Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE XI
FRUCTIDOR.
Les royalistes vainqueurs, ayant eu tant de temps pour faire leur apologie, ont eux-mêmes pris soin de prouver qu’ils étaient injustifiables.
1o Ils ont très bien montré que les phrases révolutionnaires qu’on taxait de fictions jacobines : l’or de Pitt, les agents de Pitt, etc., n’avaient rien d’inexact ni d’exagéré. La corruption fut pratiquée sur la plus grande échelle où on l’ait employée jamais. On n’avait jamais vu, par exemple, ces tentatives monstrueuses d’acheter des armées entières par des cadeaux de valeur, des montres, etc., distribuées aux officiers et presque à chaque soldat[60]. Système de prodigalité folle où Pitt se précipita et où il ne fut sauvé à la fin que par trois miracles improbables, le miracle des faux assignats, la foi surhumaine des créanciers de l’État, enfin une surprise merveilleuse qui surgit à point pour faire une sagesse de cette furieuse folie : l’éruption des Indes noires qui sont dessous l’Angleterre et le torrent de richesses industrielles qu’elles donnèrent, dès qu’elles furent touchées par la baguette de Watt.
[60] Voir Fauche-Borel.
2o Les royalistes ont montré que, dans le guet-apens qu’ils organisaient contre le Directoire, ils employaient, non seulement l’émigration et les bandes du Midi, les verdets de Job Aimé, mais les chouans, ce qui restait des brigands de Charette, gens ulcérés, envenimés par leurs récentes défaites. Que serait-il arrivé s’ils eussent désorganisé le corps de la gendarmerie, livré la France aux assassins ? Mais c’est ce qui n’eut pas lieu. Carnot, quoique mou pour eux, s’effraya de cette proposition et la fit, heureusement, rejeter par les Anciens.
3o Ces gens, si peu scrupuleux, se montrèrent peu habiles, de vrais étourdis. Les forces ne leur manquaient pas. Ils avaient la première de toutes, la loi, les apparences de la loi. Ils avaient, par leur parlage hautain, assujetti l’Assemblée qui, quoique hostile (il y parut) leur obéissait. Ils avaient la force dans Paris, beaucoup de commis, et du commerce et des administrations, toutes pleines de royalistes. Ils avaient de vaillants hommes, des hommes d’exécution, endurcis à tout faire, et qui depuis plusieurs années vivaient, sur les routes, de pillage et de dépouilles, du poignard et du pistolet.
4o Leur but était simple, dit franchement de la Rue[61] : c’était de surprendre le Directoire et de lui faire son procès.
[61] De la Rue est ici l’auteur principal. Il ne dit pas hypocritement, comme Barbé-Marbois, que l’Assemblée attendait, fut surprise. Il dit que les meneurs Willot, Pichegru, avaient, dans la jeunesse et les chouans, douze ou quinze cents hommes tout prêts, et dix mille qui devaient les joindre au premier appel. (De la Rue, p. 284.)
Eh bien, ces gens peu scrupuleux, ayant tant d’argent, de force, de brigands à commandement, furent dupes de leurs manœuvres.
Certainement, au coin d’un bois, les Jean Chouan, les Cadoudal, avec leur très fine oreille, auraient entendu et compris. Mais ce qui les fit traîner, manquer le moment, c’est qu’ils ne marchaient pas seuls. Il leur fallait respecter des émigrés qui arrivaient d’auprès du roi, qui parlaient en son nom, — et, d’autre part, ménager la grosse masse bourgeoise, où ils étaient comme perdus, le peuple des battus de Vendémiaire que menait un personnage hésitant et indécis, le long et flasque Pichegru.
On se piqua d’être fin. On rusa. On attendit.
Et pendant qu’on acceptait le secours de tant de brigands, de gens condamnés par la loi, on disait cauteleusement : « Laissons le Directoire se compromettre. Gardons la loi pour nous ! »
A force d’hésitation et d’hypocrisies maladroites, ils furent surpris. Et le pis, surpris par l’homme du monde qu’on aurait pu en juger le moins capable, un philosophe, homme d’étude, qu’on aurait cru peu agile et peu agissant d’esprit et de corps. Ce fut un vrai phénomène, un miracle, comme si la lente, l’inoffensive tortue, prenait un tigre au piège.
Ce philosophe, la Réveillère, petit, lent et contrefait, allait chaque soir invariablement du Luxembourg au Jardin des Plantes, chez Thouin, le célèbre jardinier, s’informer des plantes nouvelles. On pouvait, sur le chemin, l’assassiner, l’insulter ; c’est ce que fit notre Malo, le sabreur ridicule ; il alla avec son sabre chez la Réveillère qui, froidement, s’en moqua, le mit à la porte.
Ce fut cet homme d’une apparence tellement pacifique, qui, dans le trio, se montra le plus solide, même le plus audacieux. Rewbell fût parti volontiers, et Barras, selon la vieille pratique, ne voulait agir qu’avec le faubourg Saint-Antoine, ce qui aurait laissé beaucoup de choses au hasard, et des chances à une grande effusion du sang.
Ce moyen fut rejeté. Seulement, pour avertir au moins les patriotes, on inséra au Moniteur que le prétendant faisait ses malles, préparait ses équipages, allait revenir[62]. Le vieux maréchal de Broglie, l’Achille de l’émigration, l’avait annoncé sans détour à notre ministre à la Haye. Cette nouvelle échauffa les faubourgs, et même dans l’assemblée, plusieurs, dit de la Rue lui-même, se mirent avec le Directoire, furent dans son secret (p. 292), c’est-à-dire impatients de voir sauter le dernier tiers.
[62] Mathieu Dumas dit ici, contre toute vraisemblance, que Kléber, alors à Passy, en présence d’une telle nouvelle, fut près de venir à Paris pour combattre le Directoire et défendre une assemblée où triomphait le royalisme.
Hoche sans revernir à Paris agissait. Dans la sombre fête tragique qu’on faisait chaque année pour les morts du 10 août, il reçut de ses généraux beaucoup d’adresses menaçantes, et, lui-même, il souffla l’orage, disant : « Ne les quittez pas encore, ces armes terribles ! » Beaucoup d’officiers eurent des permissions pour aller à Paris, entre autres Chérin, l’ami de Hoche, chef de son état-major, et le vaillant Lemoine, l’un des vainqueurs de Quiberon.
Que faisait, pendant ce temps, le patriote Bonaparte ? Il envoyait aussi les adresses jacobines de son armée. Mais il écrivait à Carnot, le modéré des modérés : « Je suis avec vous. » De plus, il dépêcha son aide de camp, Lavalette, pour tenir le même langage.
Il laissait à Paris Augereau, dont il désirait peu le retour et craignait la langue indiscrète. Cet homme du pont d’Arcole faisait ici légende, et, de plus, né aux faubourgs, dont il avait le ton, il devait les charmer. Le Directoire donna à Augereau le commandement de la division militaire et celui de sa garde personnelle à Chérin, l’homme de Hoche. Dès lors les royalistes, jugeant qu’il n’y avait plus de temps à perdre, chargèrent le fougueux Vaublanc (contumace de Vendémiaire) de faire enfin le rapport sur la garde nationale.
Œuvre bien difficile. Il s’agissait de concilier les trois nuances royalistes, les furieux, émigrés, Vendéens, avec les hypocrites de Pichegru. Ajoutez les disputes sur les rangs et les places. En huit jours, on n’y parvint pas.
Sans doute, on tenait en arrière les Vendéens, qui eussent trop effrayé Paris[63]. On ne montrait que des gens plus habiles, Pichegru et Willot. Ces habiles furent des niais. Indécis, ne résolvant rien, ils firent de plus la faute de se tenir comme à la disposition de la police. Elle les trouva dans la même chambre, de sorte qu’on put les arrêter ensemble et, en même temps, les empêcher de donner aucun ordre.
[63] M. de Barante, si peu exact, ne sait pas ou ne veut pas dire ce qu’a dit franchement de la Rue trente ans plus tôt : « Que les Vendéens étaient à Paris. »
Pendant ce temps, Augereau, avec deux mille hommes, saisissait le Carrousel, et deux ou trois autres mille prenaient le jardin. La garde de l’Assemblée fraternisa avec eux. Tous les murs de Paris étaient tapissés de la trahison de Pichegru, de ses rapports avec Entraigues et les gens du prétendant. Les députés qui avaient nommé Pichegru président, et qui allaient lui donner la garde nationale, n’avaient, certes, pas à attendre que le peuple se mît pour eux.
Ils essayèrent de rentrer dans leur salle. En vain. La grande majorité des deux conseils alla à l’Odéon et à l’École de médecine, où l’appelait le Directoire, et le remercia d’avoir sauvé la chose publique.
La minorité qui, généralement, était ce nouveau tiers si mal élu, et qui (on pouvait le dire) avait criminellement usurpé la représentation nationale, fut d’abord enfermée au Temple dans la tour de Louis XVI, en attendant son jugement.
Nulle enquête sur ces émigrés, ces Vendéens, qui, rompant leur ban, les traités auxquels ils devaient la vie, étaient venus ici pour recommencer la guerre civile.
On offrit à Barthélemy un passe-port. Il n’en voulut pas, préféra Cayenne. Carnot se sauva avec peu de peine, resta plusieurs jours à Paris. Il crut qu’on voulait le tuer. « Pourquoi faire ? dit la Réveillère. Qu’est-ce que le Directoire y eût gagné ? Rien que l’exécration. »
Le Directoire avait une crainte singulière, celle de vaincre trop, ce qui aurait pu créer un dictateur.
Il suspectait Barras, l’attention avec laquelle il avait toujours cultivé les faubourgs. On ne permit à ceux-ci d’approcher que deux jours après le succès, où quelques hommes en vinrent, conduits par l’ex-général Rossignol et furent sur-le-champ renvoyés.
D’autre part, si la brillante cavalerie de Sambre-et-Meuse, qui était à deux pas, fût arrivée, elle aurait fort bien pu proclamer dictateur le général Hoche.
La Réveillère, par excès de prudence voulut n’opérer qu’avec peu de forces, n’avoir qu’une petite victoire, dont les ambitieux ne sauraient profiter. De la Rue montre très-bien qu’Augereau eut en tout cinq mille hommes, nombre minime pour s’emparer de Paris. Aussi, quand les royalistes virent le petit nombre des vainqueurs, ils allèrent s’offrir à Carnot réfugié chez un ami, lui dirent qu’avec lui, ils étaient prêts à tomber sur Augereau et le Directoire[64]. La témérité vendéenne paraît assez dans cette offre d’attaquer l’homme d’Arcole. Carnot fut sage. Ces furieux qui, certes, n’avaient rien oublié, lui parurent plus dangereux pour lui que le Directoire même, et il aima mieux échapper.
[64] Voy. Mémoires de Carnot.
Mais cette hésitation du Directoire, cette crainte de frapper trop, cette gaucherie d’allure qui, tout à la fois avançait, retirait la main, fut très fatale à l’acte même et lui ôta son grand effet à Paris.
Les deux conseils, ravis d’être débarrassés de leur tyran, le nouveau tiers, et d’autant plus irrités qu’ils avaient par faiblesse subi honteusement son ascendant, se montrèrent aussi sévères et plus que le Directoire. Ils ordonnèrent une mesure inouïe : Que quarante-sept départements referaient leurs élections, et que de nouveaux tribunaux arrêtant, punissant la Terreur royaliste, garantiraient pour tous la liberté.
La confiance de l’Assemblée pour les Directeurs était telle qu’on eût voulu les maintenir à leur poste dix ans. Ils répondirent par un Non magnanime, jurant qu’ils ne resteraient pas une heure en place au delà du terme fixé par la constitution.
Que ferait-on de ce coupable tiers qui avait usurpé la souveraineté nationale ? Sur les deux cent cinquante, on décida que cinquante seraient déportés, peine d’autant plus naturelle que les royalistes eux-mêmes venaient de l’infliger aux membres du Comité de salut public, qui (quels que fussent leurs actes) ont sauvé la France après tout. Quinze députés furent réellement déportés, et un seul journaliste. (Voy. Barbé-Marbois.)
La déportation était fort usitée depuis Choiseul, qui d’abord n’envoya que des colons, de très honnêtes gens. Peine fort inégale selon qu’on est pauvre ou riche (exemple, Barbé-Marbois, qui la subit assez doucement). Enfin, peine trompeuse. Pichegru, en deux ans revenu, continua ses trahisons, guida les Russes contre nous, comme il avait naguère guidé les Autrichiens.
Les jacobins, dont naguère on avait fusillé cinquante dans la plaine de Grenelle, avaient bien droit de s’étonner, de s’indigner que cette abolition philanthropique de la peine de mort commençât par les royalistes.
Barras disait fort lestement : « Il faut au moins la tête de Pichegru. » Les députés connus qui avaient pris la charge infâme de distribuer l’or anglais (en remplissant d’abord leur poche) n’avaient guère moins de droit que le grand traître à une mort honteuse, à une exécution en Grève[65].
[65] Ce qui excuse un peu la Réveillère d’avoir, malgré Barras, Augereau, etc., épargné les royalistes, c’est qu’il était fort irrité contre eux, et les traita comme ses ennemis personnels. Leurs plaisanteries sur la théophilanthropie l’avaient exaspéré. Lui-même en fait l’aveu.
Cette philanthropie déplorable, qui crevait tellement les yeux à la justice et mettait de niveau avec des fautes légères les plus épouvantables crimes, eut son fruit naturel, la multiplication des traîtres. C’est surtout de ce jour que les frères Bonaparte, voyant la France indifférente, dégoûtée du bien et du mal, travaillèrent sans pudeur ni crainte à nous creuser l’abîme de Brumaire, la fosse qui contenait pour l’Europe et pour nous quinze ans de guerre atroce et la mort de trois millions d’hommes.