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Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

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LIVRE V
SUISSE. — PIÉMONT. — FRANCE. — FIN DU DIRECTOIRE (1799-1800)

CHAPITRE PREMIER
GRANDEUR EXTÉRIEURE DE LA FRANCE SOUS LE DIRECTOIRE. — RÉVOLUTIONS DIVERSES, SUISSE, HOLLANDE, ETC., 1797-1798.

« Comment la France, au lieu de courir où ses intérêts l’appelaient, d’aller aux Indes, comme le conseillait Villaret-Joyeuse, et comme on le pouvait très bien en juin 98, s’amusa-t-elle à tant de guerres pour ces républiques nouvelles qui s’élevèrent partout, le lendemain de Fructidor ? »

Pourquoi ? C’est qu’elles nous appelaient, criaient à nous, imploraient nos secours ! Vous qui me demandez ceci, gens de courte mémoire, avez-vous donc tellement oublié le rôle immense que vous aviez alors ? La France, depuis 89, et surtout depuis l’innocente, la non sanglante révolution de Fructidor, était partout l’oracle et le législateur commun, le pontife de la liberté. Partout les opprimés la sommaient de faire des miracles pour eux, de leur donner ses lois, et l’abri de sa grande épée.

J’en trouve un exemple touchant, lorsque, dans la guerre d’Italie, les Grecs s’adressèrent à Bonaparte. Les descendants de Sparte, les Maïnotes, voisins, souvent victimes du tigre Ali pacha, viennent un jour trouver le général français. Ils ne savaient pas notre langue, ni lui la leur. N’importe ! Par une inspiration touchante, ils tirèrent de leur sein un livre, l’Odyssée, et le mirent sur la table entre eux et lui. Nul besoin de discours. La Bible de l’Europe, Homère, suffit à rappeler ce que la Grèce fut pour nous, la nourrice, la mère de notre civilisation, et le juste retour que nous devons à ses bienfaits.


Le tout petit palais du Luxembourg, et ceux qui gouvernaient avec si peu de faste, eurent à ce moment une vraie grandeur. Le monde entier venait au Directoire, priait la France et lui tendait les bras.

La république de Mulhouse se présenta la première, apportant son drapeau sur les gigantesques épaules de Z… le plus bel homme du Rhin, voulant être française à notre frontière même, acceptant les dangers d’être notre avant-garde.

Genève vint ensuite, la vraie Genève, quitte de ses aristocrates et de ses faux Anglais, l’hospitalière Genève à qui nous devons tant, et qui, tout dernièrement sans les torts de Versailles, eût été pour nous, ce que la nature l’avait faite, une valvule du cœur de la France, où parfois a battu sa plus chaude pensée.

Genève avec son lac et le pays de Vaud, l’abri de la France protestante contre Louis XIV, de la philosophie, de Voltaire et Rousseau contre Louis XV, est pour nous autant que la patrie. Qui n’y a, en tout temps, fortement respiré, et repris là son cœur des agitations de la France ?

Que je les ai gagnés, ces courts repos, ces rajeunissements que nous puisons aux Alpes, moi qui ai si souvent répété, célébré ce qu’on doit à la Suisse ! L’époque de la Réformation, celle de la Révocation, m’en fournissaient l’occasion, mais non moins le changement si grave qui s’est fait en Europe par Rousseau et Pestalozzi. La Suisse, bien avant l’Allemagne, a ouvert la carrière au plus fécond des arts, l’art de former, d’élever l’homme.

Et pour combien la Suisse fut-elle dans la Révolution française, qui le dira ? Moins encore par les livres, que par les hommes et par leurs dévouements. Dans ma Révolution, j’ai montré au 14 juillet la ferme assiette de nos régiments suisses (de la Suisse française) qui, malgré Besenval, nous assistèrent de leur abstention, ne bougèrent des Champs-Élysées, nous laissèrent prendre la Bastille.

Mais le point où j’ai le plus insisté, celui dont je parlerais encore volontiers, si cet abrégé me le permettait, c’est l’affaire du régiment de Châteauvieux[111]. J’y ai mis bien des pages, un temps considérable, sans me lasser, et j’ai, à la longue, éclairci ce fait terrible, enténébré par tous les historiens.

[111] Voir Histoire de la Révolution, t. II, livre IV, chap. IV.

Un dernier mot de souvenir.

C’était le moment où M. de la Fayette, dupe alors, comme toujours, entouré de femmes sensibles, et voulant relever le roi Louis XVI (qui déjà pactisait avec l’ennemi), c’est l’époque, dis-je, où la Fayette, par une entente aveugle avec Bouillé le traître, permit qu’on frappât un grand coup pour relever le trône. Ce coup tomba sur Nancy. Les soldats de ce régiment (Vaudois, Neufchâtelois), reprochaient à leurs officiers, seigneurs peu scrupuleux, fort légers, et fort durs, de ne pas bien compter, de faire toujours des erreurs sur leur solde, puis de lancer des maîtres d’armes qui les défiaient, les blessaient à coup sûr. Là-dessus, on les arrête ; les officiers sont juges ; les soldats la plupart pendus, écartelés, fournissent encore quarante galériens qui rameront au bagne de Brest. Cette sentence atroce, appuyée par le Roi, ne l’est nullement de la France.

Sur le passage de ces pauvres gens, la France se lève ; il n’y a pas de plus grande scène, ni plus touchante.

Oh ! quel cœur nous avions alors !… ici les larmes viennent. Dieu ! que nous sommes froids maintenant ! Une période glaciaire semble avoir commencé. Qui aujourd’hui montrerait ces sentiments si jeunes ? Hélas France, qu’es-tu devenue ?

On ne peut les garder à Brest. La ville, le port, ont senti une commotion électrique. On les ramène, on leur ôte la casaque rouge. Et sur toute la route, spectacle surprenant, chacun quitte sa veste, son habit pour les revêtir. Les voici qui arrivent en triomphe à Paris ; la Liberté précède sur un char en proue de galère. Les chaînes brisées sont portées par nos femmes et nos filles, en blanche robe, qui sans hésitation, touchent le fer rouillé des galères, purifié par leurs mains.

Grands souvenirs que tant de menteurs ont tâché de défigurer. Moi seul, par un examen sérieux, je les ai renouvelés, éclaircis. Et c’est comme une pierre d’alliance qui restera toujours entre les deux pays.


Je suis lié avec beaucoup de Suisses, fort distingués, qui, par attachement au passé, un passé qui a eu sa gloire, ont une religion invincible de leur histoire antique. Certes, je l’ai aussi. Si j’avais été riche, j’aurais relevé le monument que Raynal (à la croix du lac de Lucerne) éleva à Guillaume Tell.

D’autant plus je sais bon gré à MM. Monnard et Vulliemin, d’avoir, dans leur savante histoire, avoué sans détour la corruption politique qui régnait dans tant de cantons. Ces charges de magistratures, de juges, vendues et revendues comme des biens patrimoniaux, ce trafic offrait un spectacle hideux. Il est étrange que ce soient justement ces cantons où madame de Staël et autres déclamateurs ont placé leurs tableaux d’une idylle héroïque, toujours pure depuis Guillaume Tell.

La petitesse du pays, qui permettait de tout voir de près dans un délai précis et personnel, ce trafic rendait plus choquant encore. Beaucoup de Suisses, à toute époque, non sans péril, avaient réclamé là-dessus.

La tyrannie des villes sur les campagnes, par exemple de Zurich sur le pays environnant, n’était guère moins odieuse. J’ai dit ailleurs[112] le courage impuissant avec lequel Pestalozzi osa, dans sa jeunesse, embrasser et défendre la cause des paysans de Zurich.

[112] Voy. Nos Fils, 1869.

Mais nulle part la souveraineté de l’aristocratie n’était plus choquante que dans celle de Berne sur le pays de Vaud ; là, l’inégalité apparaissait entre des populations égales en tous sens, entre des hommes égaux d’éducation, souvent de position sociale. En quoi les Benjamin Constant, les Laharpe, etc., étaient-ils inférieurs aux Haller de Berne ?

L’ensemble, si varié, et si discordant de la Suisse, avec tant d’injustices séculaires, explique parfaitement la passion des Suisses pour l’émigration et même pour les hontes du service étranger. Mais cette triste existence de mercenaires, qui, de Naples ou Versailles, les renvoyait chez eux si corrompus, brouillait à jamais en eux les vrais éléments indigènes. Les Besenval, tristes copistes, dans leur fausse légèreté, ne trouvaient pas la grâce. Par ces mélanges d’éléments discordants, plusieurs devenaient idiots, comme un capitaine revenu de Naples, que je vis en 1858 à Seeburg près Lucerne.

La diversité si confuse des cantons pouvait-elle être ramenée à l’harmonie sans détruire en même temps beaucoup de choses vitales en ce pays ? Je ne le pense pas. Mais l’esprit du temps, essentiellement unificateur et centralisateur, disposait à le croire. Sauf quelques hommes vraiment originaux, comme Lavater et Pestalozzi, tous, pour ce grand changement, cherchaient leurs modèles à l’étranger. Les Genevois, justement irrités contre la France de Louis XV et Louis XVI, admiraient d’autant plus l’Angleterre (tels furent tous les amis, disciples, secrétaires de Mirabeau) sans voir combien les institutions anglaises sont spéciales. D’autres, comme les frères vaudois Laharpe, ne voyaient que la France, enviaient sa majestueuse unité, ne sentaient pas assez que cette unité, naturelle chez nous et qui date de loin, ne pouvait être brusquement imposée à la grande diversité suisse. Le Directoire pencha trop exclusivement pour ceux-ci. La haute faveur surtout que Berne, Bâle, Genève, montraient à nos ennemis, Anglais et émigrés, l’indisposait. Sauf la Réveillère, ex-girondin, toujours fédéraliste, les directeurs furent pour le gouvernement unitaire de la Suisse, et en même temps mirent la main sur Genève, dont on fit un département.

Acte injustifiable, certes, si à ce moment même on n’eût vu venir une nouvelle coalition qui pour premier poste aurait pris Genève. Par le grand débouché du Rhône sur notre frontière, Genève semble une porte de la France.

Nous ne raconterons pas ces événements ni l’enlèvement du petit trésor de Berne, que Bonaparte prit pour l’Égypte. En revanche, le Directoire montra sa confiance à la nouvelle Berne, régénérée, en lui rendant son magnifique parc d’artillerie. Ce gouvernement des Laharpe, des Stapfer, unificateurs de la Suisse, ne fut pas populaire, et on lui a gardé rancune, même de ses bienfaits. On a trop oublié qu’il aida à repousser de la Suisse, de l’Europe, l’invasion des Russes, alors si rudes et si barbares avec leur barbare Suvarow. On a trop oublié aussi que ce gouvernement fut le protecteur, le premier promoteur, à Stanz, à Berne, des écoles de Pestalozzi, qui, plus tard, d’Yverdon, débordèrent, fécondèrent le monde de leur vivant esprit.

La Hollande, non moins diverse de races et d’éléments que la Suisse, provoquait les mêmes questions. La majorité était-elle pour l’incohérence et la diversité antique, ou pour l’unification moderne qui se produisit alors sous la forme de la république batave ? C’était un grand problème et nullement de ceux où le nombre seul fait le droit.

Dans tous les temps, ce pays mixte a offert les deux partis, de la mer, de la terre, peut-être également nombreux. Mais il y a cette grande différence : le premier a fait la gloire du pays, c’est celui de la république, alors maîtresse des mers ; le second parti, celui du stathouder, est celui de la décadence, et c’est par lui que la Hollande ne va plus qu’à la remorque de l’Angleterre, comme une chaloupe derrière un vaisseau.

Moi, je décide ici, comme dans le procès des deux mères devant Salomon. Il faut d’abord que l’enfant vive. Or ce n’était pas vivre pour la Hollande, que d’être une province anglaise, labourant, sillonnant la terre, au lieu de sillonner la mer, son élément.

Dans un admirable tableau de Van der Helst qui est à Amsterdam, on voit merveilleusement la question. C’est un repas municipal où figurent les deux partis. Rien de plus saisissant. Ceux qui donnent le repas, les bons gros marins, à cheveux noirs, figures réjouies, et fortes mains calleuses, offrent avec bonhomie cette franche main aux cavaliers, hommes plus fins, à cheveux blonds, qui viennent sous la jaune livrée de la maison d’Orange. Ceux-ci osent à peine s’asseoir, se sentant là trop déplacés. On a envie de crier à ces noirs, à ces figures ouvertes et franches de marins : « Défiez-vous de ces fins cavaliers et de ces blanches mains !… Ils ne montrent que leurs rapières. Mais qui sait si, dessous, ils n’ont pas de stylet ? »

En effet, ces beaux gentilshommes, la veille de notre révolution, trahissaient deux fois la Hollande, en appelant l’Anglais d’un côté, la Prusse de l’autre[113].

[113] J’ajourne le triomphe de Nelson à Naples, les honteuses fêtes et les tragédies qui suivirent. J’ajourne les courses conquérantes de Championnet en Italie, puis la mort de Joubert, — Joubert vengé par Masséna dans sa grande bataille de Zurich et sa victoire sur Suvarow. Bataille immense qui fut gagnée sur un théâtre de cinquante lieues de long. Ces objets si importants me détourneraient trop de l’intrigue intérieure, mon sujet principal, jusqu’ici si peu éclairci.

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