Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE IX
ADMINISTRATION CONQUÉRANTE, DÉVORANTE DES WELLESLEY. — DÉSESPOIR. — CULTE
DE LA MORT.
Une chose étonne dans ce qui précède : comment l’armée anglaise, peu nombreuse en 92 sous Cornwallis, en 99 sous Wellesley, arrive-t-elle tout d’abord au bout de ses vivres. Cornwallis eût péri sans l’assistance des Mahrattes, et Wellesley fut obligé de brusquer l’attaque, n’ayant de vivres que pour huit jours.
C’est que nulle prévoyance ne suffisait pour nourrir des armées si mangeuses, où dix mille soldats traînaient avec eux cent mille bouches inutiles (on le voit parfaitement dans la campagne de Lake, en 1803)[106].
[106] Voy. Mill, Barchou de Penhoën, etc. Cette armée de dix mille hommes, sous Lake et Wellington, avait une suite de cent mille hommes ; plus, force éléphants et chameaux. Nombre de serviteurs pour dresser les tentes. — Chaque cheval, outre son cavalier, avait deux domestiques, l’un pour l’étriller, l’autre pour les fourrages. Ajoutez un bétail immense, et des bœufs de transport, de nombreux serviteurs pour porter les palanquins, les malades, etc. Les soldats recevaient, avec les rations de viande que donnaient des troupeaux, des rations d’arack. Les officiers avaient en outre des moutons, des chèvres pour leur usage particulier. — Un simple lieutenant avait dix domestiques, un capitaine vingt, un major trente, etc. Même les soldats avaient leurs suivants. Il fallait un porteur d’eau pour chaque tente, un cuisinier par tente de dix ou douze soldats.
Plus des femmes, marchands et inutiles (aventuriers qui cherchent et trouvent les grains cachés). Le camp était comme une ville. On y voyait de longues rues de boutiques dans tous les sens, avec marchands européens, indous, mongols. De riches restaurants qui étalent viandes, légumes, fruits rares ; — des boutiques de changeur ; de l’or en abondance, des draps fins, mousselines transparentes, étoffes brochées d’or, d’argent ; diamants, pierres précieuses. Des femmes vendant essences, guérissant par enchantement. — Groupes de danseuses ; d’autres disent la bonne aventure, chantent des chansons, pendant qu’un musicien joue d’un instrument d’airain. — Des jongleurs déploient leur dextérité. Les tentes militaires étaient établies sur un modèle uniforme ; les autres variées. A travers ces rues irrégulières, des troupes d’éléphants et de chameaux circulaient gravement avec leurs clochettes. On trouvait là une foule de costumes et de langues diverses : anglais, persan, indoustan, arabe et dialectes provinciaux.
Aux grandes pluies, cette foule ne trouvait pas d’abri, sauf parfois de vastes mausolées indiens. L’immense sépulture d’Acbar, avec ses cinq voûtes de marbre blanc et noir, ses terrasses et ses minarets, ses précieuses mosaïques reçut trois régiments de dragons. Les officiers logèrent dans les vingt chambres sépulcrales où les fondateurs des grandes familles reposaient autour de leur maître. Les tombes, si longtemps silencieuses, retentirent des banquets bruyants prolongés dans la nuit. Ces outrages des chrétiens, communs aux deux populations, indienne et musulmane, durent les rapprocher plus qu’au temps de Tippoo, et sans doute amener la coalition que nous avons vue en 1857.
Toute l’administration, civile et militaire, s’était depuis vingt ans montée de plus en plus sur un pied monstrueux. Et, de leur côté, plusieurs puissances indiennes, les Mahrattes, le Nizam, etc., payaient fort largement des troupes européennes. Les Indiens de l’armée anglaise, même les Irlandais, auraient pu chercher une discipline moins sévère, un commandement plus doux, s’ils n’eussent été retenus par une nourriture supérieure, une grande facilité d’amener beaucoup de serviteurs.
Une telle armée était un centre d’attraction, si séduisant, que souvent elle pouvait rendre la guerre inutile. Tippoo lutta jusqu’à la mort avec quelques serviteurs dévoués, mais fut abandonné du reste de ses troupes. Perron, général des Mahrattes, avait aussi cela à craindre. Ceux-ci, en effet, dès leurs défaites, passèrent joyeusement aux Anglais. Lorsqu’une armée, si bien nourrie, vêtue, servie ; lorsque cette image de bien-être et de luxe, de dissolution même, apparaissait ; certes l’armée opposée avait besoin d’une grande vertu pour résister et demeurer fidèle. C’est ce que comprirent Boignes, Perron. Voilà pourquoi ils quittèrent la partie.
On n’avait pas besoin d’exciter la désertion. Elle se faisait d’elle-même, et fut trop forte à la fin. En 1805, on ne savait plus que faire de tant de volontaires. L’armée anglaise était devenue un piège, un filet trop tentant, où tous eussent voulu être pris.
La grande difficulté était que, sans diminuer ce luxe séducteur, cet attrait de corruption, il fallait y mettre de l’ordre, établir dans cette vie de jouissances, une forte discipline militaire, tenir très ferme ce soldat corrompu. Notez que la plupart étaient des Irlandais, une race avec laquelle on est plus tenté de mollir.
L’inflexibilité nécessaire et plus qu’anglaise se trouva dans le jeune Wellington, né en Irlande, mais, dit-on, d’origine espagnole, sec comme ces hommes du Midi, vrais cailloux plus durs que le fer.
Il débuta par une défaite, ce qui l’encouragea ; telle était sa nature. Et avec cette résistance, chose contradictoire, il avait un instinct prompt pour la guerre, la chasse à l’homme. Dans ses premières lettres, on voit que, sans savoir encore les langues de l’Inde[107], il jugeait à merveille les choses du pays. Il fut de bonne heure le grand oiseau de proie, la funèbre et redoutable caricature que nous avons vue en 1815.
[107] Grant Duff, l’historien des Mahrattes, qui vit ses lettres de cette époque, en fait la remarque.
Si sévère de nature, il dut lui coûter fort de respecter ce système honteux qui était une séduction, un embauchage tacite par l’attrait de la corruption même. Mais aux moindres infractions à la discipline, son caractère se trouvait inflexible et inexorable. Si cette armée était comme une fête, une bacchanale, elle avait des intermèdes atroces, la potence et le fouet sanglant[108].
[108] Wellington a toujours maintenu les châtiments corporels. A ceux qui, d’après l’exemple de la France, voulaient les supprimer, il a dit à la chambre des lords : « On ne peut comparer. En France, l’armée est la fleur de la population, et en Angleterre le rebut. »
Cette corruption sévère, cette rigueur avec une telle connivence aux vices du soldat, exigeaient d’énormes dépenses. Et l’administration n’était guère moins dévorante que l’armée. La Compagnie mangeait, mais, pour se conserver son privilège, il fallait qu’elle fît manger aussi ses actionnaires de Londres de qui elle dépendait.
Ces trois bouches (compagnie, administration, armée), qui séchaient l’Inde à mort, avaient des faims terribles qui ne souffraient point le retard. Wellesley fut obligé de sortir des ménagements, des lenteurs de Cornwallis, il abrégea les formes, autorisa les zémindars, qui levaient l’impôt sur le paysan, à l’exproprier au moindre retard.
Pouvoir cruel. Ce paysan, ou ryot, que beaucoup d’Anglais raisonnables jugeaient le vrai propriétaire, Cornwallis l’avait fait simple fermier[109], et Wellesley le mettait à la porte.
[109] Sur la vanité et l’impuissance des tentatives de Cornwallis, voy. le judicieux Mill, livre V.
Jusque-là, tout avait pu changer, les empires et les dynasties, tout excepté ce ryot, plus mêlé à la terre que l’antique bananier qui ombrageait sa cabane, mêlé par la vie, l’âme, les habitudes. Si même dans notre mobile Occident, l’expropriation est un fait terrible, souvent mortel, qu’était-ce dans l’Inde où l’existence est tissue de tant de pratiques locales !
Le zémindar, si favorisé des Anglais, pouvait donc chasser le paysan natif, appeler un étranger qui aurait tout à apprendre. La terre produirait-elle autant, et selon l’impatience de ce gouvernement terrible ? Le zémindar qui était jusque-là une sorte de seigneur féodal (j’en vois un, parent de Tippoo), ne tardait pas à s’ennuyer de cette terre chagrine qui devenait avare. Il eût voulu la vendre et s’en aller jouir à Calcutta, Delhi. Un spéculateur se présente, lui offre de le débarrasser de ce fief qui n’est plus qu’une place d’exacteur, toujours insuffisant pour le fisc affamé.
Comment le nouveau zémindar, hier commerçant, banquier de Calcutta, de Londres, pouvait-il, mieux que l’ancien, vrai fils de la contrée, savoir ce que le paysan peut supporter sans succomber. Dans la province de Madras, Thomas Munroë, un Anglais honnête et judicieux, dit qu’il fallait revenir à l’ancien système du pays, faire avec le paysan une estime de la moisson sur pied, estime que l’on jugerait par les registres antérieurs du village. Mais, pour faire tout cela, il fallait, que le collecteur sût davantage et les langues et les circonstances locales.
On n’y parvint pas ; l’on revint au malheureux système de la taxation par village, par zémindarie. Avec cette différence que le zémindar actuel, étranger au pays, souvent vivant à Calcutta, n’exploitait sa zémindarie que par des intermédiaires et sous-intermédiaires, une foule de vampires subalternes, et dans une complication difficile à surveiller.
Le paysan fuyait. Mais où ? Dans l’Inde antique, même sous le Mogol, le malheureux, sans terre, dépossédé, ce qui n’arrivait guère, avait une ressource, celle de se mêler aux foules que chaque prince ou rajah traînait avec lui. Un homme de plus dans ces foules ne comptait pas ; personne ne songeait à le repousser du banquet. Voir au Ramayana les foules innombrables qui suivent le roi, le bon père de Rama.
La ruine de chaque prince indien, c’est une table commune de moins pour le pays. Jusque-là on n’a pas compté. Mais avec les conditions ruineuses que l’alliance et la tutelle anglaise imposent aux princes, il leur faut bien compter. Et pour la première fois ils se voient nécessiteux, misérables.
Déjà la Compagnie, sous Hastings et Cornwallis faisait avec les princes ces traités qu’on peut dire d’épuisement, où leur imposant telle charge énorme (qui les ruinait), on les obligeait d’emprunter à des taux usuraires ; enfin, pour s’acquitter, ils cédaient leurs plus riches provinces à la Compagnie. Le prince indien livrait la moitié, les trois quarts de son domaine. Mais demeurait-il au moins maître du reste ? Nullement.
Ce long martyr commencé en 1801 par Wellesley sur le roi d’Aoude, dura un demi-siècle, jusqu’en janvier 1856, où le dernier souverain qui venait toujours réclamer à Londres, céda au désespoir, mourut. Il mourut à Paris. Je vois encore au lieu le plus gai, au boulevard Italien, défiler sous la pluie, dans la boue, son convoi, ses serviteurs en larmes. Rien de plus lamentable. Ce luxe indien, ces couleurs rose et jaune, mêlées d’or et d’argent, indignement souillées par notre hiver impitoyable, avaient l’effet d’une cruelle mascarade qui crevait le cœur.
Et combien plus funèbre encore de voir dans toute l’Inde ces tombeaux aériens où chaque pic élevé des montagnes garde un mort tout vivant, un rajah prisonnier dont l’héritage a été usurpé. Spectacle douloureux pour ce peuple qui, dans chacune de ces victimes royales, sent sa mort et la mort de l’Inde.
De bonne heure, au commencement du siècle, des masses de désespérés, des paysans expropriés, des serviteurs innombrables, que les rajahs dépossédés licenciaient malgré eux, ne savaient que faire. Plusieurs se mirent à la suite des armées, pillant le pays pour elles, et plus souvent à leur profit, et, formant à la longue des bandes, des armées de pillards.
A mesure que ceux-ci furent poursuivis, le pillage, la dernière ressource manquant, dans ces foules sans moyen de vivre, une contagion se déclara, un choléra moral, l’amour de la mort, et la charitable idée de faciliter la mort à tous. N’était-ce pas leur rendre service que de les aider à franchir ce passage, d’en supprimer l’angoisse des préparatifs et de le rendre aisé.
« Quel mort préférez-vous ? » disait-on à un ancien. « La plus prompte. »
C’est justement le bienfait que les apôtres de la mort se proposaient de répandre. D’ailleurs avec la métempsycose toute mort est provisoire.
Ce fut en 1810, peu après la vice-royauté des Wellesley et leur retour en Angleterre que l’on s’aperçut de l’existence des Thugs ou Phansigar, de ces étrangleurs aimables qui se chargeaient d’abréger le grand passage.
A la rencontre de plusieurs routes où se trouvait une fontaine, dans un beau bosquet comme ceux de Mundsoor (où se fit la première découverte des thugs), un doux compagnon de route, et souvent un pieux fakir accueillait le voyageur, s’intéressait à son voyage, à ses affaires, parlait des misères qui rendent sa vie insupportable, et puis, peu à peu s’approchant, lui lançait au cou un lazzo comme ceux qui, en d’autres contrées, aident à prendre un cheval sauvage. Puis, avec une contraction, ramenait le lazzo à lui, serrait bien… Et c’était fini.
Chez cette race faible, peu nourrie, la vie n’a pas grande résistance. Et plus d’un, s’il avait ressuscité, eût remercié peut-être l’adroit médecin, qui, avec si peu de façon, l’avait guéri de tant de maux.
Comme le médecin a droit à un honoraire du malade qu’il a guéri, le thug croyait avoir le droit de se porter héritier du mort. Mais souvent il lui laissait tout ce qu’il portait, se contentant du mérite d’avoir fait une bonne action.
Action hautement agréable aux divinités de la mort, Khali, Bowanie, etc.
« Dieux antiques, » disent les Anglais. Je le veux bien, mais jusque-là ils avaient marqué si peu qu’on n’en entendait point parler.
Wellesley quitta l’Inde en 1805, et Wellington, qui se maria, en 1806. Cornwallis revint dans l’Inde, mais malade, et il mourut. Les thugs tuèrent à leur aise jusqu’en 1830[110], où les réformes de Bentinck donnèrent quelque espérance. Plusieurs thugs avouèrent, épouvantèrent le pays de leurs révélations.
[110] Le grand événement de 1857 a jeté quelque jour sur l’Inde. Cependant un brouillard très épais subsiste encore sur elle, et est soigneusement entretenu. Cela tient à plusieurs causes, d’abord à ce que nos rares voyageurs, les Jacquemont, Lejean, etc., se laissent facilement enguirlander. La bonne hospitalité des Anglais leur cache tout ; ils ne voient pas l’Inde. Quand je lis les lettres de ce spirituel et mondain Jacquemont, je pense au voyage pauvre, mâle, héroïque de notre Anquetil-Duperron. (Voy. en tête du Zend Avesta.) Les frères Schlagintweit, allemands, n’ont voulu voir que l’histoire naturelle, et là même, la décadence des forêts, la sénilité de l’Inde, pouvait en dire beaucoup. Pour les Anglais eux-mêmes, ils sont d’une admirable discrétion. Depuis que les grandes discussions du Parlement ont fini là-dessus, on ne sait rien, sinon qu’un meilleur gouvernement a succédé à celui de la Compagnie. On s’occupe enfin des forêts, etc. Au reste, les Anglais sont d’autant plus discrets sur l’Inde, que c’est pour tant de familles une affaire d’intérêt personnel. Pour se dispenser de mentir, ils ne disent absolument rien.
Parfois, il faut le dire, l’honneur et la véracité, la dignité morale de ce grand peuple, se fait jour et éclate, même en dépit de l’intérêt. C’est ce que j’ai remarqué avec plaisir dans les Rapports sur la grande Exposition, Rapports si favorables à l’Inde, si contraires à ceux qui en parlent comme d’un pays barbare. (Voy. ma Bible de l’Humanité.)
En 1857 aussi, la lumière s’est faite. A cette époque M. le comte de Warren, a réimprimé, continué et doublé un excellent petit livre qu’il avait fait depuis longtemps. Anglais de père, Français de mère, capitaine interprète dans les troupes de la Compagnie, il n’est nullement défavorable aux Anglais, il dit même que, pour lui, l’Anglais, surtout celui qui a voyagé, est l’idéal de l’homme. Mais en même temps il est très véridique et terriblement instructif, navrant sur la misère, l’épuisement de l’Inde, sur la captivité cruelle des princes indiens qu’il a momentanément partagée. Il raconte naïvement comment les saints, les méthodistes ont provoqué l’horrible mouvement de 1857. Révolution atroce, mais naturellement amenée par tout un siècle d’injustices. Réimprimera-t-on Warren à Londres ? J’en doute. Cela ferait peine au grand parti des saints et à l’auguste personne, qui est de ce parti. — Parti puissant, même à Paris, si bien qu’en 1857, la presse française fut toute entière contre l’Inde. Une seule voix s’éleva pour les Indiens, celle d’un homme, mort jeune et regretté, M. le marquis Jonquières Antonelle, de Nîmes, petit-fils du célèbre révolutionnaire.