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Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

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CHAPITRE VII
LE 18 BRUMAIRE.

La conspiration commencée de bonne heure et menée très lentement, tout à coup éclata, réussit par la connivence des généraux qui se trouvaient alors à Paris.


On a trop négligé de remarquer que, d’après les aveux même de Bonaparte, ses plans, ses premières vues remontaient à quatre années.

Il dit que, depuis la journée de Lodi (12 mai 96), il commença à penser « qu’on pourrait jouer quelque tour au Directoire. »

Pourquoi ? C’est qu’en ce même jour la police découvrit l’association récente des terroristes et des babouvistes, et que ces vagues théories, si impossibles à réaliser, ramenèrent le public à sa grande panique de Germinal et Prairial ; qu’enfin cette peur força le Directoire d’être impitoyable pour les utopistes. Il n’y avait au Directoire qu’un militaire, Carnot. Tout le monde se réfugia de ce côté. Bonaparte comprit qu’il n’y avait que ce moyen de parvenir, suivre cette route : rassurer la propriété, et peu à peu gagner les rétrogrades de toutes nuances. Comment oser cela sans se démasquer, devant une armée républicaine ? C’est pourtant ce qu’il fit, avec succès, à Tolentino et à Léoben, où de son propre aveu il sauva l’Autriche, comme il avait sauvé le pape et le Piémont.

Les royalistes furent terriblement ingrats pour ses avances, et ne vinrent à lui qu’après que Fructidor leur eut fait perdre toute espérance de se tirer seuls d’affaire. Lui, cependant, ne s’arrêta jamais dans ses plans rétrogrades. Au moment où il laisse l’armée faire des adresses républicaines pour Fructidor, il expose ses vrais sentiments dans une lettre à Talleyrand (et à Sieyès). Il réfute la théorie des trois pouvoirs de Montesquieu, et ajoute : « Il ne faut que deux pouvoirs, l’un qui agisse, l’autre qui surveille[125]. »

[125] Correspondance, t. III, 417. 19 sept. 97.

C’était en réalité réduire les pouvoirs à un seul. Celui qui est armé de tous les moyens d’action tardera peu à absorber l’autre.

Il aime Sieyès, dit-il, et voudrait l’appeler en Italie. Pour appât, il propose au vain théoricien deux constitutions à faire, entre autres celle de Gênes. Dans ce siècle abstracteur qui souvent se payait de mots, il pensait à Sieyès, excellent instrument, et le premier pour rendre le vide sonore. Pourquoi ? Il était le plus creux[126].

[126] Lorsque plus tard il eut fait son grand crime par Sieyès et Barras, il les accabla tous les deux par des imputations invraisemblables, mais que crut tout le monde. Il répandit que Barras appelait les Bourbons, offrait le trône au prétendant. Celui-ci était donc bien sot, bien ignorant de la situation ! Comme régicide, Barras eût dû se souvenir à quel point Carnot, régicide aussi, avait cru impossible de se fier aux royalistes en Fructidor. Il eût dû craindre les Marat de la royauté (comme Entraigues s’appelait lui-même) et se souvenir du mot menaçant de de Maistre : « Le roi pardonnera, mais les parlements feront justice. »

Pour Sieyès, la fable fut encore plus absurde. Bonaparte assura que Sieyès aurait, dans son ambassade à Berlin, offert le trône (dont il disposait sans doute), offert le trône de France, à qui ? A l’homme le plus haï des Français, au duc de Brunswick, l’auteur du fameux manifeste qui mit toute la France en armes !

Ce qui est sûr, c’est qu’après le mouvement du parti militaire déjà bonapartiste, qui chassa la Réveillère, Sieyès proposa la constitution muette qu’il avait dans l’esprit. C’était, d’une part, un tribunat qui ne discutait pas, mais proposait des lois ; d’autre part, un sénat qui, sans discussion, jugeait des atteintes portées à la constitution. Deux corps muets, deux ombres. Les bonapartistes s’en moquèrent et se chargèrent de leur donner un corps.

Après Brumaire, Bonaparte, voyant Sieyès dans le ruisseau, et conspué de tous, des royalistes comme prêtre philosophe, des révolutionnaires comme traître et lâche machinateur, Bonaparte monte sur ses épaules, pour ainsi dire, l’enfonce de son mieux dans la boue. Il suppose que cet homme si prudent, si timide, ne craignit pas de faire devant lui un acte avilissant, de fourrer ses mains dans une commode pour remplir ses poches d’or, pendant que Bonaparte faisait semblant de ne rien voir et tournait le dos. Il fit répandre la chose par le hâbleur Murat.

Bonaparte, en Égypte, n’en était que plus présent à Paris. Ses conseillers, savants et philanthropes, lui donnaient le renom d’être un grand administrateur. D’autre part, ses pèlerinages aux sources de Moïse, à l’église de Nazareth, faisaient impression sur un certain parti, tandis que ses avances aux musulmans, qu’on prenait pour purs badinages, témoignaient de l’impartialité du politique.

Les nouvelles officielles étant rares, tous ces bruits étaient exploités chaque jour, commentés par ses frères aux républicains, par Joséphine aux royalistes. Ses mensonges sur la conquête de Syrie, la prétendue destruction de Saint-Jean d’Acre, l’exagération de sa petite victoire d’Aboukir, tout cela fut cru et pris avidement, répandu comme officiel.

A son retour il trouva tous les généraux inquiets et jaloux du grand succès de Masséna, qui pouvait ramener au pouvoir les vrais républicains et ajourner indéfiniment les espérances ambitieuses.

Barras et Sieyès se défiaient de Bonaparte ; il eut de la peine à les regagner. Jourdan était, je crois, encore malade. Bernadotte, quoique beau-frère de Joseph, aima mieux rester neutre. Mais il eut tous les autres. Augereau, n’osant pas refuser, conseillait au moins d’ajourner ; Bonaparte dit : « Le vin est tiré ; il faut le boire. »

L’indécis Moreau baissa tellement, qu’il se chargea du rôle le plus bas, d’être geôlier des directeurs patriotes Gohier, Moulins. Pour Barras, il s’enfuit chez lui à la campagne[127].

[127] Barras avait promis sa justification sur plusieurs points et la promettait encore (le 20 juin 1819). Son collègue Gohier (t. II, 326) désirait qu’il la publiât. Espérons que le manuscrit des Mémoires de Barras sera enfin connu, et que la famille Saint-Albin, qui le possède, finira par l’imprimer.

Cependant, on tapissait les murs de proclamations ridicules où l’on montrait Paris sous l’imminent danger d’un grand complot des jacobins. S’il en était ainsi, on devait se hâter. Ce fut tout le contraire. Il n’y eut jamais révolution traînée si longuement.

Le meilleur récit du 18 Brumaire est celui du directeur Gohier, que le banquier Collot, quoique bonapartiste, continue sans le contredire.

A l’arrivée de Bonaparte, la banque se divisa. Ouvrard et sa Tallien, que lui avait cédée Barras, restèrent du côté de Barras. M. Collot, que j’ai connu, l’ancien fournisseur de l’armée d’Italie et fort ami de Joséphine, la défendit comme il put près de son mari, qui voulait la répudier, se rapprocha de Bonaparte, dont il s’était éloigné, et, jusqu’au coup de Brumaire, habita, pour ainsi dire, rue Chantereine. Il prêta les sommes nécessaires, vit tout, et sans doute observa de près ce qu’on faisait de son argent.

Son récit est excellent. Bourrienne, à qui il conta tout, ainsi qu’à d’autres personnes, l’a inséré (bizarrement) après la bataille de Marengo. Il n’y eut pas grande finesse, mais une plate corruption. L’argent de Collot servit d’abord à gagner un colonel corse, Sebastiani, qui se trouvait à Paris, avec son régiment de dragons. Puis, on corrompit Jubé, commandant de la garde du Directoire. De sorte que les cinq Directeurs d’avance, sans s’en apercevoir, étaient prisonniers. Tout était parfaitement prévu, au point que Bonaparte dit à Collot, le 15 brumaire, d’acheter une maison de plaisance à Saint-Cloud, où il voulait souper avec lui le 19 brumaire, le soir de l’événement, pour célébrer la victoire.

On craignait fort la figure que Bonaparte, peu habitué aux assemblées, ferait devant les deux conseils. Son frère Lucien, inspecteur de la salle, puis président des Cinq Cents, avait fait imprimer des billets en blanc pour convoquer qui l’on voudrait, en excluant tous les autres. C’était l’avis du ministre de la police Fouché. Mais Bonaparte craignit qu’on ne dît qu’il avait eu peur de ces assemblées d’avocats.

Le conseil des Anciens était en partie gagné. Ils le nommèrent général des forces de Paris, et, pour prévenir les complots dont on parlait, décidèrent que, le lendemain 19, les deux conseils se transporteraient à Saint-Cloud.

Ce qui décida tout, ce fut une lettre qui tomba comme une bombe. Le secrétaire du Directoire y disait aux conseils qu’il n’y avait plus de Directoire, que quatre directeurs sur cinq avaient donné leur démission (Gohier, I, 277). Bonaparte lui-même confirma ce mensonge, et l’appuya de menaces inutiles et parfaitement ridicules, disant que si on l’accusait, il en appellerait à ses braves camarades. « Songez, dit-il, que je marche accompagné du dieu de la Fortune et du dieu de la Guerre. » Et il montrait dans la cour les bonnets à poil de ses grenadiers, qu’on voyait de la fenêtre.

Il aurait dû garder cette belle éloquence pour le conseil des Cinq Cents, où était la vraie bataille. On lui avait représenté les choses comme si faciles qu’il croyait que ceux-ci céderaient à la seule vue des troupes. Il se présenta à eux suivi de ses grenadiers, qui marchaient sur trois de front (dit toujours M. Collot). La saison était déjà froide (10 novembre), et on avait allumé les poêles dans la grande salle (l’Orangerie) ; on avait mis devant la porte pour servir de vestibule un tambour en tapisseries. Les curieux qui y étaient se pressèrent pour laisser passer Bonaparte ; mais ses soldats ne purent le suivre. Quand il vit qu’il n’était accompagné que de deux ou trois de ses grenadiers, il recula, sortit.

« Si un seul représentant, ajoute M. Collot, avait saisi Bonaparte, son parti n’était pas assez fort pour le sauver. Et si, l’instant d’après, on avait présenté sa tête sanglante au balcon, en le nommant traître à la patrie, les soldats n’en auraient demandé, ni tiré vengeance. Mais on perdit une demi-heure en clameurs, en injures. »

Deux hommes bien sincères, Daunou et Dupont (de l’Eure), m’ont dit qu’on ne vit jamais un homme si pâle, si troublé, balbutiant, ne pouvant parler. Interrogé sur le complot qu’on avait annoncé et placardé à grand bruit, il ne sut que dire, sinon que Barras et Moulins lui avaient fait des propositions de renverser le gouvernement. Rien n’avançait. On profita d’une poussée où plusieurs représentants descendaient des gradins, l’accablaient de reproches et où ses grenadiers vinrent l’entourer, pour leur faire croire qu’on avait voulu le poignarder. L’un d’eux, comme son sauveur, fut récompensé le lendemain.

Lucien se montra grand acteur. Il déposa sa toge, sortit échevelé devant les grenadiers, dit à ces braves gens : « Croiriez-vous bien qu’ils veulent que je tue mon frère, que je le déclare hors la loi ? » Cela parut monstrueux à ces hommes simples…

Pour terminer enfin une comédie ridicule qui menaçait de mal tourner, Lucien entraîna son frère, et tous deux montèrent à cheval. Cependant Bonaparte ne se rassurait pas et ne résolvait rien, craignant sans doute d’être mal obéi de ses soldats. Il avisa la voiture de Sieyès, qui n’était pas dans la bagarre, était resté dehors : « Que faut-il faire ? » — Sieyès bravement répondit : « Ils vous mettent hors la loi, mettez-les-y vous-même. »

Alors on se hasarda de donner l’ordre à Murat et aux grenadiers de mettre l’Assemblée hors la salle. Lucien aurait dit à ses soldais : « Expulsez les représentants du poignard. » Ils fondirent dans la salle ; elle est au rez-de-chaussée : les députés sortirent par les fenêtres.

M. Collot nous donne seul la fin de ce triste récit :

« Il était bien difficile de refaire une autre assemblée. On réunit environ quatre-vingts députés en tout, de l’un et de l’autre conseil. Je me rappelle l’anxiété de Bonaparte pendant ce temps ; il avait grand besoin de la présence de M. de Talleyrand, qui ne cessait de l’encourager. C’est à dix heures qu’il voulut qu’on ouvrît la séance. J’y étais ; et quel spectacle que cette séance nocturne dans la salle même qui venait d’être polluée !… Tant que je vivrai, j’aurai devant les yeux l’aspect de l’Orangerie pendant cette scène lugubre. Qu’elle était silencieuse ! combien mornes et attristés ceux qui venaient s’y asseoir !… Figurez-vous une longue et large grange, remplie de banquettes bouleversées, une chaire adossée au milieu contre un mur nu ; sous la chaire, un peu en avant, une table et deux chaises. Sur cette table, deux chandelles, autant sur la chaire. Point de lustres, point de lampes. Nulle autre clarté sous les voûtes de cette longue enceinte.

« Voyez-vous, dans la chaire, la pâle figure de Lucien, lisant la nouvelle constitution[128], et devant la table deux députés verbalisant ? Vis-à-vis, dans un espace étroit et rapproché, gisait un groupe de représentants indifférents à tout ce qu’on leur débitait ; la plupart étaient couchés sur trois banquettes, l’une servant de siège, l’autre de marche-pied, la troisième d’oreiller. Parmi eux, dans la même attitude et pêle-mêle, de simples particuliers. Non loin derrière on apercevait quelques laquais, qui, poussés par le froid, étaient venus chercher un abri, et dormaient en attendant leurs maîtres.

[128] Après tant de mensonges, Lucien aurait encore ajouté celui-ci : « Dans trois mois, vos conseils et vos commissions vous rendront compte… Et le peuple jugera s’ils ont su remplir leur mandat. » (Gohier, I, 343.)

« Tel fut l’étrange aréopage qui donna à la France un nouveau gouvernement. »

FIN

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