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Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

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CHAPITRE III
LE DIRECTOIRE DÉCIMÉ. — PRAIRIAL 1799.

Tout Dieu naît d’un nuage.

Excellent axiome mythologique.

Il y faut ajouter les mirages, les fausses lueurs qui donnent au nuage l’apparence d’un corps.

Mais comment cette œuvre de fraude peut-elle se perpétuer, et quels sont les moyens de continuer, de refaire l’œuvre d’illusion ? Grave question politique.

Je l’avais étudiée, mais je croyais que cela avait un terme, et que, surtout après 1870, on y renoncerait, qu’on laisserait la vérité captive si longtemps percer le nuage.

Nulle époque dans l’histoire n’est plus obscure, je veux dire plus savamment obscurcie, que 1800, la fin du Directoire.

Des révélations attendues, une seule paraît enfin, cette année 1872 : les Mémoires de la Réveillère-Lepeaux. Mais ce grand citoyen, admirable narrateur pour Fructidor, est moins clair et fort bref pour les temps qui suivent ; il mentionne trop sommairement ce qu’il appelle « les intrigues des frères Bonaparte, » etc.

Nous attendions aussi les Mémoires de Barras (par Saint-Albin), qui, je crois, a été trop sévèrement jugé.

Nous attendions les Mémoires de Réal, qui furent présentés sur une épreuve unique au roi Louis-Philippe, si curieux d’histoire contemporaine.

....... .......... ...

Mais, indépendamment des causes latentes qui peu à peu se révèlent, d’autres causes visibles menaient le Directoire à sa perte.

On prévoyait la guerre. La Réveillère lui-même, devant la coalition qui se formait, grandie de l’alliance russe, avait dit : « La guerre est nécessaire. »

Pour en payer les frais, on eut recours à une ressource fort dangereuse : on rétablit l’octroi, avec les grotesques forteresses des fameuses barrières de Paris, dont plusieurs subsistent encore.

Au milieu de l’irritation causée par cette mesure, arriva la nouvelle de l’assassinat de nos envoyés, tués par les Autrichiens à Rastadt.

Déjà des traitements barbares, infligés aux prisonniers français en Angleterre, indiquaient qu’aux yeux de nos ennemis, un Français n’était plus un homme. Cette inhumanité nous fut très-profitable. Elle remonta, tendit le nerf national. Nous retrouvâmes l’élan de 92. Une nouvelle génération, surgit, non moins brave, et bien plus disciplinée. A cette époque, le culte de la république était si fort encore, qu’on l’opposait comme une autre religion aux barbares et fanatiques soldats de Suvarow.

La loi de la conscription (réquisition perpétuelle) fut proposée par Jourdan, votée avec enthousiasme. L’élan fut tel que le gouvernement se trouva fort embarrassé de suivre un mouvement si rapide.

Au milieu de cet élan guerrier, éclata le désastre d’Aboukir.

Le Directoire, apprenant ce malheur, causé surtout par la négligence de Bonaparte, qui n’approvisionnait pas la flotte, ne l’accusa pas en séance publique, mais assembla le Corps législatif dans la Bibliothèque. Là eut lieu une vive contestation entre les frères de Bonaparte et ses adversaires (certainement la Réveillère-Lepeaux)[114].

[114] Le roi Joseph, dans ses Mémoires, nous a donné cette anecdote, t. I.

Les frères virent désormais dans celui-ci leur principal obstacle, et commencèrent contre lui une guerre singulière. Ils se plaignaient des dépenses du Directoire, ils accusaient surtout le plus économe, le plus sévère des Directeurs, celui qui ne dépensait rien.

Avec deux mots, déficit et octroi, plus d’impôt sur les choses nécessaires à la vie du pauvre, — on commença une guerre terrible contre les Directeurs, surtout contre la Réveillère, la vraie colonne, la pierre de l’angle du Directoire. Lui tombé, on le savait bien, tout était abattu.

Sa figure magnifique (voy. au Cabinet des Estampes) en donne une grande idée. Et ses épaules un peu voûtées ne font qu’exagérer l’impression d’indomptable résistance qu’exprime cette figure. — Lui seul était la Loi.

La Réveillère n’avait qu’un tort, d’exiger qu’un moment si trouble fût conduit par l’ordre rigoureux de la paix, et de vouloir soumettre les généraux aux commissaires civils. — On destitue Championnet, le conquérant de Naples, aimé de l’Italie, malgré les contributions qu’il était obligé de demander aux Italiens.

La situation ne permettait guère cette rigoureuse austérité. — Nos généraux, dans de telles circonstances, devaient avoir quelque latitude, ne pas être gênés par les agents civils.

Derrière cette idée fort juste, beaucoup d’intrigues se cachaient. Les bonapartistes hardiment, sous le masque patriotique, étaient prêts à se porter à de grandes violences. Barras flottait, et, trop heureux de rester au pouvoir, s’était mis du côté des violents.

Ici s’ouvrit une scène mémorable. Cet étourdi Barras, oubliant le ferme courage de celui à qui il parlait, osa dire à la Réveillère : « Eh bien, c’est fait ! les sabres sont tirés ! » et par là s’attira cette foudroyante réponse : « Misérable ! que parles-tu de sabres ? Il n’y a ici que des couteaux, et ils sont dirigés contre des hommes irréprochables que vous voulez égorger ! »

Il résista tout le jour, ne céda que le soir, réfléchissant sans doute qu’un massacre dans Paris encouragerait nos ennemis, refroidirait l’élan des nôtres. Donc il céda au parti militaire, quoiqu’il vît bien l’intrigue qui s’y mêlait, et qui en profiterait. — Il dit : « Je cède. Mais la république est perdue ! »

Il se retira, nu et pauvre, en refusant les sommes qu’en cas de retraite, on devait donner aux Directeurs.


Des nouveaux directeurs, un seul, Roger-Ducos, était dans les intrigues des frères de Bonaparte et fut l’un des principaux machinateurs de l’usurpation.

Les autres, Gohier, Moulins, étaient des hommes nuls, mais assez estimés, et qui avaient un bon renom de patriotes. Au reste, la faction, dans l’absence de Bonaparte, et loin encore de pouvoir réaliser rien, devait à tout prix garder une apparence double, et devant les armées, devant cette jeune conscription qui s’élançait, se montrer révolutionnaire.

Ce fut une grande surprise, et qui charma les exaltés, qu’on fît ministre de l’intérieur un des membres de l’ancien Comité de salut public, le sage Lindet. Plus administrateur que politique, il ne pouvait gêner les secrètes machinations. Le ministère de la guerre fut donné fort utilement à Bernadotte, qui le réforma à merveille. Les jacobins croyaient Bernadotte pour eux, quoiqu’il eût épousé une Clary et se trouvât ainsi beau-frère de Joseph Bonaparte. Ce grand chasseur de la fortune la poursuivait par deux voies à la fois, parent, ami, et souvent ennemi de Napoléon, qui a fait sa grandeur tout en le haïssant, par moments lui tendant des pièges.

Ce qui trompa le mieux, donna le change, c’est que, dans la grande affaire où était le salut pour tous, le nouveau Directoire ne prit pas le mot d’ordre de la belle société, des salons rétrogrades, mais choisit l’homme qu’ils repoussaient le plus.

L’enthousiasme des aristocrates exaltait le Russe Suvarow, vainqueur des Polonais, des Turcs et de nos armées d’Italie[115], et on ne portait à Paris que les bottes à la Suvarow, qu’avait mises à la mode le hardi bottier Sakouski. Contre ces fanatiques Russes, si braves et si barbares, nos conscrits de vingt ans pourraient-ils bien tenir ? La chose était douteuse. Le Directoire, quel qu’il fût, ici était obligé de marcher droit, de prendre le général qui, plus que personne, avait fait les prodigieux succès de Bonaparte, de prendre Masséna.

[115] Voir pour les détails de cette victoire, le tome III du XIXe Siècle.

Ce choix extrêmement odieux à la haute société, qui avait fait nommer Bonaparte en 96, était d’autant plus surprenant en 99, que le même gouvernement venait, par le coup d’État de Prairial, de chasser l’intime ami de Masséna, la Réveillère-Lepeaux, qui resta son ami jusqu’à la mort[116].

[116] Noble amitié, pour le dire en passant, et qui lave suffisamment le grand capitaine des imputations que les bonapartistes ont artificieusement portées contre lui, employant à ces calomnies des hommes estimés, censeurs aveugles qu’on trompait.

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