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Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

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CHAPITRE V
COMMENT BONAPARTE OBTINT DE SORTIR D’ÉGYPTE.

C’est en 1839 seulement que ce mystère a été révélé à l’Europe par un livre arabe que peu de gens ont lu, quoique traduit par M. Desgranges, professeur au Collège de France.

Jusque-là, ni les Français ni les Anglais n’ont voulu ébruiter ce secret, les premiers par amour-propre national, les seconds de peur qu’on ne prît pour une trahison de leurs ministres et de leurs amiraux, ce qui ne fut qu’une combinaison politique, astucieuse, mais malheureuse en résultat pour l’Angleterre et pour la France.

Le narrateur mérite la plus grande confiance. C’est un homme simple, honnête, qui avait le plus grand intérêt à savoir et être bien informé, de plus, partisan de Bonaparte et des Français, près desquels il résida trois années. Il s’appelait Nakoula ; c’était un Syrien que le chef des Druses tenait près de nos généraux pour être informé de tous les actes de ceux dont il espérait la délivrance de son pays. Le départ de Bonaparte fut un événement terrible pour les Syriens, et celui de tous dont ils tinrent certainement à savoir le détail.

Bonaparte, d’abord, craignant de ne pouvoir sortir d’Égypte, avait fait au Caire, devant les Ulémas, un discours violent contre le Christianisme, disant : « qu’après avoir renié et détruit cette religion, il était bien loin d’embrasser de nouveau la foi chrétienne[118]. »

[118] Nakoula, quoique chrétien, rapporte ceci sans réflexion, p. 50.

Mais peu après, Bonaparte, sans doute averti des événements de la France par les petites barques grecques qui, en tout temps, parcourent la Méditerranée, conçut un autre plan, espéra son retour[119].

[119] Bonaparte dit, lui-même : « Je reçus des lettres de France ; je vis qu’il n’y avait pas un instant à perdre. » (Mém. de madame de Rémusat, t. I, p. 274).

« A peine arrivé à Alexandrie, il se disposa à partir ; on prépara trois bâtiments sur lesquels il fit porter, pendant la nuit, des coffres remplis de pierres précieuses, d’armes magnifiques, de marchandises, d’étoffes et d’objets qu’il avait gagnés dans la guerre. Il avait aussi avec lui de jeunes Mamelucks attachés à son service, et qu’il avait richement habillés.

« Ces préparatifs terminés, il donna un grand dîner au général Smith, général en chef des Anglais. Ce dernier, à l’époque où les Français avaient levé le siège de Saint-Jean d’Acre, était venu avec des vaisseaux devant Alexandrie. Il est d’usage parmi les Européens, lorsqu’ils ne sont point en position de se livrer des combats, de se voir réciproquement, quoique d’ailleurs ils soient en guerre. Bonaparte témoigna donc au général Smith toutes sortes de prévenances, et lui fit des cadeaux de prix. Il lui demanda ensuite, et obtint la permission d’expédier trois petits bâtiments en France. Le général Smith étant retourné la nuit même sur ses vaisseaux, Bonaparte s’embarqua avec sa suite et sortit du canal par un vent violent. Deux jours après, le général Smith apprit son départ. Cette nouvelle lui fit une grande impression ; il mit sur-le-champ à la voile pour le poursuivre ; mais il ne put en apprendre aucune nouvelle. Bonaparte saisissant l’occasion, s’était envolé, comme un oiseau de sa cage[120]. »

[120] Nakoula, trad. par Desgranges, p. 150.

Selon un auteur Anglais[121], Sidney Smith, pour s’éloigner et ne point garder Bonaparte, prit le prétexte d’aller chercher en Chypre son approvisionnement d’eau douce.

[121] Que suit Mario Proth dans sa piquante histoire qui, quoique satirique, est souvent très exacte.

Il était généreux, et un peu romanesque. Justement parce qu’il avait à se plaindre de Bonaparte, qui naguère avait, avec insulte, dédaigné son défi, il put avoir la tentation d’être magnanime. Cependant, il est difficile de croire qu’il eût fait un tel acte qui pouvait être accusé de trahison, sans être approuvé de son gouvernement.

Il est certain que les Anglais étaient fort indécis et divisés. Tandis que les uns croyaient, comme Nelson, qu’il fallait le prendre, le garder à tout prix, d’autres croyaient, d’après les royalistes de France, qu’il ne pouvait revenir que pour rétablir les Bourbons. Mais ce qui domina certainement, ce fut la crainte que Malte et l’Égypte ne restassent à la France.

Bonaparte mit quarante-cinq jours pour faire cette petite traversée, et dit, pour expliquer ce retard, qu’il avait pris le plus long, par les côtes d’Afrique. Mais on peut croire aussi qu’il attendit le laisser-passer. Si les Anglais l’accordèrent à la longue, c’est qu’ils y avaient intérêt pour empêcher nos républicains de prévaloir décidément sur les royalistes. Le général du parti révolutionnaire, Masséna, qui, depuis un mois, avait gagné la grande bataille de Zurich, vaincu les Russes[122], n’avait qu’à revenir (même seul) pour donner l’ascendant à son parti. Et dès lors toute la France était jacobine, et Jourdan, Augereau, même Bernadotte eussent été avec lui. — C’étaient eux probablement qui, abusant de la simplicité héroïque de Masséna, l’avaient détourné de venir sur-le-champ, et de paraître à Paris avec l’éclat de sa victoire.

[122] Voir le t. III du XIXe Siècle.

Dans cette situation menaçante pour les Anglais et la Coalition vaincue, ils pouvaient croire habile d’accorder le retour à ce favori de l’opinion, Bonaparte, qui, écartant Masséna et tous les généraux, donnerait dans Paris et en France la victoire au parti des honnêtes gens et des royalistes. Il est assez probable que Joséphine, si bonne royaliste, ainsi que je l’ai dit, l’avait fait espérer.

Après avoir relâché à Ajaccio, enfin il aborda à Fréjus (8 octobre 99). En France, il trouva la partie plus belle qu’il n’avait espéré lui-même. Cette surprise subite, l’adresse ou la magie qui l’avaient fait passer invisible à travers les flottes anglaises, sa conquête d’Égypte, sa victoire supposée de Syrie, qu’il affirmait dans ses bulletins ; tout cela porta l’enthousiasme jusqu’au délire.

Ce peuple, sauvé par la défaite des Russes, appelait, implorait Bonaparte comme sauveur, et ne voulait devoir son salut qu’à lui. C’est le grand thaumaturge qui va guérir d’un mot les plaies de la patrie[123].

[123] « Le Directoire frémit de mon retour ; je m’observais beaucoup ; c’est une des époques de ma vie où j’ai été le plus habile. Je voyais Sieyès et lui promettais l’exécution de sa verbeuse constitution ; je recevais les chefs des jacobins, les agents des Bourbons ; je ne refusais de conseils à personne, mais je n’en donnais que dans l’intérêt de mes plans. Je me cachais au peuple parce que je savais que lorsqu’il en serait temps la curiosité de me voir le précipiterait sur mes pas. Chacun s’enferrait dans mes lacs », etc. (Mém. de madame de Rémusat, t. I, p. 275.)


Bonaparte, en se retirant précipitamment de Saint-Jean d’Acre, avait adressé à sa petite armée, mutilée et malade, une fort belle proclamation qui la releva :

« Nous avons attaqué en vain l’Orient, nous partons pour défendre la France contre l’Occident, etc. »

Ce noble discours, qui ravit les soldats, était celui de la situation. Le nouveau Directoire semblait arrivé au dernier degré d’impuissance. Personne ne soupçonnait les résultats grandioses et terribles de la conscription. Des armées, non payées, peu nourries, composées en partie de jeunes soldats, frappèrent deux coups épouvantables sur deux armées très aguerries. D’une part, Brune, sur les Anglais et le duc d’York, sur ces troupes si bien armées et si fermes, qu’on citait pour modèles, avait reconquis la Hollande, tant convoitée par eux, qu’ils estimaient déjà comme leur plus précieuse province, comme Kent ou Essex. Ce n’est pas tout, il les réduisit à cette extrémité de ne pouvoir échapper que par une capitulation. Terrible mortification, et la plus forte qu’aient eue les Anglais depuis un siècle.

D’autre part, Masséna, profitant à Zurich de ce que l’Autriche avait séparé ses troupes, et porté l’archiduc au nord, plus à la portée des Anglais, Masséna, dis-je, avait pris, divisé encore les Autrichiens, les Russes, et en avait fait un grand massacre. Ces barbares fanatiques, très braves et qui avaient vaincu les nôtres en Italie, il les réduisit à chercher des passages inaccessibles, à passer par un trou d’aiguille, je veux dire par un défilé si étroit, qu’un homme seul pouvait y passer à la fois. Les canons, la cavalerie, restèrent là, et presque toute l’infanterie, pour combler de cadavres les profondes vallées des Alpes.

Ces prodigieux événements qui eurent lieu en septembre, ne pouvaient être prévus le 20 mars, jour où Bonaparte, levant le siège d’Acre, fit sa belle proclamation, où il promettait aux soldats de les mener aux guerres de France.

Mais ce qu’il savait, c’est que la mer et les flottes qui avaient si bien gardé Acre, empêcheraient le retour de l’armée. Donc il trompait celle-ci. Il ne trompait pas moins Paris, à qui il annonçait qu’il n’avait quitté Acre qu’après n’y avoir pas laissé pierre sur pierre.

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