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Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

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CHAPITRE II
PROMESSES DES BONAPARTES. — COMMENT ILS MACHINENT L’EXPÉDITION D’ÉGYPTE. — 1797-98.

Le Directoire, au milieu de sa victoire de Fructidor et de l’explosion républicaine qu’elle avait partout provoquée (en Hollande, à Rome, Naples, Piémont, et même en Suisse, contre la Suisse aristocrate), le Directoire, dis-je, préparait à grand bruit une expédition d’Angleterre. Tous s’y faisaient inscrire. On est saisi en voyant dans la correspondance de Bonaparte et ailleurs de quels hommes, de quelles forces héroïques la France disposait alors. Une telle liste donne l’idée de tout un monde soulevé.

Nos vieux officiers de marine, en présence des débris espagnols, qui récemment avaient jonché la mer, espéraient moins la victoire qu’une belle mort. C’étaient les Indes plutôt, disaient-ils, qu’il fallait attaquer, les Indes alors désarmées. Un officier du bailli de Suffren, Villaret-Joyeuse, qui avait fait tant de fois le trajet des Indes, disait que sur ces mers immenses, rien n’était plus facile que de passer incognito. Tippoo nous attendait, et avec lui tout un empire, les musulmans des Indes, une population belliqueuse.

Le troisième projet était de s’établir entre l’Asie, l’Europe, dans la position moyenne, l’Égypte, pour profiter de la ruine de l’empire ottoman, ou de l’empire indien. Vieux projet de Leibnitz, fort raisonnable alors, lorsque la France de Louis XIV était si puissante sur mer. Fort chanceux depuis. Car sur cette mer étroite, la Méditerranée, il y avait cent à parier contre un qu’on trouverait l’ennemi et qu’on serait noyé ou pris. C’est ce qui arriva.

Ce projet n’en était pas moins celui de Bonaparte. Dès le 9 thermidor an V, il écrit au Directoire ces lignes singulières : « Il faut garder les îles Ioniennes, et restituer plutôt l’Italie à l’Empereur. Pour détruire l’Angleterre, il nous faudra bientôt nous emparer de l’Égypte. L’empire turc s’écroule. Faut-il le soutenir ou en prendre sa part[72] ? »

[72] Correspondance, t. III, p. 311.

Tout cela vague encore, confus et étourdi. Était-il raisonnable, si l’on avait ces vues, d’établir solidement l’Autriche au delà de l’Adriatique, en lui donnant l’Istrie, la Dalmatie, comme il fit au traité de Campo-Formio ?

Ceux qui, à cette époque, de France ou d’Italie, regardaient tourbillonner cette étoile indécise qui ravagea le monde, auraient été embarrassés de dire comment elle prendrait sa course. Cependant, à vrai dire, ses variations sont moindres qu’il ne semble. Dans les petites choses il tourne à gauche, mais dans les grandes à droite. Ainsi il approuve modérément le coup d’État et se montre durement ingrat envers son protecteur Carnot. Petites choses où il veut amuser le parti jacobin. Mais, en même temps, que de choses importantes, solides, il donne au parti rétrograde ? Non seulement son traité de Campo-Formio, favorable à l’Empereur ; mais, même avant, au 20 Fructidor, il éreinte, tant qu’il peut, la révolution d’Italie, dans les États vénitiens, où il était alors maître absolu. Et ce coup adressé à la jeune Venise, que nous venions de fonder, frappa de même ailleurs, à Bologne, à Milan, partout, comme empêchement à la vente des biens ecclésiastiques. Voici cet ordre inique que le gouvernement vainqueur en Fructidor eût dû punir : « Que tous les couvents et églises, jouissent de leurs biens et revenus, quand même les gouvernements provisoires les auraient supprimés ou en auraient disposé autrement[73]. »

[73] Correspondance, t. III, p. 359.

Deux mois après, quand le Directoire lui écrit : « Révolutionnez l’Italie ! » il fait le niais, et ne veut pas comprendre : « Comment faut-il entendre cela ? » dit-il. On ne lui répond pas. Il était évident que le général n’était pas celui de la République mais son ennemi. Barras était trop incertain, Rewbell, la Réveillère, trop humains, pour lui donner la vraie réponse : celle que l’ancienne Venise trouva si à propos, pour en finir avec Carmagnola.

Le Directoire, par sa loi financière, où il offrait deux tiers en terre aux créanciers de l’État, et se faisait (très faussement) accuser de banqueroute, s’était tué dans l’opinion, et, au milieu, de sa victoire, semblait avoir la faiblesse, l’impuissance d’un vaincu. C’est ce moment que Bonaparte prit pour retourner avec son traité et la paix. Cependant les contemporains disent qu’il fut reçu avec plus de curiosité que d’enthousiasme[74]. Les Italiens étaient furieux contre lui ; et beaucoup de Français entrevoyaient le personnage. Les carrosses à huit chevaux dont il s’était servi là-bas leur plaisaient peu. Le général qui après Vendémiaire était parti dans son habit râpé, qu’il avait fidèlement repris pour entrer à Paris, n’en avait pas été moins roi d’Italie, et plus que roi, par la facilité du Directoire.

[74] Thibaudeau.

Tout le monde a redit l’accueil que le Directoire lui fit, malgré lui, la scène qui se passa dans la cour du Luxembourg, son discours bref, où il finissait par une chose agréable aux deux partis (royalistes et jacobins) : « Que d’autres institutions pourraient être nécessaires à la France. » Mais ce fut une vraie parade, quand l’histrion boiteux, Talleyrand, passant toutes les bornes, par ses hâbleries, montra le général n’aimant que la paix et l’étude, n’aspirant qu’au repos. Il faisait ses délices d’Ossian, etc.

En cette circonstance et en tout, le nouveau membre de l’Institut[75], reçu en remplacement de Carnot ! avait pour vraie tactique de se taire, sauf quelques mots d’oracle qu’on comprenait diversement.

[75] Bonaparte s’était fait recevoir de l’Institut, section des Sciences.

Bonaparte, dans cette première période de sa vie, apparaît plus qu’un individu, c’est un groupe, un faisceau, et il faut dire les bonapartes. Joséphine d’un côté, et les militaires bureaucrates de Carnot, les Prieur, les Clarke, et les Mathieu Dumas, l’avaient fort bien servi, tant que les royalistes et semi-royalistes n’étaient pas trop démasqués. A gauche, il avait eu d’abord son prôneur Salicetti ; mais celui-ci redevient hostile et plaide contre lui la cause des pauvres Italiens. Alors Bonaparte essaya de nouveau de ses frères comme instruments d’intrigues. On n’aurait pu, pour ce but, trouver une machine mieux composée que cette famille Bonaparte, où la nature avait fort bien distribué les rôles. Un avantage réel qu’ils eurent, c’est qu’ils se ressemblaient peu et pouvaient jouer parfaitement divers personnages. Ils avaient des parleurs, ils avaient des muets ; même des gens paisibles, dont l’air tranquille et respectable éloignait toute idée d’intrigues.

L’aîné, Joseph, élevé dans la somnolente Toscane, bien posé par un mariage riche avec les Clary, de Marseille, avait cet air tranquille, médiocre, qui donne confiance, qui dit qu’on ne hasarde rien, l’air d’un presque honnête homme. Louis, le quatrième des frères, fort jeune, et de figure mélancolique, pouvait aussi inspirer confiance. On a vu qu’à Arcole il avait aidé à sauver Napoléon, qui le récompensa en tyrannie, en honneur et en déshonneur de toute sorte. Louis, d’un esprit bizarre, lent et rêveur, ce qu’expliquait sa mauvaise santé était né fort tard, et quand Lætitia, ayant passé ses grands orages, déjà inclinait au retour.

Mais à l’époque passionnée, au second, au troisième enfant, elle avait eu deux rages en sens divers : l’une, Napoléon, son rêve d’ambition titanique ; l’autre, Lucien, créature discordante, où tout tourbillonnait. Il naquit de l’envie et d’une situation fausse, de l’idée saugrenue qu’il serait le vrai héros des Corses.

Napoléon, élevé en France, y était déjà avancé, général de brigade, lorsque le vieux Paoli, revenu d’Angleterre à Ajaccio, vit Lucien, et dans cet enfant précoce salua un jeune philosophe poète, lui fit croire qu’il serait le vrai Bonaparte, remplirait le destin que l’autre, devenu Français, avait manqué.

Ce rêve avorta. Lucien chassé bientôt de Corse avec sa mère, vécut à Marseille d’une petite pension que la Convention accordait aux Corses réfugiés. Simple commis d’abord et garde magasin, il avait épousé la fille d’un aubergiste, puis s’était élevé à la place de commissaire des guerres. Tel il se rappela à son illustre frère, au moment le plus mal choisi, au moment où Napoléon, ayant levé le siège de Mantoue, se trouvait sauvé par Castiglione et par Bassano. Napoléon, furieux de cette parenté et de cette audace, écrit à son ami Carnot qu’on éloigne au plus vite l’insolent de Marseille, qu’on le place à l’armée du Rhin. C’était le perdre, ou à peu près. Mais Lucien para ce coup. Il n’alla pas au Rhin, il se rendit en Corse, et là, par le nom de son frère il se fit nommer député. Il fallait vingt-cinq ans, et il n’en avait que vingt-quatre. N’importe. On passa là-dessus.

Napoléon, élevé par les prêtres, avait d’après lui-même conçu une singulière idée, trop juste, de la nature humaine : Que plus on houspille un homme, plus on l’outrage, plus il devient ami, s’il y voit intérêt. Il avait agi ainsi avec Salicetti et d’autres, et ne s’était jamais trompé. Il comprit que Lucien, ayant senti le talon de sa botte, serait rentré dans son bon sens, et trouverait plus sûr, ne pouvant être son rival, d’être son docile instrument. Il ne se trompa pas. Il rencontra dans Lucien, un grand bavard, improvisateur solennel, qui semblait un peu fou, une machine commode qu’on croyait une girouette sincère, et qui (comme tel) pouvait soutenir tour à tour mille choses contradictoires. D’ailleurs, pour antidote à Lucien, n’avait-il pas Joseph, doux et calme, bien assis comme riche, et qu’on n’accusait pas d’appuyer d’imprudents avis ? Ces deux frères permettaient un jeu très variable. Quand Bonaparte voulut, malgré le Directoire, que l’on autorisât la messe et qu’on laissât tomber le décadi, cette proposition rétrograde, il la fit faire, non par son frère Joseph, aristocrate, mais par Lucien, son jacobin.

Généralement c’était Lucien qui avait l’honneur des propositions patriotiques. C’est lui qui réclama pour la liberté illimitée de la presse, c’est-à-dire pour les pamphlets contre le Directoire. Après Fructidor, Lucien, plein de zèle pour la constitution de l’an III, veut que l’on jure de lui être fidèle. Puis, arrivent des propositions philanthropiques contre les impôts du sel et denrées de première nécessité que la nouvelle guerre allait faire établir ; et enfin, des propositions difficiles à réaliser pour doter, pensionner les familles des soldats.

Ce qui favorisa singulièrement les intrigues diverses des frères de Bonaparte, ce furent les fluctuations qui agitèrent la France dans l’hiver qui suivit Fructidor. Ce coup de Fructidor, qui stupéfia au loin l’Europe, eut, de près, peu d’action ; les douze déportés auxquels le coup d’État s’était borné parurent si peu de chose, que les royalistes étourdis frétillèrent toujours, comme ces mouches hardies, importunes, qui vont autour de vous bourdonnant et piquant jusqu’à ce qu’on s’éveille et les écrase. A Paris, dans certains cafés, les incroyables, avec leurs costumes excentriques, avec leurs gros bâtons, paradaient, prétendaient dicter les arrêts de la mode. Cela peu sérieux, mais quand on songe que quelques jours plus tôt la Vendée était avec eux, on comprend bien l’émotion du Directoire. Les soldats d’Augereau étaient là, voulaient qu’on leur permît d’agir sur ces vaincus si insolents. Certain soir, ils fondent sur eux et sur leur café principal, se prétendent insultés, en blessent plusieurs. Chose odieuse, mais d’utile retentissement, et qui n’aida pas peu à arrêter les rassemblements royalistes dans les départements.

Par bonheur, la paix récente permettait de nombreux congés ; beaucoup de soldats qui rentraient dans leurs familles changèrent les choses de face. Ils auraient pris sur les royalistes de vastes représailles, si le Directoire, en maints départements, n’eût organisé des commissions militaires dont les arrêts sévères ramenèrent les vaincus à la modestie.

En réalité, l’imprudente douceur de Fructidor n’ayant en rien brisé l’insolence des royalistes, ceux-ci ne furent réellement réprimés que par l’intervention de ces revenants redoutables, par la terreur des soldats jacobins.

Mais on devait s’attendre à ce que ceux-ci, ayant rendu un tel service, deviendraient exigeants, et, à l’époque prochaine des élections, s’en rendraient hardiment les maîtres.

Ici, nous sommes obligé de caractériser au vrai les masses militaires qui rentraient, et qui, ayant vaincu l’Autrichien au dehors et les royalistes au dedans, rapportaient certes un vrai patriotisme et l’amour de la république. Mais, parmi ces bons éléments s’en présentaient d’autres aussi que la guerre et ses habitudes, ses désordres n’y avaient que trop mêlés.

Lorsque Augereau, l’enfant du faubourg Saint-Marceau, vint à Paris, et fut reçu du Directoire, il ne se montra pas couvert uniquement de l’auréole d’Arcole et de Castiglione, mais grotesquement surchargé de montres et de bijoux, si bien que le sévère Rewbell dit tout bas à la Réveillère : « Quelle figure de brigand ! » Augereau avait cru que ce bizarre accoutrement, qui ne plut pas au Directoire, paraîtrait en revanche à la foule, aux soldats, le vrai costume des héros d’Italie, que beaucoup se représentaient chargés et surchargés de ces futilités brillantes.

On ne songeait pas encore à se nantir de trésors plus solides. Il fallut quelque temps, et l’adresse surtout des meneurs, pour rappeler qu’en 93, la république avait promis des terres à tous ses défenseurs. Ces idées d’avoir de la terre durent les prendre surtout lorsque tout le monde parla de Babeuf et de son utopie. Très-peu acceptaient l’idée d’un partage universel, mais beaucoup l’idée de favoriser les soldats en récompense des services rendus dans la guerre. Cet espoir de lois agraires et de distributions de terre du moins aux élus, à l’élite guerrière, se répandit au moment même où le Directoire prétendait leur assigner un autre emploi, les donner comme gage de la rente, des deux tiers qu’on ne payait pas, mais qu’on voulait consolider sur la terre non vendue. D’autre part, ce qui resterait de biens nationaux semblait bien nécessaire comme réserve de la guerre prochaine que l’Angleterre, l’Autriche, allaient nous faire en appelant les Russes.

Mais qui pourrait donner cette fortune ? quel, si ce n’est le grand Bonaparté ? (on prononçait ainsi pour que le nom fût plus retentissant). Et, dans les poèmes insipides que Lucien faisait ou faisait faire là-dessus, ce nourrisseur du peuple qui lui distribuera des terres, le grand Bonaparté, rime toujours avec Liberté, dont il doit être en même temps le sauveur.

Si quelqu’un, curieux, demandait plus d’explications au soldat revenu, voulait savoir où Bonaparte prendrait tant de trésors, on lui riait au nez, on disait : « Quelles sottes demandes ! » On les faisait aussi quand il partit pour l’Italie. Eh bien, il a trouvé de quoi nourrir le Directoire, l’armée du Rhin, etc. — Et l’Italie, qu’est-ce ? Peu de chose ; il a dit : « Qu’on ne m’en parle plus, qu’on la donne à l’Autriche ! Je ne m’occupe que de l’Orient ! »

Mais l’Orient, qu’est-ce ? — « Les îles. Et de là vient tout l’or du monde, des Indes et de l’Égypte, de Saint-Domingue, etc. Est-il possible d’ignorer cela, à votre âge ?[76] »

[76] Mon père a entendu cent fois ces redites au courant de la conversation.

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