Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE V
BONAPARTE DUPÉ PAR L’AUTRICHE QUI LUI FAIT PERDRE
SIX MOIS (AVRIL-OCTOBRE 97).
Bonaparte était si impatient qu’au lieu d’écrire d’abord au Directoire, à Paris, qu’il venait de signer la paix, contre toute convenance, il l’écrivit d’abord à Hoche qui entrait à Francfort, afin de l’arrêter et de lui fermer la campagne. Pour excuser un peu cette précipitation inconcevable, il prétend dans sa lettre aux Directeurs qu’on l’avait averti seulement du mouvement de Hoche, et non de celui de Moreau : « J’ai cru la campagne perdue, que nous serions battus les uns après les autres, et j’ai conclu la paix[34]. »
[34] Correspondance, 31 avril, t. II, p. 12.
Étrange assertion, injurieuse pour Hoche, comme si ce grand nom faisait présager des défaites !
Injurieuse pour la partie militaire du Directoire, qui, impatiente de tout brusquer et de tout remettre à Bonaparte, lui aurait caché qu’avec l’armée de Hoche, partait celle de Moreau.
Tout cela paraissait louche. Et mille bruits circulaient, on le voit par ses lettres même : « On avait dit d’abord qu’il était battu au Tyrol[35]. » Et, en effet, son lieutenant Joubert y avait été assiégé, sans pouvoir donner de ses nouvelles. Au 18 mai, il écrit encore à Bernadotte : « Il n’est pas question que je quitte l’armée ; c’est un conte sans fondement, etc. » C’est qu’en effet le Directoire s’apercevait de sa conduite double. Il se mettait tellement à l’aise avec le gouvernement, qu’il ne lui donna pas même avis de sa convention (19 mai 97) avec le Piémont, et pour calmer Barras, la Réveillère-Lepeaux, Rewbell, il dit : « Ce roi est peu de chose, et ce royaume ne pourra continuer. »
[35] Correspondance, 30 avril.
Mais avec tout cela, comment destituer Bonaparte, après une telle campagne, malgré Carnot et Letourneur, qui, avec tout le public, étaient charmés de la paix, faite n’importe comment ? La majorité du Directoire s’y fût perdue certainement, et cela au moment dangereux du grand mouvement électoral.
Les frères de Bonaparte, fort actifs, et tous leurs journalistes, s’extasiaient, ossianisaient sur cette merveille inouïe des Alpes franchies en plein hiver, malgré la grande insurrection, les carabines tyroliennes. « Hélas ! on le tuera, disait-on, et c’est pour cela qu’on l’a envoyé dans cette expédition terrible. » Joséphine en pleurait, et le public se prenait fort à cette donnée romanesque, rebattue, d’un héros exposé par les traîtres aux plus grands dangers. Plus tard, ce fut l’Égypte, où l’on crut que le Directoire voulait le faire périr. Moi-même, j’ai entendu ce conte, qu’on répétait toujours dans ma première enfance.
En mars, on passe très bien les Alpes. Et, sauf les hauts plateaux de l’Engadine, les Alpes orientales ont de la neige alors plutôt que de la glace.
Bonaparte qui se plaignait toujours d’être abandonné, avait reçu un renfort admirable de quinze mille hommes choisis dans les armées du Rhin. Venise armait, il est vrai, ses paysans, ses Esclavons. Ces Barbares, en tuant cent Français dans Vérone, effrayèrent au contraire les Italiens et les firent incliner vers le parti français. Bonaparte tenait une conduite double : d’une part, recommandant à son lieutenant Kilmaine de ne donner ni conseils ni secours aux patriotes italiens ; et, d’autre part, leur envoyant un de ses officiers pour les pousser à la révolte, l’intelligent et rusé Landrieux, que lui-même désavoua bientôt. Au reste, il ne savait, ni lui, ni la partie pacifique du Directoire, ce qu’on ferait. Au 1er février, il proposait encore, pour garder Mantoue, de rendre plutôt Milan aux Autrichiens ! Milan ! la cité la plus républicaine peut-être de toute l’Italie !
Plus tard, à Léoben, lorsque l’Autriche, si affaiblie, ayant perdu en un an cinq armées, recevait du prince Charles le conseil de traiter, quand Masséna laissé à lui-même[36], voyait presque Vienne déjà, ne demandait qu’à avancer, à ce moment, Bonaparte signe, et, par une précipitation singulière, rend à l’Autriche les cinq provinces qu’il lui a déjà prises.
[36] Non sans cavalerie, comme disait Bonaparte, mais avec Dumas, les célèbres cavaliers du Rhin.
Que lui donne l’Autriche, en échange ? Rien. Elle traînera, ajournera les ratifications.
Comment ! lui qui faisait si grand mépris des Italiens et surtout de Venise, il est si impressionné de leur insurrection qu’il se décide à céder tout, à rendre cinq provinces des Alpes ! S’il s’agissait d’un homme moins hasardeux, on dirait que la tête lui a tourné, qu’en voyant l’agitation de ces grandes foules derrière lui, il s’est cru enfermé, perdu dans les montagnes, et qu’il a lâché tout brusquement et sans garantie.
Qu’il ait été si crédule, si facile à tromper, cela semble étonnant, impossible. Je crois bien que son impatience et le désir d’arrêter Hoche qui allait entrer vainqueur en pleine Allemagne put l’aveugler ; mais je crois aussi que la grande élection royaliste qui se faisait alors, et qui semblait donner la France à ce parti, dut faire impression sur lui. Ce qui est sûr, c’est que les modérés durent lui écrire le mot qu’on attribuait au pacifique Carnot : « Voulez-vous donc opprimer l’Empereur ? » Joséphine, directement liée avec les royalistes, alors triomphants par l’élection, dut aussi lui écrire que, « s’il s’obstinait à prendre Vienne, il se fermerait Paris même et se brouillerait pour jamais avec tous les honnêtes gens. »
A ce moment douteux chacun regardait l’avenir.
Moreau, entrant en Allemagne, prit un fourgon autrichien qui contenait les lettres et les avis que le traître Pichegru donnait à l’ennemi. Il les fit déchiffrer. Mais quelqu’un (sa femme sans doute, une Bretonne royaliste) lui dit qu’il serait peu chevaleresque, peu gentilhomme, de livrer Pichegru, son ancien général. Et alors ces papiers furent déchiffrés si lentement qu’ils ne servirent à rien.
Bonaparte avait presque les mêmes ménagements. Ainsi, il arrête (au 1er juin) Entraigues, un agent confidentiel des émigrés, que, d’après les lois d’alors, il pouvait fusiller. Il ne l’envoie point à Paris ; il le garde. Il le traite fort bien, tellement que cet agent, dont le parti triomphait alors au Corps législatif, fait l’insolent. Bonaparte ne le pressait guère pour en tirer quelque chose, et lui demanda d’abord le moins important, certain mémoire qu’il a fait sur la Prusse[37]. Ce n’est qu’au mois de juillet que, mécontent des royalistes, il presse un peu plus Entraigues, l’accuse, livre une lettre qu’il a écrite à un des chefs royalistes de Paris, Barbé-Marbois. Enfin, ce n’est qu’en octobre qu’il remet au Directoire vainqueur tous les papiers d’Entraigues, c’est-à-dire après la révolution de Fructidor, où le Directoire eût pu si utilement employer ces papiers. Lenteur extraordinaire, si étrangement calculée, qu’elle ressemble à la trahison.
[37] Correspondance, t. III, p. 235.
Il se croyait très fort, s’imaginant tromper les deux partis. Mais très visiblement il inclinait à droite et pour le parti du passé[38].
[38] Causant avec madame de Rémusat sur sa campagne d’Italie, il dit : A l’aide de mes ordres du jour, je soutenais le système révolutionnaire ; d’autre part, je ménageais en secret les émigrés, je leur permettais de concevoir quelque espérance… Je devins important et redoutable, et le Directoire, que j’inquiétais, ne pouvait cependant motiver aucun acte d’accusation. (Mém., t. I, p. 272).
Il fut bien étonné, lorsqu’en gardant tant de ménagements pour tout le parti rétrograde, en tenant à Milan près de lui le dangereux Entraigues qui avait leur secret, il voit ce parti même l’attaquer aux Cinq Cents, au sujet de Venise, par le député Dumolard. Il s’étonne, s’indigne, s’aperçoit que les rétrogrades (royalistes, Autrichiens) se sont joués de lui, ne lui savent aucun gré de sa modération pour le pape et l’Empereur. Et sa fureur l’emporte jusqu’à cet aveu ridicule. Il dit précisément ce que nous disons : « Qu’à Léoben, il a sauvé Vienne et l’existence de la maison d’Autriche[39]. »
[39] Correspondance, t. III, p. 205.
M. Lanfrey a fort bien résumé ces incroyables variations, de mars en octobre 97, tous ces marchandages d’États, de peuples. Venise, offerte par Carnot, et, d’autre part, Milan dans une autre combinaison, arrivent tour à tour. Mais c’est dans la Correspondance de Bonaparte, c’est de lui-même qu’il faut apprendre les détails de sa perfidie. Non seulement il laisse nos envoyés français s’engager, promettre en son nom, mais, lui-même, il écrit aux Vénitiens comme à un peuple ami et allié, protégé de la France, pour leur soutirer leurs vaisseaux par lesquels il saisit dans l’Adriatique les îles vénitiennes. De proche en proche, il se rend maître des ressources de tout genre qu’offrait leur port, même du bois de construction. Pendant ce temps, dans ses lettres à Paris, il écrit mille injures contre les Italiens, et, pour faire plus d’impression, il met par deux fois dans ses lettres des petits stylets vénitiens, qui, dit-il, ont servi aux assassinats de Vérone.
Pour retrouver un spectacle semblable dans l’histoire, il faut remonter jusqu’aux légations de Machiavel, aux perfidies de César Borgia.