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Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

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PRÉFACE
DES JUSTICES DE L’HISTOIRE

I

Dans l’avertissement de mon premier volume, j’ai parlé de la justice sévère de l’histoire, des arrêts de cassation que souvent elle porte contre les caprices du monde et les opinions légères, passionnées, des contemporains.

« Ces justices tardives que nous n’entendrons pas, ne nous affectent guère, » pourront dire quelques-uns. — A tort.

Non, l’opinion de l’avenir à laquelle tant d’hommes sacrifient la vie même, apparemment est quelque chose. La malédiction et le supplice posthume qu’inflige l’horreur du genre humain, cet enfer historique, est redouté par les tyrans puisqu’ils n’épargnent rien pour sauver leur mémoire et tromper la postérité. L’exposition publique qu’ils subissent à jamais leur a paru chose redoutable. A tout prix, ils auraient voulu fuir le soleil vengeur, et ne pas rester là, comme l’oiseau de nuit conspué du passant, qu’on a cloué sur une porte.

En récompense, beaucoup qui méritaient un souvenir reconnaissant n’ont bien souvent que l’oubli en partage. Ils surnagent un moment dans la mémoire, tombent bientôt au même gouffre. Ne comptez pas sur le petit cercle dont, vivant, vous fûtes entouré.

« Je mourrai seul, » dit Pascal.

C’est le sort commun de l’humanité.

Mais est-il bon qu’on se souvienne ? — Oui. Chaque âme, parmi des choses vulgaires, en a telle, spéciale, individuelle, qui ne revient point la même, et qu’il faudrait noter quand cette âme passe et s’en va au monde inconnu.

Si l’on constituait un gardien des tombeaux, comme un tuteur et protecteur des morts ?

J’ai parlé ailleurs de l’office qu’occupa Camoëns sur le rivage meurtrier de l’Inde : Administrateur du bien des décédés.

Oui, chaque mort laisse un petit bien, sa mémoire, et demande qu’on la soigne. Pour celui qui n’a pas d’amis, il faut que le magistrat y supplée. Car la loi, la justice est plus sûre que toutes nos tendresses oublieuses, nos larmes si vite séchées.

Cette magistrature, c’est l’Histoire. Et les morts sont, pour dire comme le Droit Romain, ces miserabiles personæ dont le magistrat doit se préoccuper.

Jamais dans ma carrière je n’ai perdu de vue ce devoir de l’historien. J’ai donné à beaucoup de morts trop oubliés l’assistance dont moi-même j’aurai besoin.

Je les ai exhumés pour une seconde vie. Plusieurs n’étaient pas nés au moment qui leur eût été propre. D’autres naquirent à la veille de circonstances nouvelles et saisissantes qui sont venues les effacer, pour ainsi dire, étouffer leur mémoire (exemple, les héros protestants, morts avant la brillante et oublieuse époque du XVIIIe siècle, de Voltaire et de Montesquieu).

L’histoire accueille et renouvelle ces gloires déshéritées ; elle donne nouvelle vie à ces morts, les ressuscite. Sa justice associe ainsi ceux qui n’ont pas vécu en même temps, fait réparation à plusieurs qui n’avaient paru qu’un moment pour disparaître. Ils vivent maintenant avec nous qui nous sentons leurs parents, leurs amis. Ainsi se fait une famille, une cité commune entre les vivants et les morts.

La différence des siècles, des formes, des costumes, n’y fait rien. L’histoire a plaisir à les reconnaître. Elle sent par exemple que les grands martyrs protestants, malgré leur costume et leur bizarre langage théologique, furent aussi les martyrs, les héros de la liberté.

Ce fut pour moi un grand bonheur de finir tel de ces malentendus.

Comment, en remontant, vers 1670, avait-on perdu la mémoire du héros, du martyr, qui, simple individu, chercha par toute l’Europe des ennemis à Louis XIV, et qui, plus que personne, créa la grande ligue contre lui, et la ruine future de ce nouveau Philippe II ? J’ai vu, avec étonnement des protestants eux-mêmes ne pas savoir ce nom digne d’une mémoire éternelle, ni la terrible aventure où il fut enlevé sur le lac de Genève pour être roué à Paris.

Je le trouvai, oserai-je dire, oublié, sans honneur au fond de la terre (dans la compilation, si peu lue, d’Élie Benoît). Avec quelle joie je l’en déterrai, et j’honorai cet illustre martyr des libertés du monde.

Je n’en ai guère moins, dans le présent volume, et les suivants, d’exhumer tant d’hommes éminents des derniers temps de la Révolution, que Bonaparte a obscurcis, cachés, fait oublier, et trop souvent noircis. Beaucoup ont disparu pour l’histoire, perdus dans les rayons absorbants et jaloux, que projetait sa gloire, augmentée à plaisir par tant d’historiens déclamateurs. Citons, entre autres, les hommes qui préparèrent l’expédition d’Égypte, qui dans ce pays même dirigèrent l’administration de Bonaparte. Nommons l’énergique, le bienfaisant Caffarelli, dont la noble figure avant moi s’était perdue dans l’ombre.


Et comment s’étonner qu’on oublie les individus, quand les peuples s’oublient eux-mêmes, quand ils sont ingrats et aveugles pour leurs pères et pour les plus grands moments de leur histoire ? Cela arrive à toute nation. Et ce n’est pas seulement aux Français, que l’Europe croit si légers. Je le prouverai également pour les Anglais, plus tenaces et moins oublieux.

Dans ce volume, pour la France et l’Europe, pour nous et la coalition, le nœud est Fructidor. C’est là surtout que le regard attentif et sérieux de l’histoire était nécessaire. Jusqu’à moi l’opinion générale se trompait et prenait le change sur cet événement. Nous avons prouvé, que ce fut en réalité un complot royaliste, déjoué à temps par le Directoire, par la fermeté d’un seul des directeurs[1]. Les royalistes eux-mêmes ont avoué leur parfaite entente avec l’Anglais qui, après son danger (la grande révolte de la flotte), faisait des sacrifices énormes d’argent pour faire sauter la France.

[1] La Réveillère-Lepeaux. Son fils a bien voulu communiquer ses beaux Mémoires, enfin imprimés.

On avait fait venir à Paris la Vendée furieuse. Ce qui fit dire à Pichegru déporté : « Si nous avions vaincu, les révolutionnaires n’eussent pas été quittes pour la déportation. » Au bout de deux ans, nous voyons ce bon royaliste Pichegru revenu à Londres puis, guidant contre nous les Russes, comme il avait naguère guidé les Autrichiens.

Cette affaire de Fructidor, où les attaquants se dirent attaqués et le firent croire, rappelle parfaitement l’affaire de 1870, où la Prusse, qui depuis trois ans préparait l’invasion de la France, parvint à mettre les torts apparents du côté des Français et à faire croire qu’elle n’avait fait que se défendre.

La chance tourna autrement en Fructidor. Non seulement la République échappa au complot royaliste, mais une explosion républicaine eut lieu dans tout l’occident de l’Europe (Irlande, Hollande, Rhin, Suisse, Piémont, Rome, Naples). De sorte que la France apparut dans la majesté de la mère République entourée de ses filles.

Toute l’humanité occidentale revendiqua ses droits et se crut apte à se gouverner elle-même, à ne plus obéir qu’aux lois de la Raison, telles que le XVIIIe siècle les avait promulguées.

Là la France eut un moment adorable de générosité, un élan merveilleux de fraternité courageuse. Jamais elle n’approcha davantage de son poétique rêve : la délivrance du monde, l’humanité devenue majeure sous la forme républicaine. Elle étendit ses vœux à l’Afrique, à l’Asie. Et les conseillers de Bonaparte en Égypte lui firent assembler le premier divan égyptien, que l’on consulta utilement sur les intérêts du pays, canaux, irrigations, répartition des taxes, etc.

La France, à ce moment, après la victoire de la république en Fructidor, sembla accepter la tutelle, la défense de tous les faibles de la terre. Grande audace, surtout pour un État tellement travaillé au dedans par la trahison.

On l’a taxée d’imprudence, d’étourderie. A tort. Il faut songer qu’alors, non seulement sur le Rhône, mais à Turin, à Rome, à Naples et à Dublin, on massacrait ou pendait nos amis, tous ceux qui avaient cru en nous, à l’évangile des libertés du monde. Pouvions-nous être sourds aux soupirs de leur agonie, à leurs prières pour leurs patries, ces jeunes républiques, hier nées de nous ?

La France ne s’effraya pas. Elle accepta le duel universel contre tous, décréta la conscription, et par ses jeunes soldats elle frappa deux coups admirables, en triomphant des meilleures armées de l’Europe. La république vainquit d’une part les Russes, de l’autre les Anglais. Et trahie, surprise par un guet-apens, elle emporta du moins ses deux victoires capitales au tombeau.

Le triste retour d’Égypte, et les raisons pour lesquelles les Anglais, qui tenaient la mer, laissèrent revenir Bonaparte dans une traversée si lente de quarante-cinq jours, s’explique comme on verra, surtout par la chronique orientale, publiée en 1839.

La surprise de Brumaire ne s’explique pas moins par la connivence des généraux pour prendre l’homme des royalistes, éloigner le général républicain, qui, après sa victoire de Zurich, pouvait revenir[2].

[2] M. Hamel est le premier qui ait eu le courage d’être juste envers le Directoire trop accusé. Ballotté par les événements, il n’eut ni les moyens ni le temps de poser la solide pierre où pût se fonder la république, l’éducation. Les royalistes l’arrêtèrent au premier pas, en lui faisant supprimer l’École normale. — Les grandes écoles restèrent à part, ne reconstituèrent point l’homme par leur réunion. La première, celle de droit, ne justifia pas ce titre, mais resta ce qu’elle est, une école des lois et décrets, qui varient chaque jour. (Voy. mon livre Nos fils, et la préface de ma Révolution.) Elle resta sans base morale dans le milieu bâtard où l’on fait semblant de croire que la vieille religion de la Grâce, des élus et du bon plaisir peut s’arranger avec la Justice et la République.

II

Dans ce second volume, où je raconte la lutte acharnée de la France et de l’Angleterre, ai-je cédé à un sentiment d’hostilité pour celle-ci !

Je ne le crois nullement. Ce que j’ai dit sur l’Inde anglaise est moins violent que les discours des grands orateurs anglais. Sur tout le reste, j’ai eu présente cette maxime que l’historien qui parle d’un peuple étranger doit y bien regarder avant de condamner ce qu’il connaît trop peu. Il devrait plutôt entrer dans ses idées, tenir compte de la tradition de ce peuple, et de la violence naturelle de ses moments passionnés[3].

[3] C’est ce que j’ai tâché de faire, et que n’a pas fait le professeur Sybel dans son dogmatisme. (Voy. les critiques fort justes et excellentes que M. Avenel a faites de son ouvrage, dans le journal la République.) Au reste, les idées qu’attaque si violemment cet Allemand sont celles de l’Allemagne elle-même et de toute l’Europe au XVIIIe siècle. M. Avenel remarque très bien que tous alors également adoptaient, croyaient, enseignaient cet évangile de la raison qui, par Rousseau, Basedow, Pestalozzi, circula et parut un moment le Credo de l’Allemagne.

L’époque de ces luttes sauvages et fratricides, grâce à Dieu, est finie. J’écrivais l’autre jour à Darwin, le grand naturaliste : « Par les idées communes, même par les intérêts communs, le détroit semble déjà comblé. Je vois avec bonheur l’entreprise du pont, ou plutôt du tunnel, qui, passant de Calais à Douvres, rendrait les deux pays à leur voisinage réel, à leur parenté, à leur identité géologique. »

Ce ne sont pas seulement mes rapports d’amitié, et un peu de famille, qui me lient avec ce grand peuple. Ce sont mes principes. Je suis pour lui contre Philippe II, Louis XIV et Napoléon. A la révocation de l’édit de Nantes, je suis avec nos protestants et je vais avec eux sacrer Guillaume à Westminster (voy. mon Histoire de France, année 1688).

Contre tous ces tyrans du continent, combien a servi le détroit ! Combien je me félicitais en 1830 (lorsque alors je vis l’Angleterre) que le sauvage Bonaparte eût échoué, n’eût pu faire la descente ni détruire cette ruche admirable de l’industrie humaine !

L’asile commun des nations, au moyen âge ! On parle trop des origines anglo-saxonnes de l’Angleterre. Ces petites tribus y furent peu de chose en comparaison du très grand fonds celtique, et du vaste flot d’émigrants qui venaient sans cesse du rivage d’en face, surtout du rivage flamand. Mille passages des chroniques[4] prouvent que de très bonne heure les populations laborieuses du continent y affluèrent en masse. Les tisserands surtout étaient attirés à tout prix dans ce pays où la laine était le principal commerce. L’élément germanique s’effaça, et le mysticisme flamand. L’esprit anglais se forma, avec un caractère particulier de positif, de suite, accompagné d’une dextérité inconnue aux Allemands. L’empereur Frédéric II, dans ses poésies, marque chez les Anglais ces belles et longues mains, que sans doute ils tenaient de leurs aïeux les ouvriers de Flandre[5].

[4] Le savant Brentano a l’air d’ignorer ces chroniques.

[5] J’ai parlé de ces émigrations dans mon Histoire de France. Mais pour cette intéressante Histoire de la laine, il faut attendre le grand ouvrage d’érudition que prépare avec tant de soin M. J. Quicherat, directeur de l’École des Chartes, n’épargnant ni dépenses, ni voyages nécessaires à ses recherches.

Une époque solennelle dans ces migrations d’ouvriers est celle de 1685, lorsque nos tisserands protestants vinrent remplir tout un faubourg de Londres (Spitalfield). Cette fuite par mer dut les mener aussi en Écosse, en ce pays qui avait été jadis par l’amitié une autre France.

Je le croirais. Mais je n’en crois pas moins à la belle légende d’Écosse, selon laquelle une riche demoiselle écossaise, ayant par erreur porté une fausse accusation contre sa servante, fit en expiation la fondation d’un atelier (couvent laïque) où de pieuses femmes avec une patience, une régularité admirable, parvinrent à la perfection de ce qu’on appela le fil d’Écosse.

Même perfection dans la laine qu’on fabriquait en Angleterre dans le Lancashire. Le débit des bas de laine devint considérable, lorsque, après la conquête de l’Inde, l’argent circula, même chez les pauvres. Un homme ingénieux, Arkwright, accéléra singulièrement cette fabrication par la machine à bas.

Ces machines admirables, et surtout celle de Watt (triomphante vers 1800) ont fait oublier une chose plus admirable encore : l’école des machinistes que forma Watt, et les circonstances morales qui avaient préparé de pareils ouvriers, si soigneux, attentifs à la précision, qui mirent dans ces grands moteurs la parfaite exactitude de l’horlogerie.

Les Anglais, superbes et colériques, comme tous les mangeurs de viande, semblaient moins propres à cela que les sobres Écossais. Il y fallut une révolution morale, un fanatisme vertueux plus qu’imaginatif, un rare amour du bien et du devoir, soutenu chaque journée, malgré l’ennui de longues heures, une patience peu connue chez les races mobiles du continent.

On a trop négligé cette époque, et ces ouvriers sérieux, dans la régularité des premières manufactures.

Les Anglais même, l’ont un peu oublié. C’est à l’histoire de leur rappeler les vertus de cette génération industrielle, si contraire par les mœurs à l’industrialisme d’aujourd’hui.

Beaucoup se figurent que la population agreste, entrant alors dans les manufactures, perdit sous le rapport moral. C’est exactement le contraire. La vie de l’atelier était plus sévère que celle des champs. Nombre de romans, tableaux très fidèles des mœurs de l’époque, sont là pour témoigner ce que c’était que cette joyeuse Angleterre (merry England), combien oppressive et souvent déshonorante pour la famille pauvre.

La famille rustique qui se faisait industrielle, n’étant serve que du travail régulier, sans caprice, montait en dignité morale et en intelligence. L’ouvrier suppléait l’imperfection de la machine, et parfois la perfectionnait.

Pour résumer, les deux points de départ de l’industrie anglaise sont :

1o Cette immense hospitalité qui s’ouvrit à tous les persécutés de l’Europe, et qui, en retour, fut dotée de leurs industries ; origine méconnue de l’Angleterre elle-même qui ne se souvient pas qu’elle est en partie Flamande, Française, etc., et s’intitule toujours Anglo-Saxonne.

2o La grande révolution qui eut lieu dans les mœurs anglaises peu avant 1800, et qu’on a tort de croire trop exclusivement théologique. Sous ces formes affectées d’un christianisme sombre se cachait une chose bien plus générale, un amour du travail régulier que n’a offert au même degré aucune nation.

Ces deux grands caractères que j’ai restitués à l’Angleterre, mieux qu’on ne faisait jusqu’ici, seront analysés dans mon troisième volume. Les mœurs de famille, généralement plus fortes que celles du continent, sont ce qui m’a le plus attaché à l’Angleterre, malgré ses luttes avec la France.

III

Combien il est difficile d’être juste ! par combien de nuages, de barrières la vérité peut être ajournée, indéfiniment obscurcie !

J’en ai l’exemple de 1800 à 1806.

Des documents peu connus en Russie, et ailleurs parfaitement inconnus, m’ont mis à même de pénétrer et de juger une époque, un règne jusqu’ici fort mal représenté, le règne du czar Paul Ier.

Le temps n’a pas manqué. Voici soixante-treize ans que Paul est dans la terre. Ses fils ont régné cinquante ans avec un pouvoir absolu. Qui donc a empêché la vérité de se produire ? L’empereur Alexandre, assombri par la fin tragique de Paul, n’aimait point qu’on touchât ce lugubre sujet ; il eut toute sa vie le malheur de voir autour de lui les assassins de son père. Sous Nicolas, le fait était déjà ancien, et il ne restait guère que les fils de ceux qui avaient fait le coup.

Or, ceux-ci étaient de deux classes, ou de ces Allemands bâtards qui, comme fonctionnaires, gouvernent tout en Russie, ou bien des seigneurs russes, qui devaient une partie de leur fortune aux confiscations de Pologne. Toucher à ces derniers, ce serait, pensait-on, décourager le zèle, méconnaître les services rendus. Et quant aux Allemands, je l’ai dit, ils sont tellement mêlés à tout, incorporés à la Russie, où ils gèrent et la fortune de l’État et la fortune des seigneurs, que la Russie, qui en soufre, ne peut s’en passer, et, si elle les écartait, croirait se dissoudre.

Aussi un accord étonnant s’est fait sur ce règne. Les Allemands, qui sont les grands scribes du monde, qui savent les langues du Nord, et sur l’histoire du Nord écrivent seuls, racontent les faits à leur manière sans être contredits. Par les mariages et les princesses allemandes, et leurs enfants, qui sont de petits Allemands, ils donnent incessamment des maîtres à la Russie.

C’est une des merveilles de ce temps que le czar actuel, Alexandre II, se soit affranchi des routines et ait hasardé la grande révolution qui avait fait reculer ses prédécesseurs : l’émancipation des paysans.

Paul, martyr de sa méchante mère Catherine, et de sa première femme, qu’elle lui avait donnée pour son supplice, fut tenu très longtemps à part dans la campagne, et garda de vrais traits du caractère national. Il resta un paysan russe, avec les qualités et les défauts de cette race. Elle est mobile, un peu fantasque. Mais il n’en est point de meilleure. En général, le paysan Slave, Russe, Lithuanien, Polonais, est une fort bonne créature. Les longs hivers du Nord, qui les tiennent renfermés plusieurs mois, les font infiniment sensibles à la famille, fort dépendants de l’enfant, de la femme, amis des animaux.

Si bien qu’en ce pays, d’une histoire si terrible, les voyageurs nous présentent un tout autre tableau. Sous les tragédies politiques, il y a des mœurs agricoles ; fort douces, en grand contraste. Tel fut Paul, nature un peu capricieuse, avec des élans généreux de nature. Par un secret instinct, il aima fort la France. Et d’abord la France qui demandait asile, la France émigrée. Puis il se ravisa, se rapprocha de la France républicaine (sous celui qu’on croyait alors un Washington). Avec cette alliance, il projetait deux choses : d’une part, établir la liberté des mers en protégeant les faibles : Danemark, Suède, Hambourg, etc., contre la tyrannie des flottes anglaises ; d’autre part, il voulait entreprendre (avec la France, l’Autriche, etc.) le démembrement des pays qu’on dit Turcs[6], et pour lesquels la Turquie n’a jamais rien fait que leur donner l’anarchie discordante du gouvernement des pachas. Ces pachas avaient partout les marchands anglais pour associés dans l’exploitation du pays.

[6] Je prouve ceci par un document russe, tout à fait inconnu, que je dois à M. Iwan Tourgueneff.

Pour ce grand projet, Paul, outre l’alliance de la France, semble avoir eu l’idée de faire appel aux Slaves, Cosaques et Polonais. Et déjà il avait rappelé les Polonais de Sibérie, ce qui fit trembler les possesseurs de leurs biens.

L’Angleterre avait le plus grand intérêt à sa mort. Mais beaucoup s’en chargeaient. Outre les Anglais de Pétersbourg, tous les Allemands de Russie avaient hâte de remplacer Paul ou par l’impératrice qui était Allemande, ou par son fils soumis aux influences allemandes et anglaises. De là la catastrophe.

Je ne connais nulle scène plus touchante que celle de Paul entrant dans la prison de Kosciuszko pour le délivrer, et, devant ce pauvre grand homme, blessé encore et alité, versant d’abondantes larmes. (Voy. Niemcewiz.)

Larmes précieuses qui firent espérer la réconciliation des deux sœurs, Russie et Pologne, et la résurrection de celle-ci.

Dès lors le mur fatal qui depuis si longtemps a comme divisé le monde, et séparé l’Occident de l’Orient, ce mur tombait. La Russie, l’Orient, tenus loin de l’Europe par l’interposition de la grosse Allemagne, entraient en communication avec l’Occident, le Midi s’alliait à des races plus en rapport avec la vivacité russe, et l’électricité toute méridionale de ce peuple que les invasions tartares ont seules rejeté dans le Nord.

Dans cette courte préface sur la Justice historique, comme un redressement des jugements précipités que portent les contemporains, j’ai négligé son aspect le plus haut, celui d’un effort du cœur, de la raison, pour anticiper ici-bas la Justice suprême qui doit régner dans l’univers.

Mes aspirations en ce sens ne viennent pas du cœur seul. Elles sont autorisées par une sérieuse considération du monde.

Ce monde présente en tout des lois analogues, une identité admirable dans ses méthodes, ses procédés. Les prétendus savants qui nient cela ne s’aperçoivent pas qu’ils font deux mondes différents, l’un soumis à la règle et au plus parfait équilibre ; l’autre tout inharmonique, désordonné, un vrai chaos. — Je ne connais qu’un monde, et voyant partout l’équilibre, la justesse dans les choses physiques, je ne doute pas qu’il n’y ait également équilibre et justesse dans les choses morales. Sinon ici, du moins ailleurs, dans les globes et les existences qu’il nous sera donné de traverser.

La Justice, ce Dieu qu’à mon âge de force, à la mort de mon père, j’invoquai (dans la préface de ma Révolution), est toujours mon soutien. J’y trouve un sérieux bonheur, une espérance qui ne peut me tromper, contre les deux écoles sophistiques, l’une du néant, l’autre de l’arbitraire, du caprice divin.

Donc, malgré l’âge, je continue mon œuvre. Si pourtant elle devait finir ici, je ne me plaindrais pas. Je vois qu’en toutes choses le progrès est l’allure constante de cette Puissance de la vie qui va toujours de bien en mieux, et je garde l’espoir, comme un courageux ouvrier, que de mes travaux imparfaits j’irai à un travail meilleur.

Paris, 1er mars 1873.

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