Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE II
UNE NOUVELLE ANGLETERRE. — LE MÉTHODISME. — LA
SAINTE BANQUE. — L’ÉGLISE. — LE JEUNE PITT.
Ce qu’il y eut d’original dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, c’est que, vers 1750, au moment où elle allait prendre sa grande expansion dans le monde qu’abandonnait la France, au moment où l’impulsion de Chatham la lançait, pour ainsi dire, dans l’infini, à ce moment, elle éprouva en elle un mouvement tout contraire à cette expansion, une sorte de contraction. Par un contraste admirable, tout en embrassant le monde du dehors, elle fit effort pour concentrer sa force propre, sa native énergie.
Cela fut instinctif sans doute. Mais la volonté ajouta beaucoup à l’instinct. Qu’un peuple ait fait si à propos de telles modifications sur lui-même, c’est une chose singulière qu’on voit rarement dans l’existence libre et bien plus calculée d’un individu.
Il faut dire que, si l’Angleterre présenta ce miracle d’une certaine réforme morale, accomplie au moment de sa grande action extérieure, ce miracle s’explique non seulement, par ce qui restait de l’élément puritain toujours subsistant en dessous, mais encore et surtout par le retour au principe qui est le fonds même de l’Angleterre. Ce principe qui avec tant de force fut manifesté dans Cromwell et la révolution de 1648 était bien antérieur. Nous le trouvons, même avant le protestantisme, en 1400 chez les Lancastre et chez leur héros, Henri V. — Les Tudors, en 1500, les Stuarts en 1600, apportèrent des éléments tout contraires à ce fonds. Il reparut avec l’exaltation fanatique des covenantaires et de la république vers 1650, et obstinément encore, vers 1750, moins violent, mais austère d’apparence (même de fonds, en grande partie) dans les disciples de Wesley et dans les méthodistes, moins farouches que leurs pères les puritains, et beaucoup plus mêlés aux affaires, au commerce, à tous les intérêts du monde.
En face de la grande propriété territoriale, s’était élevé, sous Guillaume le Hollandais, le parti de l’argent, de la bourse, la banque, qui de plus en plus pesa dans les affaires, et, dans sa rivalité avec les lords, les grands évêques, eût bien voulu aussi arriver aux places de l’Église et à son budget monstrueux. Les puritains s’étaient tenus écartés de cette mine d’or, en refusant la condition qu’on leur faisait de jurer les 39 articles de l’Église Anglicane. Les fils des puritains furent moins sévères. Vers 1733, commença la prédication de ce saint plus avisé, le célèbre Wesley. Il réfléchit au tort que ce scrupule faisait à l’Église, qu’il fermait aux plus dignes, aux hommes de Dieu. Lui-même fort désintéressé, il permit aux siens les affaires, les richesses, qui pouvaient tellement augmenter l’influence du bon parti. Il ne leur fit pas reproche de jurer les 39 articles, et par là d’avoir place au grand banquet de l’Église établie. La Bible nous dit elle-même que les patriarches se faisaient peu de scrupules d’emprunter et de prendre aux impies leurs idoles d’or, qu’ils savaient faire servir à un meilleur usage. Ainsi le monde des affaires, de l’argent, de la banque, eut de plus un accès aux richesses de la grande Église. Mais pour montrer que c’était malgré eux et pour Dieu seul qu’ils franchissaient ce pas, ils suivirent autant que possible les habitudes sévères de leurs familles en tout le reste, firent hautement la grimace à l’argent, montrant que, quoique riche, on pouvait être pauvre d’intention, tenir l’argent au coffre, mais éloigné de l’âme.
L’argent venait à flots. Les saints banquiers inspiraient confiance. L’Europe, effrayée par les guerres, attirée par les emprunts de Chatham, et charmée de placer son or dans la sûreté de la grande île, l’entassait dans les mains respectables de la pieuse banque, obligeait celle-ci de recevoir et d’encoffrer.
Tout affluant aux mains de cette classe bien aimée de Dieu, son puritanisme de forme (voulu et calculé, mais non pas faux) fut imité, compté parmi les moyens de parvenir, et devint le ton général. De là les beaux et singuliers romans de Richardson, tant admirés, si peu compris. Les jeunes miss, qui jusque-là (dit Walter Scott), lisaient à l’aventure les pièces scabreuses du temps de Charles II, non moins naïvement, crurent ne pas pouvoir s’établir si elles ne parlaient le jargon dévot de Paméla.
Ce qui montre le bon sens de l’Angleterre et la raison parfaite qu’elle gardait, c’est qu’avec ces tendances et ces apparences spirituelles, elle fit une réforme qui paraissait contraire, fort matérielle, en ses habitudes. Un peuple, alors de dix ou douze millions d’âmes, à qui Dieu mettait tout à coup le monde sur les bras, et l’Amérique, et l’Inde, et l’immensité de la mer, sentit vivement le besoin d’être fort pour recevoir cette manne énorme qui lui venait. C’est pour répondre à ce besoin que Bakewell vers 1750 inventa la viande. Jusque là les bestiaux étaient élevés surtout pour le laitage. Le régime de la viande obtient faveur, remplace le lait fade dont les pâles Pamélas s’alimentaient au détriment de leur enfant. Ce fut une révolution rapide. Toute la jeunesse nourrie de viande désormais, par une éducation nouvelle est lancée dans la vie. L’écolier peu captif des écoles, qu’il quitte à quatorze ans (moins les nobles enfants d’Oxford), entre de bonne heure dans l’action, par le commerce, la mer, les Indes.
Voilà donc, au milieu du siècle, deux changements à la fois dans les mœurs et les habitudes. La Bible domine tout. Mais la situation commande. Pour y suffire, pour recueillir tant de bienfaits de Dieu, il faut à tout prix que l’Angleterre se fortifie.
Que fera l’Église établie ? Ses évêques grands seigneurs, jusque-là si bouffis, en présence des bénéficiers inférieurs d’une apparence si pieuse, ne purent rester, comme ils étaient, de purs lords ; ils prirent, à contre-cœur, des formes plus ecclésiastiques. De là cet étonnant mélange de vertus fausses et vraies, de sainteté doublée de mondanité et d’orgueil, de douceur irritée, amère. Mélange singulier, d’autant plus équivoque que le bien est tellement incorporé au mal qu’on ne peut jamais dire, que tout soit faux.
Le grand Chatham, the great commoner, l’homme des Communes, sous sa colérique éloquence, savait tout aussi bien que le rusé Walpole que l’Angleterre, avec sa triplicité idéale, vantée par Blackstone et par Montesquieu, l’Angleterre était simple : la Couronne, l’Église et les Lords, — les Lords, l’Église et la Couronne. On déguise plus ou moins la prédominance du roi ou de la reine, mais la royauté donne les hautes places, la pairie, les plus gras évêchés du monde. De plus, la Couronne est un mythe ; cela ne se discute pas. Le roi est le roi, l’oint du Seigneur ; il est l’Église même en son principe. Ce qu’il y a de plus ferme, c’est le roi, l’Église établie.
En 1755, quand Chatham eut son second fils (le célèbre Pitt), il était au plus haut, bien loin encore de l’état d’enfance maladive où il tomba dans ses deux dernières années, et où il devint l’homme du roi. Mais déjà pour ce fils, où il mettait ses espérances plus qu’en l’aîné, il voulut qu’il fût élevé par l’Église établie, solide et plus royale que la royauté même. Il confia l’enfant à un prêtre, le docteur Tomline, que plus tard il fit évêque de Winchester. Ce révérend a écrit la vie de M. Pitt, que j’ai constamment sous les yeux[9]. Il fut son précepteur, son secrétaire et son exécuteur testamentaire. Il ne quitta point son élève et put témoigner de tout son mérite. Point de légende plus sûre et plus suivie de la naissance à la mort.
[9] G. Tomline, Memoirs of the life of W. Pitt. 1822.
Certaines vertus coûtèrent peu à Pitt sans doute ; fils d’un malade, et malade souvent lui-même. Il ne résistait aux affaires, aux nuits si fatigantes du parlement qu’en buvant un peu, sans excès. Du reste, admirablement pur, il a passé toute sa vie entre son précepteur l’évêque Tomline, et vers la fin, une demoiselle, sa nièce Esther Stanhope, qui lui servait de secrétaire.
Dans le beau portrait de Lawrence, dont le musée de Versailles a une copie excellente, il a quarante ans, c’est-à-dire qu’il est assez près de sa mort. Il est rouge, et, pour l’ennoblir, le peintre habile lui a mis un fort bel habit mordoré. Il est un peu commun ; on dirait de race marchande, et l’on se souvient involontairement que son bisaïeul, le premier Pitt connu, ne l’est que pour avoir vendu un diamant au roi de France. Il y a dans l’ensemble de cette figure je ne sais quelle fausse enfance. Enfance colérique et bouffie. On l’appelait volontiers angry boy.
Gallois par ses aïeux paternels, il était par sa mère fin Anglais, et parent des Temple. Il eut l’éducation classique, pesante, des docteurs anglicans. Beaucoup de grec. Et les historiens écossais. Mais point Gibbon, qui sans doute ne plaisait pas à son évêque.
On voit que, de bonne heure, son éducation ecclésiastique porta ses fruits ; il sut parfaitement le manège des prêtres et pratiqua leurs adresses politiques. Il se garda d’entrer dans l’opposition, mais il glissa parfois des propositions populaires, modérées, innocentes, qui ne pouvaient déplaire au roi. Il parlait vaguement de réforme parlementaire, sans pousser dans ce sens contre l’aristocratie. D’autre part, il refusa de s’allier à lord North et aux Amis du Roi, ce qui lui eût ôté pour l’avenir toute popularité ; il avait vu son père baisser dans l’opinion dès qu’il inclina dans ce sens.
Je ne donne pas la vie de M. Pitt. C’est là qu’à travers mille longueurs on peut étudier les finesses du menuet parlementaire qu’il dansa parfaitement. Toujours un peu raide d’attitude, mais habile pour sauver tels mouvements obliques dans un ingénieux balancement qui trompe l’œil, semble incliner vers la gauche sans quitter la droite, et reste souple en paraissant raide, ne singe point les caricatures doctrinaires imitées de la cravate de Saint-Just, du col empesé de Calvin.
En M. Pitt l’homme politique avait mille mérites de détails, et l’homme privé toutes les vertus. Je ne suis pas de l’avis de Joseph de Maistre qui dans ses Lettres le juge médiocre. Mais, comme l’indique le portrait de Lawrence, il avait un masque de tartufe rose et bigarré.
Un homme grave et hautement estimé, lord Grey, dans sa jeunesse, peut-être emporté au delà des bornes, a dit un mot terrible : « M. Pitt n’a jamais proposé une mesure que dans l’intention de tromper la Chambre. Dès son début, il fut apostat complet, déclaré. »