Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE V
GUERRE AVEC LA FRANCE.
Donc, après la révolution d’Amérique et avant celle de France, quand déjà fraîchissait le vent précurseur des grandes tempêtes, l’Angleterre, même par ses intérêts nouveaux, était conduite à chercher le repos sous la vieille fiction royale, tellement ébranlée en Europe. La royauté, outre son privilège propre et son antique appui de l’Église établie, en avait conquis un nouveau, le patronage de l’Inde, tant de places à distribuer. Son repos lui était aussi garanti par la foule inquiète des créanciers de l’État, amis passionnés de la stabilité. L’opposition était annulée, réduite à un si petit nombre, qu’il suffisait, disait-on, « d’un fiacre pour la conduire au parlement. »
La situation était belle pour Pitt. Pour se rendre populaire, il lui suffisait de quelques réformes financières, de se donner pour un disciple d’Adam Smith et, par moments, de flatter Wilberforce, le crédule apôtre de l’affranchissement des noirs.
Pitt semblait de plus en plus avoir oublié les haines de son père et sa tradition colérique. Il se rapprocha de la France pour lui imposer le traité de commerce qui fit entrer chez nous les marchandises anglaises et révolutionna nos grandes masses ouvrières du Nord. A ce moment, l’Angleterre s’étonna de trouver Pitt si pacifique, si ami de la France. Reproche qu’il repoussa par cette parole charmante : « Peut-on haïr toujours ? »
Cependant le travail cessait ; l’industrie du meuble qui avait créé, sous Louis XV, le faubourg Saint-Antoine, s’était, sous Louis XVI, arrêté partout. Ce nouveau Paris inoccupé fit la grande insurrection du 14 juillet, prit la Bastille. L’Angleterre applaudit et toute l’Europe, depuis Londres jusqu’à Pétersbourg. Fox dit : « C’est le plus grand événement du monde. » Nos fédérations de 90, ce mouvement désintéressé, cet appel aux libertés du genre humain, remplirent d’ivresse tous les cœurs et tous les yeux de larmes. Les Anglais avaient cru d’abord que nous faisions, sur leur exemple, une révolution anglaise. Puis, quand ils virent qu’elle serait française, beaucoup persévérèrent dans leur admiration, et déclarèrent que la Constitution de 91 était le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Le beau livre de Payne, les Droits de l’Homme, fut porté jusqu’au ciel, mais, il faut le dire, par une minorité généreuse en rapport avec l’admirable génération qui avait surgi en Europe depuis Rousseau et la guerre d’Amérique, génération crédule, imaginative, impatiente dans ses vœux pour le genre humain. C’est partout le même homme, qui ferait croire qu’il n’y a plus qu’une nation. Partout, c’est La Fayette, Fitz-Gerald et Kosciuszko. Cette veine de feu gagne la Belgique, l’Italie et en partie le Rhin.
De tous côtés scintille l’horizon, mais par moments différents, sans accord et de place en place.
C’est un fort beau spectacle (et que j’aurais volontiers recommandé au pinceau de Reynolds, de Lawrence) de voir Pitt, naviguant, sur son insubmersible barque, dans ce cercle d’orages dont l’Europe est illuminée. A son âge de plus de trente ans, c’est toujours l’enfant rose, un peu bouffi, sérieux et colère, qu’on a vu à vingt ans, mais paisible pourtant. Qu’a-t-il à craindre ? Il navigue réellement sur un ferme véhicule. Comme le fameux éléphant de l’Inde, composé de personnes vivantes, d’êtres animés, une masse le soutient, la masse solide des créanciers de l’état, rentiers, banquiers, etc., intéressés à son salut, et qui à chaque instant le remonte d’élan, d’enthousiasme, lui donne un coup d’épaule.
Au 6 octobre 89, il a souri en voyant Louis XVI captif et l’Angleterre vengée. La France lui apparaît errant à l’aventure, comme un vaisseau perdu, augmentant par ses embarras la sécurité de l’Angleterre.
L’Irlande seule peut inquiéter. Mais c’est justement un Irlandais qui prononce l’anathème contre la France, contre la révolution, alliée naturelle de son pays. L’opposition anglaise, si faible, se trouve coupée en deux, réduite presque à rien. Fox est abandonné, et Pitt monte au plus haut. On dresse des autels à l’ange de la Bourse qui a trouvé le 3 pour 100 à cinquante et l’a fait monter jusqu’à cent. Le fanatisme ne connaît plus de bornes, quand ce dieu des rentiers, par l’amortissement, donne à la dette un gage de solidité éternelle. Ses garanties vont s’étendre partout. « Si la guerre vient, tant mieux ! Nous prendrons le Cap, Saint-Domingue et Java ! La dette sera une montagne dont les racines immuables embrasseront la terre ! »
Ces rentiers imaginatifs, autour de Pitt, lui font autant de janissaires, des dévoués à mort, comme ceux du Vieux de la Montagne. Au moment où il se forme de grands clubs, avec des noms illustres, pour la réforme électorale et le suffrage universel, Pitt est si bien assis qu’il offre un ministère à Fox. Quel trait de magnanimité ! Mais Fox n’y est pas pris. Général sans soldats, seul dans le parlement, il trouverait dans ce ministère une captivité, une vraie souricière. Il échappe, se réserve, attend.
On a douté si Pitt voulait la guerre avec la France. Mais il était visible que la guerre doublerait sa dictature, probable qu’elle la prolongerait pour lui et son parti. Et, en effet, elle la prolonge vingt-deux ans, jusqu’en 1815, et même plus loin, puisque à peine en 1830 on a osé parler de réforme parlementaire[14].
[14] Voy. l’ouvrage de Cornewall Lewis, Histoire gouvernementale d’Angleterre, jusqu’en 1830.
Aussi, quand Fox et autres amis de l’humanité, voulaient qu’on essayât de sauver la tête de Louis XVI, Pitt dit : « Pourquoi nous compromettre en vain ? » Il croyait, non sans vraisemblance, que la généreuse Angleterre prendrait violemment le parti du roi de France qui naguère l’avait humiliée, qu’elle serait sensible et humaine, suivrait tout entière la voix de Burke et son appel à la pitié, à la vengeance. C’est-à-dire que l’Irlandais Burke aiderait lui-même à la dictature absolue de Pitt.
La France était tellement dans l’illusion et dans le rêve, qu’en faisant la guerre à l’Autriche, elle comptait sur l’amitié de l’Angleterre, son aînée dans la liberté. Elle y envoya un homme sûr, le patriote Talleyrand, et crut avidement ce qu’assurait son agent Maret (Bassano) : Que Pitt voulait la paix. Au reste, on croyait que l’Angleterre nous appelait. Monge, ministre de la marine, disait : « Allons délivrer l’Angleterre ! »
Elle était tout au contraire dans un accès de royalisme, au point qu’on put faire des pamphlets qui rappelaient ceux du temps de Jacques II. On s’y moquait des trois pouvoirs ; on disait que la Constitution n’est pas triple, mais une, et qu’elle se réduit au roi seul.
L’art ingénieux de M. de Bismarck fut celui de Pitt en 93 : il ne déclara pas la guerre, mais il se la fit déclarer.
Les encouragements donnés aux émigrés, la guerre à nos amis, aux neutres qui nous apportaient du blé dans la famine, aigrirent la France, lui firent franchir le pas. L’Angleterre condamna à mort ceux qui porteraient du blé en France. Et la Convention, par représailles, déclara l’Angleterre ennemie du genre humain.
Le genre humain ? il semblait contre nous. L’Angleterre paye et arme des Allemands, des Piémontais, fait des traités avec la Russie, l’Autriche et la Toscane, Naples, l’Espagne, le Portugal.
Avouons que, dans un tel moment, il fallut à notre ami Fox un grand courage pour défendre la France abandonnée et oser proposer la paix ! On en rit. Pitt, seul sérieux, répondit que, pour la paix, il fallait avant tout la destruction d’un monstre d’anarchie qui avait contre lui l’universalité du monde.
Mais voilà que ce monstre, la Révolution, loin d’avoir peur du monde, le menace elle-même. Les rêveurs girondins lancent la croisade révolutionnaire. La Montagne succède et lève un million de soldats, bat la Prusse et l’Autriche, prend Nice, la Savoie, le Rhin. — Wattignies et Fleurus, la retraite de Cobourg, l’inertie de la Prusse, qui empoche l’argent anglais et ne fait rien, tout cela montre au sage Pitt que ce fou de Burke avait raison quand il disait : « On ne viendra à bout de la France que par la France même, en offrant aux Français royalistes l’appât d’une Restauration. »
Pitt converti prend un ton doucereux. Il ne fait pas la guerre à la France, mais pour la France, la bonne France royaliste.
Seulement, dans l’affaire de Toulon perce la vérité. L’Angleterre veut Toulon, mais pour elle. L’idée de conquête et de démembrement lui est venue. Brest et Toulon lui suffiraient et les côtes de la Vendée. J’ai conté l’accueil admirable que Pitt fit à Puisaye, le grand machinateur breton et Vendéen, l’ingénieux magicien qui évoqua la source meurtrière de la fausse monnaie de papier. C’est le vrai sens des expéditions de Quiberon, Granville et l’île Dieu, qui furent proprement l’inondation de cette peste des faux assignats.
Cependant l’Angleterre, tout en nous blessant, se blessait. La cité de Londres elle-même, la Banque si fidèle à Pitt, gémissait, haletait ; elle était indignée de voir la Prusse empocher les subsides et se moquer de Pitt. On pressa pour la mer jusqu’à cent mille matelots. Opération meurtrière qui jeta l’Angleterre hors d’elle-même et de sa sagesse. On tira sur le roi et l’on mit sa voiture en pièces.
Pitt sentit le besoin de satisfaire un peu l’opinion, appela à lui quelques noms populaires, des seigneurs de l’ancien parti wigh. D’autre part, en faisant passer à l’Autriche de l’argent pour soutenir la guerre, on envoya à Paris un lord pour traiter de la paix, un homme conciliant, Malmesbury. Cet agent parti après notre malheur du 31 juillet[15] et la levée du siège de Mantoue, nous trouva déjà relevés par la double victoire de Castiglione. Ses propositions excitèrent le rire de Paris, l’Angleterre ne voulait traiter qu’autant que la France rendrait toutes ses conquêtes, l’Italie, la Hollande, les Pays-Bas, le Rhin. On nous aurait permis pour toute indemnité de prendre quelques colonies de nos alliés, la Hollande et l’Espagne, c’est-à-dire de nous brouiller à jamais avec ces deux puissances maritimes, au moment où leur amitié nous devenait si précieuse.
[15] La prise de Brescia et de sa garnison française.
Un piège si grossier, si peu ingénieux, ne pouvait qu’indigner. On fit dire à l’anglais de quitter Paris dans les vingt-quatre heures.
Ni Londres, ni Paris ne pouvaient s’y tromper. Pitt ne voulait pas la paix et faisait tristement la guerre, toujours par le même moyen qui échouait toujours, une profusion aveugle d’argent. Il en avait versé des torrents pour la Prusse, des torrents en Vendée, pour Quiberon, etc. Et maintenant des torrents en Autriche pour fournir constamment de la chair fraîche à Bonaparte, à cette épée terrible et altérée de sang.
En tout cela, dit fort bien M. de Maistre, Pitt fut très peu original, agit toujours par les mêmes moyens, sans nulle invention ni génie[16].
[16] Pitt, malgré son mérite parlementaire et ses divers talents paraît en tout ceci impuissant, médiocre. Rien d’inventif ni de profond. Sa haine intérieure et recuite l’éclaira beaucoup moins que la belle colère de Chatham, qui était une flamme. Notre ennemi, M. de Maistre, le juge fort sévèrement ; voyez sa lettre du 29 mars 1806.