Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
LIVRE IV
ANGLETERRE. — INDE. — ÉGYPTE 97-98
CHAPITRE PREMIER
L’ORGANISATION DE L’INDE SOUS CORNWALLIS.
L’Angleterre, en 97, chassée de toute l’Europe, ayant perdu son unique alliée l’Autriche, étant vaincue comme faction par son échec de Fructidor, où elle avait jeté des torrents d’or, d’argent, etc., l’Angleterre, dis-je, malgré quelques succès sur mer, paraissait au plus bas.
L’Angleterre ? Oui, mais non pas les Anglais. Sauf la révolte de la flotte, alarme d’un instant, sauf la baisse de la rente, qui remonta bientôt, les événements de ce monde n’avaient aucune prise sur les Anglais et leur bien-être. Leurs nombreuses familles, n’en dévoraient pas moins en pleine quiétude les monstrueux moutons, les bœufs, que Bakewell venait de créer. Les enfants innombrables que le père ne connaissait presque que par le millésime de leur naissance, n’inquiétaient guère. Le remède était tout trouvé. Du jour que ces babies avaient pris figure d’hommes, dès quinze ans, sans autre hésitation, on les jetait à la mer, non pas comme autrefois, aux hasards de la mer, mais pour des offices de terre, pour la bureaucratie de l’Inde, où ils allaient s’essayer, griffonner.
Toute mère, aux prières du matin, pensait au grand Hastings, qui avait fait cet ordre admirable, mais beaucoup plus à la couronne, au bon roi Georges et à l’ami du roi, Cornwallis, qui venait de créer (dans sa vice-royauté) cette immense administration où tous trouvaient à s’employer. Administration si nombreuse qu’on calculait alors que l’empire de Russie, la septième partie de la terre habitable, avait moins de places à donner.
Georges III, l’un des meilleurs de ces Hanovriens, n’était pas un grand politique. Mais il avait compris, mieux qu’on n’eût attendu de sa tête fêlée, par son petit sens prosaïque de basse Allemagne, ce que d’autres plus fiers auraient moins deviné : « Que si cette proie de l’Inde engraissait les Anglais, homme à homme, l’Angleterre tiendrait la couronne quitte du reste, et qu’il ne verrait plus son carrosse mis en pièces, et lui-même tout prêt de s’embarquer pour le Hanovre. »
Après Hastings (le scélérat homme d’esprit qui avait trouvé la grande méthode de spoliation), il fallait pour l’appliquer un homme médiocre, qui suivrait pas à pas la chose avec bon sens. Cornwallis fut cet homme. Doux, honnête, plein de mérite, mais d’un mérite malheureux, aide de camp du roi, il n’était connu que par un grand revers. Comme il avait fait un voyage en Prusse chez Frédéric, on l’avait cru guerrier, et on lui avait donné contre les Américains et la Fayette une armée de neuf mille hommes avec laquelle il capitula (1780). Cela ne refroidit point le roi, et pour braver l’opposition, il récompensa Cornwallis, le fit lord lieutenant de l’Inde, au moment où la nouvelle administration faisait un roi du vice-roi. Il y resta longtemps, et justifia parfaitement le choix du roi par cette médiocrité que Georges estimait plus que toute chose.
Il y manqua pourtant une fois : il lui advint un succès militaire. En 1789-90, il faisait la guerre à Tippoo, le grand chef musulman, très valeureux, de courage tigresque. Tippoo, par trois fois, affamant les Anglais, refusait de traiter, et les eût pris peut-être par la faim devant Seringapatam qu’ils assiégeaient, si Cornwallis n’eût appelé à son secours les Mahrattes rivaux de Tippoo. Ils vinrent au nombre de trente mille et apportèrent des vivres. Puis, les Mahrattes partant, Cornwallis appela à son aide des tribus sauvages qui, en une fois amenèrent quarante mille bœufs. Tippoo, abandonné, ayant mille cavaliers seulement, ne put défendre sa capitale Seringapatam. Il dut livrer la moitié du royaume et pour otages ses jeunes fils. Ils furent fort bien reçus, avec un accueil paternel, par lord Cornwallis. S’il eût ruiné entièrement Tippoo, il eût rendu trop forts les Mahrattes. Mais, en même temps, on prit certain terrain qui plus tard permettait aux Anglais de s’étendre indéfiniment. Cette conquête, faite à si bon marché, et surtout par la politique, fit plus de bruit en Europe que notre victoire de Jemmapes, qui eut lieu en même temps. Les Anglais furent habiles à faire ressortir et répandre leur succès. Des gravures, pas trop chères et demi-coloriées, que l’on rencontre encore, montrèrent partout la vaillante résistance de Tippoo, la scène infiniment touchante des petits princes indiens amenés au vainqueur, enfin le noble accueil qu’on fit à leur malheur, et la mansuétude du parfait gentleman Cornwallis.
Cornwallis eut encore, quand la guerre de la révolution éclata, le succès de prendre aux Français Pondichéry, ce qui semblait fermer l’Inde à jamais aux ennemis de l’Angleterre.
Il avait parfaitement justifié le choix et les vues de la cour. Appliqué, sérieux, médiocre en tout, mais solide, il avait fait la guerre malgré lui, mais heureusement. Sa grande ambition était autre ; il se proposait bien plutôt d’être un sage administrateur, de porter enfin l’ordre dans ce monde indien, si troublé par l’intrusion d’éléments étrangers.
L’ordre que concevait Cornwallis, comme instrument fidèle de la couronne et du ministère, était un ordre tout anglais. L’attache prodigieuse de l’Angleterre à ses institutions fait qu’elle veut les retrouver partout et que, partout elle en rapproche mille choses qui n’y ressemblent guère, mais dont elle ne veut pas voir la différence. Ainsi elle a assimilé l’Écosse à elle-même, la loi des clans à la loi féodale anglaise. Les lairds, juges militaires des clans, ont été assimilés aux lords, seigneurs propriétaires des fiefs. Ce qui n’était que fonction est devenu un héritage que les filles ont transporté comme dot aux grandes familles anglaises. Ainsi s’est consommée la ruine des clans au profit de la grande propriété féodale et de l’usurpation anglaise. Détruire partout la petite propriété au profit de la grande, telle fut la tendance de l’Angleterre chez elle-même. Combien plus à la fin du dix-huitième siècle où d’habiles gens montrèrent combien l’agriculture conduite en grand rapporte plus, a moins de non-valeurs qu’elle n’en a dans les petites propriétés ! Pitt poussa d’autant plus en ce sens, qu’il jugea que les petits, ne pouvant acheter ces grandes terres, mettraient leur argent dans la rente, c’est-à-dire dans ses mains. Il alla résolument dans ce système, non seulement par des impôts énormes sur les consommations qui atteignent surtout le grand nombre, mais même par des lois hardiment tyranniques, comme celle de 92, qui alloue les terres communales aux plus riches de la commune.
Cornwallis fit de même, dans l’Inde, une réforme qui semblait tout aristocratique. Il déclara que toute terre appartenait aux gros propriétaires, ou zémindars, et non aux paysans (ryots) qui la cultivaient depuis un temps immémorial. Ces zémindars, sous le gouvernement précédent du Mogol, étaient agents fiscaux, levaient l’impôt. Ils cumulaient tous les pouvoirs, étaient juges en même temps, de sorte que, s’ils avaient débat avec le paysan, ils jugeaient ce litige, étaient juges et parties. Cela était exorbitant. Ils pouvaient condamner, exproprier le paysan, faire cultiver la terre par un autre. L’État n’y perdait rien. Le zémindar, seul responsable, acquittait l’impôt tout de même.
Cependant le droit réclamait. Il y avait des Anglais (comme Francis, l’accusateur d’Hastings) qui soutenaient que la terre était primitivement, et de droit, au paysan qui depuis si longtemps la cultivait. Cornwallis crut prendre un moyen terme en maintenant que la propriété était vraiment à l’aristocratie, aux zémindars, mais que ceux-ci ne seraient plus juges, et que les différends entre eux et le cultivateur seraient jugés par des tribunaux de l’État, des juges qui viendraient d’Angleterre, et qui partant seraient impartiaux.
Là éclata, sous forme bizarre, le génie opposé des deux races, des deux sociétés, si différentes. Les formes de la procédure anglaise, si lentes et si verbeuses, compliquaient les moindres affaires, désespéraient les indigènes, exigeaient l’intervention constante des interprètes. Même avec eux, le juge et les parties ne se comprenaient pas. De là des retards incroyables et un encombrement immense. En deux années, et dans un seul district, le nombre des procès arriérés ne s’élevait pas à moins de trente mille.
N’espérant plus s’en tirer jamais, on prit un grand parti, ce fut de fermer en quelque sorte les tribunaux par des frais si énormes qu’on hésitait à s’en approcher. Le pauvre n’y venait pas, en étant empêché par les frais préalables. Et si le zémindar y venait, il était ruiné. Jadis, il était juge, et, par simple sentence, il expropriait, pouvait chasser son paysan. Maintenant, il fallait de coûteuses formalités.
Sous le Mogol, il y avait de grands désordres. Pourtant le pays prospérait[70]. C’est alors que l’on fit ces monuments d’utilité publique, ces immenses bassins d’eau pluviale pour les irrigations. L’Inde restait féconde ; elle restait Sita la charmante, si bien chantée dans le Ramayana. Malgré l’exactitude, la probité de Cornwallis, déjà sous lui tout dépérit, et l’Inde dès lors s’achemina vers cet état de vétusté qu’elle présente aujourd’hui.
[70] Il y avait une grande diversité d’administration. Il paraîtrait qu’alors, dans les petits gouvernements indiens, les agents du prince s’arrangeaient directement avec les cultivateurs, soit homme par homme, soit village par village. (Mill et Wilson, t. V, p. 475.)
Cette misère s’explique surtout par l’administration la plus coûteuse qui fut jamais. Le système qu’on créa à Londres et que Cornwallis dut appliquer, fut de défendre le commerce aux employés, mais de les en dédommager par d’énormes traitements. On crut finir tous les abus, en appliquant cette maxime bizarre et méthodiste : « Plus on gagne, moins on désire. Donc les richesses moralisent. » D’après cela, pour faire une administration vertueuse, il fallait la gorger par des traitements monstrueux.
Ainsi le chief-justice, nommé pour douze années, eut par an quinze cent mille de nos francs. Les autres emplois à proportion, dans l’administration, la justice, l’armée, l’Église. Par ce grossissement prodigieux des traitements, l’Inde, devenue un champ magnifique pour la corruption électorale, donna à la couronne, au ministère, une grande force (autant que l’Église établie, l’autre colonne de la royauté). Son administration se recruta dès lors dans des classes tout autres, moins actives et plus délicates que celles qui fondèrent cet empire. Classes plus honorables et décentes, se respectant davantage, mais infiniment moins actives, laborieuses, cédant plus au climat, amoureuses de longs loisirs. Classes enfin méthodistes, partant plus éloignées de leurs sujets indiens que n’avaient été jadis les compagnons de Clive. De là un bigotisme croissant qui eut son résultat en 1857.
Toutes ces fautes, qui sans doute furent prescrites et imposées de Londres, ne peuvent empêcher de reconnaître les efforts méritants de Cornwallis.
Même malgré tous les reproches que l’on peut faire à l’administration anglaise, je doute qu’aucun peuple européen se fût mieux tiré d’une tâche si difficile. Les Italiens et les Français peut-être auraient par mariages pu créer une race qui, à la longue, aurait relevé l’Inde et se serait posée médiatrice et interprète entre l’Orient et l’Europe.
Les Anglais recrutés sans cesse, se succédant très vite, y forment un peuple de malades, sans avenir, qui ne produira rien que l’abâtardissement de leur belle race, jadis si forte.
Je crois, comme M. le docteur Bertillon (Dict. de médecine, article Acclimatement) que les conquêtes et colonies en pays tropicaux sont éphémères et vaines, de vrais cimetières pour l’Europe, et rien de plus.
Tous les peuples, l’un après l’autre, iront dans l’Hindostan, et y mourront. L’Inde n’appartient qu’à l’Inde même.
J’avais soutenu toute ma vie, contre tous, que l’Italie aurait sa résurrection, sa renaissance. Cela s’est vérifié, et se vérifiera de même pour l’Inde. Elle existe en dessous, plus industrieuse[71] et moins morte que ne fut l’Italie au dix-septième siècle. Entre les prétendants qui se disputeront l’héritage des Anglais, les indigènes interviendront, et grandiront dans le combat, enterreront tous les étrangers, et resteront seuls maîtres. Il y aura là une Europe.
[71] Les Anglais ne font guère difficulté de dire eux-mêmes qu’ils ont tué l’Inde. Le sage et humain Russell le crut, l’écrivit. Ils ont frappé ses produits de droits ou de prohibitions, découragé l’art indien. S’il subsiste, il le doit à l’estime singulière qu’en font les Orientaux sur les marchés de Java, de Bassora.
Ce fut un grand étonnement pour les maîtres même de l’Inde, lorsqu’en 1851 débarquèrent, éclatèrent au jour ces merveilles inattendues, lorsqu’un Anglais consciencieux, M. Royle, exhiba et expliqua toute cette féerie de l’Orient. Le jury, n’ayant rien à juger que « le progrès de quinze années, » n’avait nul prix à donner à un art éternel, étranger à toute mode, plus ancien et plus nouveau que les nôtres (vieilles en naissant). En face des tissus anglais, l’antique mousseline reparut, éclipsa tout. La Compagnie, pour en avoir un spécimen d’Exposition, avait proposé un prix (bien modique) de 62 francs. Il fut gagné par le tisserand Hubioula, ouvrier de Golconde. Sa pièce passait par un petit anneau, et elle était si légère qu’il en aurait fallu trois cents pieds pour peser deux livres. Vrai nuage, comme celui dont Bernardin de Saint-Pierre a habillé sa Virginie, comme ceux dans lesquels Aureng Zeb inhuma sa fille chérie au monument de marbre blanc qu’on admire à Aurengabad.
Malgré le méritant effort de M. Royle, et ceux même des Français qui se plaignirent d’être mieux traités que les Orientaux, l’Angleterre ne donna à ses pauvres sujets indiens de récompense qu’une parole : « Pour le charme de l’invention, la beauté, la distinction, la variété, le mélange, l’heureuse harmonie des couleurs, rien de comparable. Quelle leçon pour les fabricants de l’Europe ! »
L’art oriental est tout à la fois le plus brillant, le moins coûteux. Le bon marché de la main-d’œuvre est excessif, j’allais dire déplorable. L’ouvrier y vit de rien ; pour chaque jour, une poignée de riz lui suffit. Plus, la grande douceur du climat, l’air et la lumière admirables, nourriture éthérée qui se prend par les yeux. Une sobriété singulière, un milieu harmonique y rendent délicats tous les êtres. Les sens se développent, s’affinent.
Le ciel fait tout pour eux. Chaque jour, un quart d’heure avant le lever du soleil, un quart d’heure après son coucher, ils ont sa grâce souveraine, la très-parfaite vision de la lumière. Elle est divine alors, avec des transfigurations singulières et d’intimes révélations, des gloires et des tendresses où s’abîme l’âme, perdue à l’océan sans bornes de la mystérieuse Amitié.
C’est dans cette infinie douceur que l’humble créature, faible, si peu nourrie et d’aspect misérable, voit d’avance et conçoit la merveille du châle indien. De même que le profond poète Valmiki, au creux de sa main, vit ramassé tout son poème, le Ramayana, — ce poète du tissage, prévoit, commence pieusement le grand labeur, qui parfois dure un siècle. Lui-même n’achèvera pas, mais son fils, son petit-fils continueront de la même âme, âme héréditaire, identique, aussi bien que la main, si fine, qui en suit toutes les pensées.
Cette main est unique dans les bijoux, étranges et délicieux, dans l’ornementation fantastique des meubles et des armes. Les derniers princes indiens, à cette Exposition, avaient noblement envoyé leurs propres armes, choses si personnelles, chéries, qu’ont portées les aïeux, et dont on ne se sépare guère. Sont-ce des choses ? Presque des personnes. Car l’âme antique y est, celle de l’artiste qui les fit, celle des princes (jadis si grands) qui les portèrent. Un de ces rajahs envoya bien plus encore, un lit, signé de lui (et son propre travail ?), un lit d’ivoire, sculpté et ciselé, de délicatesse infinie, meuble charmant d’un aspect virginal, plein d’amour, ce semble, et de songes.
Et ces choses de luxe, œuvres de rares artistes, révèlent moins encore le génie d’une race que la pratique générale des arts que l’on dit inférieurs et de simples métiers. Il se marque particulièrement dans la manière simple dont ils exécutent sans frais, sans bruit, des choses qui nous semblent fort difficiles. Un homme seul, dans la forêt, avec un peu d’argile pour creuset, pour soufflet deux feuilles comme ils en ont, fortes, élastiques, vous fait, avec le minerai, du fer en quelques heures. Puis, si l’asclepias gigantea abonde, de ce fer, il fait de l’acier, qui, porté par les caravanes à l’ouest et jusqu’à l’Euphrate, s’appellera l’acier de Damas.
Quelqu’un dit : « Au lieu d’envoyer, de commander à Cachemire d’affreux dessins de châles baroques qui gâteront le goût indien, envoyons nos dessinateurs. Qu’ils contemplent cette éclatante nature, qu’ils s’imbibent de la lumière de l’Inde, » etc. Mais il faudrait aussi en prendre l’âme, la profonde harmonie. Entre la grande douceur de cette âme patiente et la douceur de la nature, l’harmonie se fait si bien, que lui et elle ont peine à se distinguer l’un de l’autre. (Michelet, Bible de l’humanité, livre I, ch. I.)