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Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

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CHAPITRE XIII
EMBARRAS DU DIRECTOIRE, QUI SIGNE CAMPO-FORMIO. — OCTOBRE 97.

Cette gloire du Directoire qui éblouit l’Europe, qui força la voix même de nos plus furieux ennemis, n’empêchait pas les difficultés de la situation.

Jusque-là, la grande affaire qui absorbait tout était la guerre, et le reste ne venait qu’après. Il fallut regarder enfin la république, hors des bulletins des armées. La rentrée de nos ennemis, prêtres et nobles, facilitée par la mollesse de toutes les administrations, remplissait la France malade comme d’insectes mortels qui, en toutes choses, la troublaient. Même après Fructidor, ils firent, sur plusieurs points, divers essais de guerre civile. Et, ce qui était peut-être pis, c’est que souvent, paisibles en apparence, s’infiltrant d’autant mieux à l’action générale pour la rendre fiévreuse, on les trouvait partout sans les reconnaître. Sieyès fit la proposition hardie et chimérique de chasser tout noble de France. Boulay (de la Meurthe) et Chénier firent décider qu’au moins on leur ôterait les droits civiques.

D’autre part, Sotin, le ministre zélé de Fructidor, entreprit de poursuivre et de déposer les prêtres qui refusaient le serment d’obéir aux lois. De là grande clameur ! « Pauvres prêtres ! dit-on ; cruelle proscription ! » A vrai dire, ce n’était que déporter la guerre civile.

Mille autres plaies restaient. On regarda en face un grand fléau du temps. Dans beaucoup de contrées, de vastes terres restaient désertes, stériles, sans que l’autorité locale s’informât si elles étaient (ou non) terres d’émigrés. La Réveillère-Lepeaux voulait que cette enquête, cette détermination précise fût remise à des députés, commissaires moins craintifs que les autorités locales. On ne fit rien. Et cette proie immense fut réservée à la corruption arbitraire du consulat et de l’empire.

A la suite de la dépréciation des assignats et des mandats, une part énorme de la rente était aux mains de ceux qui l’avaient acquise à vil prix. On prit une mesure hardie : c’était de ne payer en argent que le tiers, et d’acquitter les deux autres tiers en terres, en biens nationaux. Quoi de plus juste qu’une telle opération ? Mais les bureaux, qui à ce moment faisaient manquer l’expédition d’Irlande par des retards habilement calculés, firent de même manquer cette grande opération financière. Elle devint en apparence une banqueroute. Les commis de la Trésorerie, excellents royalistes, agirent en cela mieux que n’aurait jamais fait Pichegru. L’avortement d’une si vaste combinaison mit dans mille autres choses un décousu, une vacillation, une paralysie extraordinaires. Partout la gêne. Des renvois infinis, de bureau en bureau. Partout des commis ventrus, luisants, hautains, pour dire : « Voilà la république ! voilà le Directoire ! Il mange tout… Allez donc demander des restes aux grands festins du Luxembourg !… »

Le rentier revenait à sec et furieux. « Robespierre valait mieux, se disait-il. Car alors il n’y avait pas d’octroi. Ceux qui ne mouraient pas mangeaient. Le pain venait ici à prix réduit. »

A ces éléments troubles un autre élément plus trouble encore s’ajouta. La grande armée du Rhin, avec son général douteux et ses communications allemandes de foie gras et de montres suisses, etc., inspirait des craintes, trop fondées : on le voit maintenant par Fauche-Borel et les aveux de l’ennemi.

Augereau, à qui on donna cette armée, était, dit-on, conduit par un officier intrigant, ex-moine, grand brouillon, et peu sûr. On ôta à Augereau l’armée du Rhin, et l’on se décida bientôt à la dissoudre.

Qu’allait devenir cette foule d’excellents militaires, de moralité vacillante ? Même le héros Desaix, sensible et d’un trop faible cœur, n’avait, dit-on, point censuré Moreau pour sa fidélité à un ami coupable. Lui-même, ayant besoin d’aimer et d’admirer, il court en Italie, se livre à Bonaparte. Kléber, sans l’imiter, reste à Paris, frondeur et ennuyé, tout prêt à la folie d’Égypte, où Bonaparte l’entraînera… La voilà dispersée, la grande armée du Rhin.

Ainsi partout le Directoire, vainqueur des royalistes, rayonnant de gloire sur l’Europe, avait pendant ce temps des pièges sous lui, je ne sais combien d’insectes, de fourmis (les bonapartistes, les semibabouvistes) qui creusaient des souterrains tortueux sous ses pieds, lui effondraient de tous côtés le sol.

Mais le plus efficace à nuire fut le glorieux traître de Campo-Formio. Bonaparte, ici, fut bien plus que Cobentzel, le ministre dévoué de l’Autriche. Celle-ci terrifiée par Fructidor et le désastre de ses amis les royalistes, reprit courage quand elle vit en Bonaparte un homme double et conquis d’avance au parti rétrograde.

La France venait de renvoyer fièrement l’ambassadeur anglais Malmesbury et sa proposition perfide de faire la paix aux dépens de nos alliés. Mais l’Autriche n’avait pas à craindre une telle rebuffade, ayant Bonaparte pour elle. Il arrangeait toutes choses par deux crimes ; il voulait que la France prît pour elle la république de Gênes, et livrât à l’Autriche la république de Venise, récemment élevée par nous, encouragée par nous, et qui venait de nous donner ses îles en retour de notre protection[66]. Proposition infâme qui ne pouvait même être défendue par une apparence d’utilité. Barras, la Réveillère, Rewbell en furent révoltés. Par ce beau traité de Campo Formio nous laissions à l’Autriche tous les points de défense et d’attaque, la grande ligne militaire, la vraie porte de l’Italie pour y rentrer quand elle voudrait !

[66] Suivons cela dans la Correspondance officielle :

Ce ne fut que le 12 juillet qu’il songea enfin à organiser militairement les villes d’Italie (qu’il avait dit souvent avoir organisées). Mais, un mois après, le 16 août, il déclare au ministre Talleyrand qu’il n’est déjà plus temps de commencer la guerre, que l’Empereur a refait son armée, — en d’autres termes que ces lourds Autrichiens ont été plus fins, l’ont joué.

Que signifie alors sa lettre du 3 septembre où il dit avoir menacé les Autrichiens de la guerre au 1er octobre, si la paix n’est pas signée ? Il savait bien qu’alors tout serait impossible, et il n’écrit cette lettre ridicule que pour les badauds de Paris.

Dans sa Correspondance, on le voit varier pour Venise de minute en minute. M. Lanfrey, ici, est admirable. Aujourd’hui toutefois, avec le secours de la Correspondance, on peut mieux distinguer les aspects divers de la question. 1o Le vieux gouvernement de Venise, moins tyrannique qu’on ne l’a dit, sans doute était coupable envers nous comme allié sûr de l’Autriche. 2o Mais de quoi était coupable envers nous la nouvelle Venise, une république fondée par des Vénitiens, Français de cœur, et nos propres agents, sincères et loyaux, Lallement, Villetard, une république avec laquelle Bonaparte, le 16 mai, avait fait un traité, à qui, le 26 mai (pendant qu’il escamotait leur marine) il faisait des promesses admirables pour assurer leur liberté, et relever par eux l’Italie ? Il trompe encore les Vénitiens le 13 juin. Il avoue (19 septembre) que Venise est, de toute l’Italie, la ville la plus digne de la liberté. On est effrayé de voir combien, en disant ces paroles, il est détaché et de Venise et de l’Italie même. Sa mobile imagination le porte en Orient, en Grèce et dans l’Égypte (16 août). Il est ami d’Ali, l’affreux pacha de Janina. — Après Fructidor, quand le Directoire voulait très-sincèrement les libertés de l’Italie, Bonaparte ne tarit pas d’injures contre elle, contre ce peuple mou, superstitieux, pantalon et lâche, etc. Il gronde âprement nos agents trop loyaux qui réclament pour les Vénitiens.

Cela était si fort que Cobentzel voyant le traître et cette âme pourrie, crut en obtenir davantage, en tirer encore le centre de l’Italie. Si l’Autriche ne l’eut, du moins, par les articles secrets de ce traité, elle se faisait donner de grandes avantages tout près d’elle, par exemple une partie de la Bavière entre Salzburg et le Tyrol ; plus le vaste archevêché de Salzburg (cet intéressant petit peuple, qui a produit Mozart). L’Istrie, la Dalmatie, ces sujets de Venise, si belliqueux, par le traité sont donnés à l’Autriche.

Bonaparte se sentait bien secondé par le monde, la société de Paris, les belles dames, qui chaque soir affluaient au Directoire, les yeux moites, et disaient avec attendrissement : « Ah ! de grâce donnez-nous la paix ! »

Le héros y aidait de son mieux, énumérant les ressources de tout genre qu’il eût fallu pour faire la guerre. Puis l’hiver approchait. On ne pouvait que prévoir des désastres.

Tout cela à grand bruit. De sorte que, non seulement le Directoire, mais le Corps législatif, effrayé, reculait, et, si l’on eût persisté, eût refusé l’argent et les ressources nécessaires. Ajoutez que Bonaparte eût donné sa démission et préparé les défaites de son successeur.

La Réveillère dit la chose à merveille, et montre que si le Directoire eût refusé de signer, il était perdu.

Voyant que par la coalition de tous les traîtres son traité allait réussir, Bonaparte, ce grand acteur, employa une machine qui lui réussissait toujours, une scène théâtrale. Il répandit la nouvelle que c’était lui qui, par un accès de colère, où il cassa à Cobentzel de précieuses porcelaines, l’aurait effrayé et forcé d’accepter enfin ce traité si désirable pour l’Autriche !

Son courtisan Berthier et son ours Monge (rude et plat, muselé) furent chargés de remettre le traité au Directoire. Et cette œuvre de nuit, ils l’apportèrent la nuit, bien tard, au sévère la Réveillère, qui dépeint sans pitié la grâce flatteuse de Berthier et la servilité grossière de l’ours, maladroitement courbé de sa rude échine jusqu’à terre[67].

[67] La Réveillère, Mémoires, t. II, p. 275.

Dans la lettre d’excuses que Bonaparte adresse au Directoire, il y a une parole qui jure horriblement. C’est l’hommage qu’il rend à Hoche, qui venait de mourir. Cette mort est une des causes qui lui ont fait, dit-il, signer la paix. Toute sa vie, ce favori du sort, par son intrigue et son habileté, avait soufflé la chance au vrai héros[68]. Hoche ne fut pas heureux. Il eut, il est vrai, la sinistre palme de la Vendée, mais manqua Vendémiaire et manqua Fructidor. On hésitait toujours à employer un homme si fier. Les bureaux de la guerre, cet ennemi immuable et terrible, furent toujours contre lui, ainsi que tous les traîtres, la belle société depuis Quiberon.

[68] Dans une gravure curieuse de la collection Hennin (Bibl.), Bonaparte est présenté comme successeur de Hoche. La famille de celui-ci, en 1840, m’a dit qu’on croyait que les papiers de Hoche avaient été portés par ses lieutenants (Lefebvre ?) à Bonaparte.

Cet homme de vingt-huit ans dut regretter la vie. Il avait des projets immenses, non de guerre, mais plutôt de paix, la résurrection de deux peuples, les Irlandais et les Wallons. Pour ceux-ci, il eût fondé la république de Meuse, eût réveillé ce génie méconnu, le génie de la Meuse, de la Moselle et du Rhin vinicole, si différent de l’Allemagne[69].

[69] Génie puissant et fort original. C’est de la Meuse, de Maseyck, près Liège, que sort en 1400 le grand révolutionnaire de la peinture, celui qui brisa le symbole, échappa aux écoles allemandes, Van Eyck. Je vois près de Cologne, sur les coteaux de Bonn, naître (bien loin du panthéisme alors) un héros, Beethoven. — Rhin et Moselle, associés dans le grand concert de leurs fédérations républicaines, eurent en lui leur grande voix.

Les guerres de la Révolution n’excluaient nullement la vraie fraternité humaine. Hoche, Marceau, furent aimés sur les deux rives. Leur tombe, toujours en Allemagne, y reste pour rappeler que, même dans la guerre, ils portèrent un esprit de paix.

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