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Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

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CHAPITRE VIII
FIN DE L’INDE MUSULMANE. — MORT DE TIPPOO, 1799.

La chute de Tippoo, la ruine de l’empire de Mysore étaient un malheur pour la France, bien plus qu’on n’aurait cru dans ce grand éloignement. Mysore et Seringapatam restaient, depuis la perte de Pondichéry, le centre unique de notre commerce dans l’Inde. Tippoo et son père Hyder-Ali avaient été, malgré tous nos malheurs, nos immuables alliés. C’était un grand état qui avait des possessions sur les deux mers. De plus, Tippoo, était, par ses qualités héroïques, le centre de l’Inde musulmane, peu nombreuse, si on la compare à l’Inde Brahmanique, ne comptant guère que quinze, vingt millions d’hommes, mais tout autrement belliqueux, et, l’on peut dire le nerf de l’Inde même. Moins fins, moins délicats que les Indiens proprement dits, ces musulmans leur étaient supérieurs en qualités viriles, en dignité morale, en probité, fidélité.

Je suis ici dans ce triste chapitre, comme le voyageur qui, dans l’Inde d’aujourd’hui, se trouve en face des grands tombeaux, fiers et majestueux comme l’immense monument d’Acbar, ou tout au moins la gracieuse tombe de la fille d’Aureng Zeb[97]. Je ne passerai pas sans les avoir salués, sans avoir dit le caractère viril de l’Inde musulmane. Plusieurs écrivains, même Anglais, ont raconté combien la sévérité simple de leur culte imposait. Moi, je voudrais ici insister de préférence sur le sentiment de l’honneur et l’exaltation de la probité.

[97] Voy. les planches de Daniell, etc.

Je ne puiserai pas dans les livres, mais dans les récits graves et sûrs que me faisait parfois mon ami, le très fin, le très savant Eugène Burnouf.

Il était en rapport avec beaucoup d’Anglais, non seulement pour sa science, mais pour la confiance que son caractère inspirait. L’un d’eux, un colonel, homme de grand mérite, qu’il voyait souvent triste et sombre, lui fit l’aveu suivant.

Il avait eu pour économe un musulman. Cet homme passait pour fort honnête, et il avait une gravité qui imposait. L’Anglais, insoucieux, faisait rarement ses comptes. Un jour, après dîner, il se met à les faire. A cette heure un peu trouble, il a beau calculer, il trouve toujours un déficit, quelque chose de moins que ne comptait son musulman. Il se fâche, et recompte encore ; toujours même différence. L’autre, imperturbablement, soutient qu’il n’y a pas erreur, qu’il a très bien compté, que le maître se trompe. Alors l’Anglais exaspéré, l’appelle fourbe, menteur, voleur, etc. Enfin, n’en tirant aucune parole, il le frappe au visage. L’autre recule, et tire le poignard qu’ils portent tous, et dit : « Je ne vous tuerai pas ; car, j’ai mangé votre pain. » Il se frappe lui-même, et d’une main si sûre qu’il en meurt à l’instant. D’après les croyances indiennes, celui qui a causé un pareil accident, et qui se trouve ainsi maudit par un mourant, n’a plus de repos en ce monde. Le pis, c’est que le mort avait raison, il était innocent. Le malheureux Anglais, redevenu à froid tout à coup, se met à refaire le calcul, et voit que c’est lui qui a tort. Dès lors, plus de repos : la chose le poursuit et ne le lâche plus ; il la traîne jusqu’à la mort.


Cette race si fière et plus guerrière que propre aux arts, ne leur est pourtant pas hostile comme les Turcs. Bornés par le Coran qui défend toute représentation figurée, leur génie s’est tourné vers l’ornementation et le décor en plusieurs genres. Tippoo dessinait ses jardins et en faisait le plan ; il a fait celui de Bangalore. La plupart de ces monuments musulmans, grandioses, charmants, sont de magnifiques mosquées avec de sublimes minarets à plusieurs étages, des galeries où l’on crie la prière, de belles et charitables fontaines, si précieuses dans ce climat, enfin d’admirables tombeaux[98], dont plusieurs tellement spacieux que leurs compartiments innombrables peuvent servir de logement.

[98] Ces monuments de famille et de piété sont souvent fort touchants. A Agra, Shah Ichan, quittant cette ville pour Delhi, a fondé un délicieux monument pour sa sultane morte en couches en 1631. Dans l’ancienne Delhi, on voit une sépulture sainte, et quoique musulmane, révérée des Hindous. C’est celle de Jehannazah qui ne quitta pas son vieux père pendant dix ans, enfermée avec lui dans le château d’Agra, et qui mourut empoisonnée. — (Tandis que sa sœur Roxanore fut l’instrument des desseins parricides de leur frère Aureng Zeb.) — Sa tombe simple, porte cette inscription : Que la terre et la verdure soient les seuls ornements de ma tombe : C’est ce qui convient à celle qui vécut humble d’esprit et de cœur. » Et sur un côté on lit : « Ci-gît la périssable fachir Jehannazah Begum, fille du Shah Ichan, disciple de, etc. »

La supériorité de l’Inde musulmane pour la gravité des mœurs et pour la guerre la rendait dédaigneuse pour l’Inde brahmanique, ce fut la faute de Tippoo dont le fier caractère, les tendances sévères, héroïques, exagérèrent la discorde des deux Indes qu’une meilleure politique aurait tâché de rapprocher.

Chose curieuse, à l’autre bout du monde, le dix-huitième siècle est le même, singulièrement actif et agité. Tippoo pour la curiosité, l’inquiétude d’esprit, l’amour des nouveautés, nous fait penser à Joseph II. Mais, d’autre part, sa fixité dans le travail, et le nerf indomptable qu’il montra dans un climat si dissolvant, sont d’un véritable héros, d’un Frédéric barbare. Il était cruel, mais très juste, d’une justice impartiale. Nul privilège de naissance. Nulle place ne s’accordait qu’après des épreuves et une sorte d’apprentissage. Les commerçants français de Seringapatam avaient formé sous lui un club, et dans l’égalité d’une société musulmane, réalisaient à leur manière quelque chose de l’égalité jacobine[99].

[99] Ce fait tout simple de cinquante-neuf marchands français réunis en club, selon la mode du temps, a été étrangement défiguré, sans doute par le gouverneur Wellesley qui, pour pousser la Compagnie à la guerre, lui fit cet épouvantail ridicule d’une grande explosion jacobine en pleine Asie. Les cockneys de Londres et les dames actionnaires ont dû pâlir. (Voy. Salmon, mai 97, p. 39. Londres, 1800.)

Il n’y avait pas dans l’Inde, un ryot (laboureur), qui se mît au travail avant Tippoo. La journée ne suffisait pas à son activité. Il voulait savoir tout[100].

[100] Sur la personne et la vie intérieure de Tippoo, voyez Mill, Wilson, Barchou de Penhoën, etc.

Les arts, les découvertes, l’agriculture, l’intéressaient aussi bien que la guerre.

De grand matin, il recevait d’abord les rapports, donnait les premiers ordres.

A neuf heures, il se rendait près des secrétaires d’État, dictait un grand nombre de lettres[101].

[101] Plusieurs fort confidentielles, indiquent ses brouilleries avec son père Hyder-Ali. Ces lettres fort courtes, et bien différentes sans doute de celles d’un Européen, n’en sont que plus curieuses. Select Letters of Tippoo, tr. by Kirkpatrick, 1811, in-4o (avec des autographes).

Puis, il se mettait au balcon pour voir ses éléphants, ses tigres dressés pour la chasse, que l’on promenait avec leurs manteaux d’or[102].

[102] Il avait pris le tigre pour emblème, comme l’animal le plus fort dans l’Inde. Ces tigres étaient promenés par la ville avec de petits capuchons ; aux moindres choses qui les eussent effrayés, on les leur rabattait sur les yeux.

Après déjeuner, assis sur un sopha, il recevait ceux qui désiraient audience. Un officier lisait des requêtes, auxquelles il répondait sur-le-champ. Pendant cette audience, trente ou quarante secrétaires écrivaient assis le long du mur. Des courriers arrivaient, déposaient les dépêches aux mains d’un secrétaire qui les lisait, et Tippoo dictait les réponses, les signait, les scellait. Les grands vassaux avaient leurs ministres près de lui.

De trois à cinq heures, il se retirait, restait dans ses appartements.

A cinq heures, au balcon, il voyait défiler ses troupes, et des secrétaires écrivaient (des notes relatives à la guerre ?).

A six heures et demie, c’était le repos, l’apparition de la cour, les bayadères, même certaines comédies.

Dans cette vie si active, une seule chose manque, celle qui tient tant de place et de temps chez les Anglais, je parle du repas, avec ses continuations de boisson et d’ivresse, prolongée dans la nuit.

Tippoo n’eut qu’un défaut, l’orgueil, la haine et le mépris des idolâtres, chrétiens et indiens brahmaniques. Il renversait les temples de ceux-ci. Et quant aux musulmans, il les mécontenta, les alarma eux-mêmes. A l’époque où le Mogol était prisonnier d’un rebelle, Tippoo prit le titre de padishaw (empereur). Aussi lorsqu’en 97 il s’adressa au sultan musulman de Caboul, celui-ci ne se joignit pas à lui et resta à part.


Il est intéressant de voir comme, au contraire, dans l’Inde brahmanique, le principal chef des Mahrattes, Sindiah, s’éleva par l’humilité. Chez ces tribus où tous les guerriers étaient en concurrence pour le pouvoir, on choisissait souvent un chef étranger à leur classe. C’est ce qui, pendant trente années, les avait fait obéir à une femme, une sainte de leur religion. Sindiah de même réussit, comme personne pacifique qui ne pouvait porter ombre aux guerriers. Il était de la caste des Vaisya (marchands), dont l’industrie a, dans les contrées voisines de Cachemire une grande influence. Il se faisait gloire de descendre d’un serviteur bien humble de la cour, dont la charge était de garder les pantoufles du Peishwaw (chef de religion des Mahrattes). Aux grandes audiences de ce chef, Sindiah se présentait toujours avec la paire de pantouffles, et insistait pour s’asseoir au-dessous de tous les chefs militaires. Cela lui réussit. Peu à peu tout l’ascendant fut à cet homme si humble qu’on jugeait le plus pacifique[103]. Les guerriers se groupant autour de celui qui semblait n’avoir nulle vue ambitieuse, il devint fort, et se trouva en face des Anglais, de Tippoo.

[103] Sur ce personnage et en général sur les Mahrattes, voy. l’histoire si curieuse et si instructive de M. Grant Duff.

La Compagnie anglaise, aux premiers temps s’était présentée (comme Sindiah d’abord), toute pacifique et mercantile. Et même dans sa grandeur, ses patentes ne portaient pas un autre titre que celui de marchands anglais. Beaucoup de dames étaient parmi ses actionnaires, et comme la puissance et la valeur des votes étaient proportionnées à la mise, ces dames pouvaient avoir très grande part au gouvernement. Aussi la Compagnie, la bonne dame, comme l’appelaient les Indiens, faisait la guerre, mais toujours malgré elle (disait-on).

Entre la bonne dame de Calcutta, et le fils de marchands Sindiah, entre ces deux hypocrisies s’agitait la puissance franchement militaire, Tippoo, qu’on appelait le tigre.

Tigre mutilé, qui regardait de tous côtés où trouver un jour pour s’élancer.

Les choses en étaient là lorsque Cornwallis fut appelé en Irlande, et qu’à la place de cet esprit modéré, pacifique, le parti de la guerre obtint pour vice-roi le violent Wellesley, avec son jeune frère, le morne et sévère Wellington.

Ces deux frères, de race irlandaise (et primitivement espagnole ?) avaient été élevés, comme Pitt, par un évêque, haut dignitaire de l’église anglicane, l’archevêque Cornwallis, frère du vice-roi des Indes. Un des frères Wellesley fut évêque aussi, et chapelain du roi.

Les Anglais-Irlandais, comme ceux-ci, sont plus aigres que les Anglais réels, avec quelque chose souvent de la violence du Midi. Wellesley charma Pitt, dit-on, par un discours acerbe contre la France et la Révolution. Donc, Pitt accorda Wellesley comme vice-roi, au parti qui voulait la guerre et la conquête de l’Inde.

C’était une nouvelle Angleterre qui venait tard et d’autant plus avide. Alléchés par les gros traitements qu’avait institués Cornwallis, elle avait hâte d’étendre ce système à de nouveaux pays, d’exploiter ce Pactole immense qu’allaient offrir des emplois de toute sorte, militaire, judiciaire, ecclésiastique. L’église indienne qui relève de Cantorbéry est la plus riche du monde.

Wellesley, porté au pouvoir par le parti de la guerre, n’était pas cependant impatient de la faire. La Compagnie ne la voulait pas, prévoyant qu’avec le système actuel de luxe et de dépense, l’armée serait terrible à nourrir. Mais le 18 juin 98[104], le comité secret des directeurs est averti (par Suez, Bombay) du passage de Bonaparte en Égypte.

[104] J. Salmon, A Review of the war with Tippoo, 1800, in-8o. C’est un recueil de pièces. Mais, comment le 18 juin put-on savoir cela ? Je ne le comprends pas.

Et quoique, peu après, la destruction de la flotte française à Aboukir pût le tranquilliser, les démarches inquiètes de Tippoo font persister Wellesley pour la guerre. Non seulement Tippoo tramait une ligue avec la France, la Perse, Constantinople, mais ce qui était bien plus grave et plus immédiat, il avait établi une correspondance avec Raymond[105], un Français qui avait formé un corps discipliné de seize mille Européens, chez le Nizam, prince indien, allié des Anglais. Raymond avait planté un arbre de liberté devant le palais de Nizam. Peut-être il aurait joint Tippoo et lui eût donné cette armée française. Tout à coup, Raymond meurt. Cette mort fut sans doute un miracle accordé aux prières du parti anglais. De plus le vieux Nizam qui refusait encore de licencier son corps européen, devient malade, et voit son fils impatient de succéder qui se fait Anglais. Le père, de désespoir en fait autant, licencie ses Français que les Anglais accueillent gracieusement et reportent en Europe.

[105] Voy. Salmon, Appendice B. Ce fait si curieux ne se trouve que là.

C’était un coup terrible pour Tippoo qui l’écrivit à M. Magalon, notre consul d’Égypte.

En même temps, d’après le conseil d’un horloger français, son favori, Tippoo envoyait demander secours aux Français de l’île Bourbon ; il n’eut que deux cents hommes.

Là on place la scène du club jacobin dont les Anglais ont tant parlé. Elle avait eu lieu plus tôt, le 5 mai 97. Un Rigaud, un corsaire français avait assemblé le club, planté l’arbre de liberté et le drapeau français que Tippoo salua en bon hôte, ami de la France.

Tippoo, non secouru par nous, n’en eut pas moins d’abord un avantage sur le jeune colonel Wellington. Mais la diplomatie vint encore au secours de la guerre. Les Anglais avaient une autre armée de huit mille hommes sur la côte de Malabar ; il fallait l’appeler, lui faire passer la chaîne des Gattes. Le passage était gardé par un petit sultan que Tippoo croyait sûr. Les Anglais lui persuadèrent de ne pas se perdre avec Tippoo ; il livra le passage, les deux armées anglaises réunies eurent dès lors la victoire assurée.

Ce fut le signal de la ruine. Tippoo, presque abandonné, se tourna vers les serviteurs qui lui restaient : « Nous voici à nos derniers retranchements… Que voulez-vous faire ? » Tous répondirent : « Mourir avec vous. »

On dit qu’à ce dernier moment, voyant déjà une trouée dans les murs de sa ville, il but, selon l’usage indien, dans une coupe de marbre noir, et invoqua les dieux de l’Inde, en même temps que Mahomet. En combattant, ses anciennes blessures se rouvrirent, et son cheval frappé tomba sur lui. Tous les siens lui firent un rempart de leur corps, le placèrent sur un palanquin. Il avait quatre grandes blessures et une à la tempe, mortelle. Il n’en blessa pas moins encore ceux qui furent assez hardis pour vouloir le prendre.

Il était temps pour les Anglais. Car ils n’avaient plus de vivres.

Wellesley, habilement magnanime, donna aux officiers de Tippoo plus qu’ils ne recevaient de lui. Il rendit Mysore, devenu un petit État, à un enfant issu de l’ancienne dynastie indoue. L’enfant avait trois ans. Par une bizarre hypocrisie, on lui donna un sérail, pour faire croire qu’on voulait que cette dynastie se perpétuât.

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