.

Notre allié, dans les Indes, Tippoo, qui depuis si longtemps regardait vers la France, délaissé, sans secours, était mort en héros (avril 1799)[96].

[96] Ce qui fit un tort immense à Bonaparte, c’est que lui-même renseigna ses ennemis sur sa détresse, le besoin qu’il avait de secours, etc. Sa correspondance interceptée fut publiée en un petit volume par Francis d’Yvernois, le Genevois anglais, sous ce titre : Crimes des Français racontés par eux-mêmes, réimprimé à Paris par René Pincebourde.

Chargement de la publicité...