Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE IV
LE MONDE EN 99. — LE SALON DE LA RUE DU BAC. — MADAME
DE STAËL. — JOSÉPHINE DANS SA PETITE
MAISON DE LA RUE CHANTEREINE.
Il eût été à désirer que madame de Staël, dans ses Considérations, au lieu de parler de la Suisse, qu’elle connaît peu, eût essayé de fixer par quelques coups de crayons le brillant pêle-mêle qui s’agitait chez elle dans son hôtel, fréquenté de tous les partis. On en sait les traits généraux et les figures marquantes. Je ne dirai pas les meneurs. L’homme brillant, en 90, avait été l’aimable M. de Narbonne, grand seigneur patriote. En 99, madame de Staël, plus mûre, avait un ami plus jeune, le caustique Benjamin Constant, républicain sincère, dont elle aimait la fine langue, les principes, et les cheveux blonds.
Mais la porte n’était pas fermée. On recevait des hommes de toute autre couleur. De jeunes émigrés alors peu connus, Chateaubriand entre autres, y étaient accueillis avec bonté. — Même des personnages suspects, le grand propriétaire Vendéen que nous avons vu à Paris en Fructidor. Comment fermer sa porte à un homme tellement titré ?
Ce qui m’étonne davantage, c’est d’y voir à côté de celui qui comprima Fructidor, le héros jacobin Augereau. De cet enfant du faubourg Saint-Marceau on cite une jolie réponse, si fine, que personne ne la comprit, mais qui est remarquable comme condescendance flatteuse du jacobin à la société aristocratique. Madame de Staël demandait : « Bonaparte se fera-t-il roi ? » Augereau dit : « Madame, c’est un jeune homme trop bien élevé pour cela. » (C’est-à-dire : pour prendre la place du roi son maître et ancien bienfaiteur ?)
Dans cette foule, il n’y avait pas combat d’opinions. La brillante et candide maîtresse de maison, quoique sincèrement patriote, justement à ce titre, exaltait Bonaparte.
Dans l’incertitude où l’on était encore des succès de Masséna, tout le public attendait, appelait l’heureux retour du héros de Syrie. Le gouvernement publiait, et tout le monde croyait ses bulletins quels qu’ils fussent. Quoiqu’on pût s’informer par les petites barques grecques qui, en tout temps, traversent la mer, on aimait bien mieux croire aux flatteuses nouvelles : on célébrait la destruction de Saint-Jean d’Acre, on changeait la petite bataille d’Aboukir, la dernière qu’il livra avant de rentrer en France (25 juillet 99) en une grande défaite des armées anglo-turques.
Qui n’y croyait était suspect, et sans doute mauvais citoyen.
On faisait mille romans, mille vaines conjectures sur l’avenir possible du héros. La grande majorité croyait, d’après les vraisemblances, et les idées si bien indiquées par M. de Maistre, qu’il restaurerait le Roi, et que comme connétable ou autrement, il tâcherait de régner, comme un arbitre armé nécessaire entre les partis.
Et pour lequel pencherait-il dans la question essentielle ? dans la question souveraine dont les intéressés parlaient d’autant moins qu’ils y pensaient le plus : la question des biens nationaux. Là, le pêle-mêle apparent du monde était tranché, et chacun au dedans jugeait des projets de Bonaparte, selon des intérêts divers. On regardait ses frères, et on en tirait quelque augure. A juger par Lucien et d’après la jeunesse jacobine de Bonaparte lui-même, on augurait qu’il favoriserait le parti révolutionnaire, les acquéreurs de biens nationaux. Mais sa sage conduite en Italie, où il avait si fermement empêché le partage des propriétés de l’Église, faisait croire qu’il aurait plutôt l’esprit de Joseph, et qu’il pourrait ménager un traité, peut-être une restitution partielle aux émigrés, anciens propriétaires.
Bref, tout le monde espérait en lui.
A l’autre bout de Paris, chez Joséphine, dans un petit salon de la rue Chantereine, aux dernières heures de la soirée, on laissait partir les dissidents, surtout les frères de Bonaparte bavards, peu bienveillants pour la maîtresse de la maison qu’ils jalousaient. Vers minuit, il ne restait guère que les gens les plus sûrs, surtout des royalistes émigrés de Londres, à qui on pouvait tout dire. Je crois entendre parler la créole expansive à cette heure. Ses sentiments étaient ceux de la réaction depuis l’échec de Fructidor. L’espoir des royalistes commençait à se porter sur Bonaparte qui ne manquait aucune occasion de leur donner des assurances secrètes. En son absence, Joséphine et ses plus intimes faisaient mesurer la distance où l’on était de l’année précédente, du moment où Bonaparte avait quitté la France, et l’énorme pas que, par la guerre, avait fait le parti jacobin. Un million d’hommes allait se lever, ne sentait-on pas la terre trembler ? Par sa nouvelle loi de conscription, la France devenait un terrible foyer de guerre.
Il fallait, non pas le roi seulement, mais sous lui une main ferme qui assistée des amis, des Anglais, permît au roi de contenir tous ces éléments dangereux.
« Ah ! pourquoi Bonaparte n’est-il pas ici, soupirait Joséphine. C’est à lui seul que je me fierais, contre l’Europe et surtout contre ces généraux jacobins qui, bien loin de contenir l’incendie, vont le répandre, Augereau m’effraye par ses liaisons avec les faubourgs. Et ce rusé Bernadotte, quoique parent et ami n’en est pas moins disposé à jouer à Bonaparte le plus mauvais tour. Bernadotte est peut-être le plus dangereux.
« Le Directoire craint que Bonaparte ne soit trop fort. Moi je crains qu’il ne soit trop faible, une fois tombé dans ce guêpier de généraux. Qui sait si on ne lui prépare pas son rival heureux Masséna, dans le cas où Masséna serait vainqueur des Russes ? Mais Bonaparte reviendra-t-il jamais ! Si j’étais le roi d’Angleterre, je n’écouterais pas ce fou de Nelson qui veut empêcher son retour. Revenu ici, il prêterait au roi, et aux Anglais son épée victorieuse. Lui seul est capable d’écarter, de subordonner ces dangereux rivaux, opposer des digues à cet océan de feu qu’en appelle la Révolution[117]. »
[117] Ces paroles prêtées à madame Bonaparte ne sont nullement fictives. Madame de Rémusat dit, dans ses Mémoires, que Joséphine était « expansive et même souvent un peu indiscrète dans ses confidences. Et que, pour se tirer d’affaire pendant la campagne d’Égypte, elle se compromettait par d’imprudentes relations. » Bonaparte à son retour l’obligea de rompre avec la société du Directoire, mais non avec le parti de la réaction. Au contraire, lorsqu’il fut devenu consul « il profita des qualités douces et gracieuses de sa femme pour attirer à sa cour ceux que sa rudesse naturelle aurait effarouchés ; il lui laissa le soin du retour des émigrés. Presque toutes les radiations passaient par les mains de madame Bonaparte. »
M. Michelet par son génie d’intuition semble avoir été témoin et auditeur autant que madame de Rémusat. La concordance des deux récits est frappante.
A. M.