Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE IV
COALITION DES ÉGAUX ET DES TERRORISTES. — ARRESTATION.
19 MAI. — LES EXÉCUTIONS DE GRENELLE.
J’ai dit combien les deux grandes écoles de la révolution, celle des Jacobins, de Robespierre, celle de Chaumette et de la Commune avaient été violemment hostiles (en 93), jusqu’à ce que Robespierre, en 94, guillotinant Chaumette, établit à Paris une Commune purement jacobine.
J’ai parlé aussi, en 90, de l’origine des Jacobins (ou Amis de la Constitution), origine toute bourgeoise, j’en ai montré le premier type dans une réunion bourgeoise de Rouen. Ce parti, de forme sévère, affecta toujours une décence, un décorum, dont ne se piquaient nullement les réunions (ouvertes aux dernières classes du peuple) qui se faisaient autour de la Commune et de son procureur Chaumette. Les Jacobins furent souvent infidèles à leurs formes décentes, mais nullement leur chef Robespierre qui, pour l’habit et pour la tenue, offrit toujours le type de la propreté un peu sèche de la bourgeoisie de 89.
Il en fut de même au point de vue religieux. Robespierre dans son culte de l’Être suprême s’en tint strictement à Rousseau, au Vicaire savoyard, et par là tenta d’inoculer à la Révolution un mélange de christianisme. Au contraire, le parti de Chaumette, de son employé Babeuf et de la Commune, essaya en novembre 93, d’inaugurer le culte de la Raison. Au club des Cordeliers, même éloignement du christianisme ; seulement on attestait contre lui moins la Raison que la Nature. La tradition de Diderot y dominait, autant que celle de Rousseau aux Jacobins.
Ce que craignait le plus Robespierre, c’était que ces partis différents, des indulgents (Danton, Desmoulins, Phélippeaux), et de la Commune (Chaumette et Babeuf) ne se réunissent. Il frappa les uns et les autres au printemps de 94. Mais, après la mort même de leurs chefs, ils se rapprochèrent. Babeuf, disciple de Chaumette, dans son livre de Carrier, si violent contre Robespierre, invoque contre lui les indulgents. Ainsi, en 94, et peut-être en 95, Babeuf, les Chaumettistes, restaient les ennemis des Jacobins et du parti de Robespierre.
Ce divorce aurait peut-être subsisté à jamais, si le Directoire ne les eût maladroitement réunis dans les mêmes prisons. Leur tempérament était autre. Les communistes étaient fort loin des tendances serrées, strictement citoyennes, des Robespierristes ou Jacobins, dont l’évangile politique était le Contrat social et la constitution de 93, le gouvernement de la Terreur.
Robespierre, plus sage que les siens, avait simplement présenté cette constitution (idéal d’avenir), mais l’avait toujours ajournée, pensant avec raison qu’une constitution qui amenait au vote tant de paysans (non propriétaires et valets ruraux) pourrait fort bien donner l’avantage aux royalistes et supprimer la république.
Aussi, après la Convention, la nouvelle assemblée, composée pour les deux tiers de la Convention elle-même, jugeant de ce danger comme avait jugé Robespierre, vota la mort pour qui proposerait la royauté, — ou l’établissement de cette constitution de 93, qui, par la démagogie rurale, eût ramené la royauté.
On ne comprend pas bien pourquoi les Robespierristes, oubliant la prudence de Robespierre, voulaient cette constitution (c’est-à-dire, faire voter ces millions de paysans royalistes, catholiques, poussés par le clergé), qui certainement eussent voté contre eux.
Dans leur fanatisme étourdi, ces jacobins, ivres de l’idéal, voulaient tenter la grande expérience d’appeler leurs ennemis au vote, c’est-à-dire de leur mettre aux mains un poignard contre la république, en leur disant : « La France votre mère vous donne un instrument de mort ; pouvez-vous l’employer contre elle ? »
Grande poésie ! mais parfaitement folle. Elle alla au cœur de Babeuf. Il ne douta pas que ces paysans à qui la république allait donner la terre, ne fussent convertis tout à coup, et métamorphosés en hommes, en excellents républicains.
Il croyait voir que la propriété, alors si volatile, vendue à si vil prix, divisée, puis vendue de nouveau par les agioteurs, n’existait presque pas et n’était plus qu’un jeu de hasard et de bourse[49]. Il fallait, disait-il, que l’État intervînt et finît ce jeu, en distribuant la terre de France aux paysans qui l’avaient défendue. Mais comment l’État ferait-il cette révolution sans revenir aux moyens de terreur ? Là triomphaient les Robespierristes. Ils firent avouer à Babeuf, jusque-là ennemi du sang, que Robespierre avait raison dans ses sévérités contre les indulgents et la vague philanthropie de Chaumette.
[49] Une image hideuse, mais qui peut faire bien comprendre ! Quand sous les tropiques tombe un grand animal, par exemple un éléphant, on ne tarde pas à voir les noires légions de fourmis et autres insectes qui s’en emparent, le dissèquent et rendent cette masse énorme à la circulation générale. Tout en engraissant les insectes, la masse ne passe pas moins à l’air, à la terre, aux éléments qui vont la rendre utile.
Quoique la propriété dans cette opération de démembrement et de transmigration laissât souvent une part forte aux insectes, je veux dire aux spéculateurs, il faut pourtant reconnaître qu’en grande majorité elle tomba aux mains utiles des familles rurales qui avaient à la terre un double droit. D’abord en la défendant contre l’étranger, elles l’avaient achetée de leur sang. Ensuite, par leur travail immense, persévérant, elles la tiraient de l’état de stérilité où l’avaient laissée les grands propriétaires (voy. A. Young, sur les Turenne), ou la négligence des petits nobliaux (A. Young, sur les Chateaubriand). C’est précisément ce qui arriva.
Ainsi, Babeuf, dans cet entraînement sauvage de logique, se laissa mener loin, loua son ennemi Robespierre, renia son maître Chaumette, avoua que la mort de Chaumette était juste !
A ce moment, qui fut comme sa chute, il fut frappé.
Arrêté, convaincu d’être avec les Terroristes, et dans les mêmes complots.
Dans ses prisons, il avait été enfermé avec eux ; il avait vu Duplay, l’hôte de Robespierre, et d’autres. Il les avait trouvés d’excellents citoyens. Il avait vu à Arras un certain Germain, officier de vingt-deux ans, plein d’esprit, de talent, d’éloquence. Et, à Paris, dans une de ses fuites, il avait été caché dans l’église déserte de l’Assomption par le patriote Darthé, vaillant et impitoyable compagnon de Lebon dans sa mission du Nord, qui fit couler à flots le sang, mais qui paralysa les menées des royalistes et fit avorter leur entente avec les Autrichiens et sauva la France peut-être.
L’assemblée du jardin Geneviève, ce pêle-mêle de communistes et de terroristes, fut saisie le 10 mai 96, le jour même du combat de Lodi. Bonne nouvelle pour Bonaparte, qui dès lors trama, dit-il lui-même, contre le Directoire, et jugea que, dans les paniques qu’excitaient de telles nouvelles, la France inquiète pouvait tôt ou tard se jeter dans les bras du parti militaire.
Le ministère de la police venait d’être créé. Cette jeune police, selon l’usage de toutes les polices, avait été ravie de faire son entrée par une belle découverte, ce grand coup de surprise qui faisait dire : « Que serait devenu Paris, la France, si la police n’eût veillé ? »
On ne discuta rien. On crut. Et l’effet fut si assommant pour Paris que, dix ans après, dans mon enfance, on s’en souvenait encore. C’était un prairial gigantesque qu’on avait craint, une Babel immense. Chacun crut avoir un gouffre sous ses pieds. Au moment où la loi créait des millions de propriétaires, la propriété, ce semble, ne pouvait que se rassurer. Ce fut tout le contraire. Ces nouveaux propriétaires, qui, en grand nombre, étaient hier des jacobins, furent plus effrayés que les autres, s’accrochèrent, du cœur et des mains, à leur propriété nouvelle. Et dans leur terrible effroi des théories de partage que l’on prêtait à Babeuf, se tinrent fermes à côté du gouvernement.
Babeuf fut tout à coup si délaissé, si solitaire, un tel objet de terreur, qu’on n’avait guère à craindre.
Ainsi Paris, à cinquante lieues de la Vendée, ne s’était pas ému de ces torrents de sang, de ces affreux combats. Le récit trop véridique de Fréron, ces terribles procès-verbaux des crimes royalistes du Midi avaient fait peu d’impression ! Et cette panique de Babeuf, ce partage impossible, avait saisi d’horreur, et fait frissonner tout le monde !
Quand la police fut créée, on la donna d’abord à Merlin, le célèbre jurisconsulte de la Convention. Mais bientôt on représenta aux Directeurs que la police, mise ainsi dans les mains odieuses qui avaient écrit la loi des suspects, aurait trop l’air d’un instrument de tyrannie. Et l’on présenta à Carnot un tout petit homme, fort doux et fin (malgré son nom grotesque), Cochon de l’Apparent. Cet homme avait une bonne réputation de modéré ; mais cette modération inclinait tellement à droite, du côté royaliste que ce parti, presque vainqueur en Fructidor et qui croyait changer les ministres, eût gardé Cochon de l’Apparent. Sa nomination à la police, un ministère de si haute confiance, encouragea les royalistes.
Un jour, un militaire, nommé Grisel, annonce qu’il a à révéler un grand secret. Cochon était trop fin pour accepter la commission suspecte de transmettre la révélation. Il l’adressa au Directoire même, à Carnot et à trois autres directeurs. Il s’agissait d’un complot jacobin. On le cacha au seul Barras, qu’on suspectait parce qu’il avait gardé des relations avec le faubourg Saint-Antoine. La révélation était celle-ci : que le club du Panthéon, qu’on venait de fermer, s’assemblait maintenant au jardin Geneviève, avec ses deux nuances : robespierriste et chaumettiste. Duplay avec Babeuf, Bertrand, etc. Cette révélation aurait paru peu importante, si Grisel ne l’avait ornée des noms de patriotes qui, dans leurs journaux, faisaient la guerre au Directoire, les grands noms d’Antonelle et de Robert Lindet.
Avec cette addition, cela prit fort. Les Directeurs y virent l’occasion de se débarrasser une bonne fois de ces noms respectés de gens qui auraient pu être leurs successeurs, ils crurent au grand complot, monstrueux, qui mettait ensemble les nuances les plus diverses. C’était tout un poème. Le 10 mai, on en prend plusieurs et leurs papiers. Mais ces papiers n’apprennent rien. Rien que des rêves vagues des révolutions en projet. Quel dommage ! voilà le grand poème par terre.
Paris, dans ce moment, subissait une grande crise financière. Aux assignats, décrédités au dernier point, on substitua les mandats. Opération mal faite qui ne profita qu’aux agioteurs. Le gouvernement fut ravi de voir l’attention violemment détournée vers Babeuf et par l’épouvantail terrible de ce partage universel dont on parlait sans cesse, et dont on frémissait. Le corps législatif s’était montré si crédule à ces bruits terribles, que dès le premier jour et sans information, il chassa de Paris une masse de gens, nullement compromis, mais qui, par leur situation malheureuse, pouvaient être tentés de se compromettre : les fonctionnaires destitués, les militaires hors de service, et les ex-conventionnels.
Cette mesure était extrêmement favorable aux royalistes, dont on chassait les ennemis. Si le procès durait, si l’ombre fantastique du partage universel et de l’abolition de la propriété occupait quelques mois la France, et l’obscurcissait de ténèbres en quelque sorte, on pouvait croire que l’élection prochaine d’un tiers de l’Assemblée serait toute pour les royalistes et pour les prétendus amis de l’ordre. Sous prétexte qu’un député, Drouet, se trouvait dans les accusés, on chargea du procès un tribunal exceptionnel, une haute cour, hors de Paris, à Vendôme, et qui mit une année pour instruire le procès de Babeuf, c’est-à-dire le fit traîner jusqu’aux élections.
On prétendait (à tort peut-être) que Carnot avait dit un mot fâcheux : « Avec les royalistes, il suffit de montrer l’épée. Avec les jacobins, il faut frapper et l’enfoncer. »
Ce mot était le meilleur certificat que les royalistes pussent avoir pour les élections, comme amis de l’ordre auquel toute la France aspirait. Comment croire que Carnot n’ait pas lu le terrible Mémoire de Fréron, et toutes les preuves qu’il donne des massacres royalistes du Midi ? comment croire que ces drames atroces n’étaient pas parvenus à ses oreilles ? N’importe. On tenait à prouver à lui, au Directoire que les jacobins massacrés étaient les massacreurs, et que c’étaient eux seuls qu’il fallait frapper.
C’est ce que fit l’ingénieuse police du temps. Pendant que Babeuf enfermé ne bougeait, restait là comme un épouvantail utile aux élections royalistes de l’année suivante, beaucoup de jacobins, de Babouvistes étaient libres, impatients d’agir, et prêts, par leurs étourderies, à se perdre, à servir merveilleusement les projets de la police.
On sut que les impatients des faubourgs espéraient l’assistance des quelques soldats mécontents du camp de Grenelle. Et la police y prépara visiblement ce qu’on appelle une souricière.
La Réveillère, alors président du Directoire, n’en fut pas averti[50]. Cochon dit la chose à son patron Carnot. Car celui-ci, le matin même, avertit paternellement un enfant qui l’intéressait, le jeune Lepelletier Saint-Fargeau, de ne pas aller à cette échauffourée.
[50] Voy. ses Mémoires en août 96.
La Réveillère, était à Paris, quoi qu’en dise Carnot, et ne pouvait même s’absenter ; car, comme président, il devait à toute heure donner des signatures. Mais Cochon garda le secret pour Carnot, voulant que seul il eût la gloire d’avoir défendu l’ordre et sauvé la société.
Tout était préparé. La colonne insurgée, voyant le Luxembourg bien gardé et en armes, passa devant, se dirigea vers Grenelle. Les soldats ne bougèrent. Alors quelques insurgés des plus crédules, fort mal armés, se laissèrent conduire à la tente d’un officier qui, disait-on, était des leurs, le colonel Malo. Celui-ci, pour faire croire que tout cela n’était pas préparé, attendait armé jusqu’aux dents, mais en chemise, comme un homme surpris qui n’a pas le temps de s’habiller. Au moment, il s’élance, tel quel, saute à cheval, et le sabre à la main, les poursuit, fait tirer sur eux. On en couche par terre un grand nombre ; plusieurs se jettent dans la Seine et se noient. Le reste est fait prisonnier (28-29 août 96).
Dans ce coup de filet on prit ce qu’on trouvait. Ils étaient cent trente-deux de toute nuance. Plusieurs, disait-on, étaient royalistes. Et, pour augmenter la confusion, on prétendait qu’un directeur, Barras, les avait lui-même encouragés.
Ce qu’on avait prévu arriva ; c’est qu’en cette nuit de contradictions, Paris reçut à la tête un violent coup électrique de peur et de fureur ; cette population, plus douce que celle de bien des grandes villes, est sujette à ces accès nerveux. Les uns sont des ouvriers qui tremblent que le travail n’arrête ; les autres des marchands inquiets de leurs billets et de la fin du mois ; les autres des propriétaires craintifs, et moins encore peut-être pour la vie que pour la chère propriété.
Le Directoire, généralement humain, fut poussé certainement par la panique, par ce tourbillon de colère. La peur est impatiente, elle lui enjoignait de sévir sur-le-champ. Et alors il fit une chose insensée et inexplicable. Les gens pris à Grenelle furent jugés sur-le-champ par une commission militaire, tandis que Babeuf et ceux qu’on disait être les chefs du mouvement restèrent presque un an à Vendôme, devant la haute cour, attendant leur jugement.
On était si pressé, qu’à ces cent trente-deux accusés on ne voulait donner qu’un défenseur. Camus, au Corps législatif, empêcha cette barbarie.
La commission qui siégeait au Temple, sur quarante-deux, en adjugea d’abord treize à la mort, qui furent fusillés à Grenelle. Puis en septembre, octobre, il y eut encore trois exécutions, de quatre, de neuf, de six, dans les neuf il y avait trois anciens députés de la Montagne, il y avait ce riche et généreux Bertrand, de Lyon, qui fut peut-être le principal apôtre du grand partage universel.
Ainsi, de mai, en octobre, les exécutions continuèrent, sans que l’on s’avisât que la confrontation de ces accusés de Paris avec ceux de Vendôme était indispensable pour l’un et pour l’autre procès.
On les gardait comme un épouvantail, utile avant l’élection. Dans le jeune Darthé, obstiné au silence, on avait la menace du terrorisme sanguinaire. Babeuf parlait, prouvait qu’il n’avait fait qu’écrire, mais orgueilleusement menaçait d’un peuple immense, qui, disait-il, le suivait, était avec lui.