Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
HISTOIRE
DU
XIXE SIÈCLE
LIVRE PREMIER
ANGLETERRE
CHAPITRE PREMIER
LE PREMIER PITT. — LA GUERRE ET LES EMPRUNTS. — LE
TRAITÉ DE 1763 A LIVRÉ LE MONDE AUX ANGLAIS.
Dans le premier volume de cette histoire du dix-neuvième siècle, nous avons exposé le dehors, la mise en scène du théâtre, mais pas assez encore le dessous, le dedans, ce qui se trouvait sous les planches.
Nous avons raconté les rapides succès de Bonaparte et l’effet d’éblouissement qu’il avait dès lors sur le monde. Effet interrompu par la levée du siège de Mantoue, et sa prostration personnelle, dont deux grands médecins, Masséna, Augereau, le remontent à Castiglione (4 août 96).
Paris crut que c’était la fin de la guerre. Mais non l’Europe, puisque en octobre, l’envoyé anglais Malmesbury dit à Paris que « la France ne pouvait espérer de paix, à moins de rendre tout : l’Italie, les Pays-Bas, le Rhin. »
Donc ces grandes victoires de Bonaparte ont eu peu d’effet. Tout lui reste à recommencer. Le déluge barbare qui sans cesse fond sur lui des Alpes ne peut être arrêté. A peine il vient à bout des Allemands de Wurmser, qu’il a sur les bras le torrent des Slaves et Hongrois d’Alvinzi. Ces brillants coups n’expliquent rien, si l’on ne se rend pas bien compte de la force lointaine qui, par des canaux peu connus, leur opposait sans cesse la vaillante barbarie du Danube.
Cette roue épouvantable avait son grand moteur à Londres, où Pitt, assis sur la masse docile des créanciers de l’État, professait, faisait croire l’axiome de Price : « Plus on emprunte et plus on est riche. »
Obscur et poétique mystère de richesse insondable !
L’or qu’on y puisait sans mesure allait fasciner ce monde héroïque et sauvage. Et tout n’arrivait pas : beaucoup restait à Bâle, chez un agent anglais qui, de là à Strasbourg, à Lyon, et surtout à Paris, soldait les traîtres et les espions, des Fauche et des Pichegru, etc.
Mais Pitt avait deux poches. De la seconde (étrange abîme) nous avons vu sortir à flots le torrent des faux assignats, chefs-d’œuvre de gravure, que Puisaye fabriquait, et qui, le jour, la nuit, lancés en France sur des barques légères, animaient, ravivaient incessamment l’incendie vendéen. En vain éteint par Hoche, il gagnait sous la terre. A Paris, à Lyon, et dans tout le Midi.
Combien de temps durerait ce grand mensonge en deux parties : l’emprunt illimité sans base, et le faux assignat ? C’est ce qu’il fallait voir. Était-ce au loin, par des succès en Italie, qu’on pourrait espérer d’arrêter la machine ? C’était l’idée de Bonaparte. Ou, par un coup hardi, traversant le détroit et secondant les Irlandais ? Ce fut l’idée de Hoche, sa tentative audacieuse.
Voilà le fait très simple et nu qui se passait à la fin de 96.
Mais on comprendrait peu, on serait même injuste sous tel rapport, si l’on ne remontait plus haut dans le dix-huitième siècle, si l’on n’expliquait bien ce que l’Angleterre, dans sa lutte contre la France et la Révolution, apportait de spécieux, et même de solide, à ce combat.
Sa haute légitimité remonte à 1688, où, pour l’avantage commun de l’Europe et du genre humain, elle combattit Louis XIV, la proscription des protestants, la révocation de l’édit de Nantes. Lutte si inégale qui réussit par la Hollande et par nos réfugiés. Les Anglais, fatigués, mêlés d’éléments étrangers, n’osèrent revenir à leur glorieuse république de 1649. Ils refirent une royauté, mais au minimum, et prise dans des petits princes étrangers, une race de basse Allemagne.
L’Angleterre, avec Georges Ier, Georges II, avec Walpole, tomba fort bas, sous le rapport moral. En 1750, elle croyait elle-même que, même au point de vue matériel, elle avait baissé. C’était l’opinion, après Walpole. En 1750, son successeur, le duc de Newcastle, adresse cette question à un médecin, le docteur Russell : « Pourquoi le sang anglais est-il si pâle et appauvri ? Quel remède ? » Russell, dans un beau livre que j’ai cité ailleurs[7], indiqua le remède : « La mer et l’action. »
[7] Dans mon livre de la Mer.
L’action n’avait jamais cessé. Sous l’apparente paix de Walpole, un être inquiet avait toujours agi, erré, coureur de mers. Je l’appellerai Robinson (nom d’un livre immortel de 1719). Ce Robinson, vers le pôle Nord, pour son commerce d’huile, faisait l’immense massacre des cétacés qui, pendant tout ce siècle, a rougi la mer de sang. Au midi, à la faveur du traité de l’Assiento, il fournissait de nègres les Espagnols, et chez eux, malgré eux, le pistolet au poing, il commerçait, hardi contrebandier. En 1738, les Espagnols excédés mutilèrent un de ces drôles. De là une scène dramatique au Parlement, et une fureur d’autant plus grande que la vengeance promettait de beaux bénéfices.
J’ai déjà parlé de l’homme qui plaida cette cause avec un talent admirable et une vraie fureur, le premier des deux Pitt (lord Chatham)[8]. Après Walpole, le grand acheteur de consciences, l’Angleterre ouvrit fort les yeux en voyant tout à coup ce magique et sublime acteur, sincère et désintéressé, d’une passion réelle, comme l’acteur d’Athènes qui, jouant Électre, apporta sur la scène, non pas l’urne d’Oreste, mais l’urne de son propre fils. Ce grand Chatham, si naturellement furieux, avait l’élan colérique des Gallois, dont venait sa famille. De plus, il était né malade, toute sa vie, il eut un bourreau, la goutte. A chaque accès, ses cris étaient des accès d’éloquence.
[8] J’en ai parlé dans mon Histoire de France. Aujourd’hui, je dois parler surtout du second, mort en 1806 ; je citerai plus loin les sources de son histoire.
Une vieille dame, Sarah Marlborough, qui haïssait la France, fut charmée d’un jeune homme qui paraissait si enragé. Elle crut y reconnaître son fils et elle le fit son héritier.
Mais il n’avait qu’une passion, la colère. Et, de haut, méprisait l’argent. Quel spectacle pour les Anglais après Walpole ! Ils ont des moments de grandeur. Ils trouvèrent cela beau, furent charmés de lui voir rendre une grosse place qu’on lui avait donnée, charmés de l’entendre parler contre ceux qui toujours prêchaient pour le Hanovre, le patrimoine du Roi. En cela, il semblait tourner le dos au ministère. C’est ce qui l’y porta. A reculons, il n’y alla pas moins. Les Anglais étaient furieux de quelques succès de la France. Il fallut par deux fois que le roi, malgré lui, nommât et renommât ministre celui qui représentait le mieux la colère nationale.
L’ennemi de Pitt, Fox Holland, le fit lui-même rappeler. En 1757, il fut premier ministre, malgré le Roi et l’aristocratie. L’engouement des Anglais pour leur grand avocat fut tel, que l’insuccès qu’il eut d’abord, loin de les décourager, les piqua, les attacha à lui. Il est vrai que ce furieux avait de très nobles éclairs qui lui illuminaient l’esprit. Il en eut un très beau, de haute et ferme raison, quand, mettant sous ses pieds la vieille antipathie des Anglais pour les Écossais, il dit magnanimement que ces belliqueux montagnards n’étaient point des ennemis. Ils ne voulaient que guerre ; eh ! bien, il fallait leur donner des armes, les employer en Amérique. Dès ce moment, en effet, ils changent, et combattent pour l’Angleterre, même contre leurs anciens amis les Français.
Il dit ensuite une chose qui réussit : « Il faut conquérir l’Amérique en Allemagne. » A force d’argent, soutenir Frédéric, ce petit roi qui, à travers sa meute d’ennemis, pourrait peut-être l’emporter sur la France de la Pompadour. Hasardeuse pensée que l’événement justifia. Seulement ce fut la porte par où l’Angleterre se lança dans la voie des guerres par subsides, dans la voie des emprunts, chargeant toujours la dette, et d’avance écrasant la génération à venir. Plusieurs ne croyaient pas au succès. « Le crédit, disaient-ils, ne pourra pas se soutenir sans des succès constants et des victoires sans fin. A cela quelle solution ? Faire banqueroute, ou conquérir le monde ! »
C’est ce qui arriva. La France, en 1763, par le traité de Paris, laissa d’une part les Indes, de l’autre l’Amérique.
C’étaient deux mondes. Et pourtant Pitt n’était pas encore content d’un tel traité. Quand il apprit le Pacte de famille, notre traité avec l’Espagne, il voulut recommencer la guerre, la faire aux Espagnols.
Cette fureur d’aller de guerre en guerre en employant l’épée des autres, et s’obérant de plus en plus, fut punie lorsque l’Amérique refusa de s’épuiser en fournissant toujours. L’avis de Pitt était qu’on la calmât à tout prix. Mais ses conseils ne purent empêcher la séparation.
Il la vit s’accomplir, ce qui l’acheva. Depuis deux ans, il était maniaque, et il avait cent caprices bizarres. Il s’était laissé faire pair et comte de Chatham, ce qui lui ôta (suprême douleur) le cœur du public, confondit dès lors ce grand citoyen avec un groupe fort peu populaire, ceux qu’on appelait ironiquement les amis du roi. Parti intéressé qui avilissait l’Angleterre, ne connaissait ni communes, ni Pairs, ni Whigs, ni Tories, mais uniquement le roi.
Tout à coup, à la fin, Chatham remonta. Ce grand acteur, d’autant meilleur acteur qu’il était à la fois calculé et sincère, s’arrangea pour avoir devant le parlement une scène de colère héroïque, où peut-être il espérait mourir en défendant l’honneur national, et détournant l’Angleterre de reconnaître l’indépendance américaine. La mise en scène fut superbe. Il s’avança, la mort sur le visage, soutenu par son second fils de dix-neuf ans (William Pitt), s’emporta, parla longuement, retomba dans les bras de son fils. Ce fut la fortune de celui-ci, plein de mérite au reste. Si différent qu’il fût du grand Chatham, il fut consacré par cette scène, et on le vit toujours dans l’ombre du héros.
La bienveillance fut extrême pour lui. Ses futurs adversaires, Fox, Burke, l’accueillirent, le vantèrent, l’exaltèrent. Il était fort précoce, et, sous de tels auspices, il put impunément montrer une fierté où l’on crut reconnaître la grande âme de son père. A vingt-deux ans, il déclarait qu’il n’accepterait de place que dans le ministère, et déjà, à vingt-cinq, il fait autorité dans le parlement.
Il fallut bien du temps pour voir que, sous plusieurs rapports, il différait fort de Chatham ; souvent il fut son contraire. Cela ne choqua pas, et parut naturel. L’Angleterre avait changé elle-même ; une autre génération avait succédé.