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Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

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CHAPITRE VI
SUEZ ET LE VIEUX CANAL DES PHARAONS. — LES ROMANS DE BONAPARTE. — INVASION DE LA SYRIE. — 1798-1799.

Le Nil, dans l’ancienne langue de l’Égypte, est un nom féminin. Il est la véritable Isis, et la mère de l’Égypte qui a produit et nourrit la contrée. Depuis les pharaons, les maîtres qui s’y sont succédé se sont tous montrés étrangers, illégitimes, usurpateurs, en négligeant ce vrai dieu du pays. Le signe auquel les natifs durent reconnaître le caractère légitime de notre conquête ce fut le soin, les travaux que les nôtres accordèrent au Nil. Nos ingénieurs Girard, Lepère, etc., s’occupèrent activement des digues, des canaux qui pouvaient assurer et régulariser son cours. Ils songèrent à l’étendre, à renouveler le beau monument du pharaon Néchao, le canal qui faisait communiquer le Nil et la mer Rouge, canal si utile au commerce, et qui semblait le trait d’union entre l’Égypte et l’Arabie, la mer des Indes et le haut Orient.

Le monde musulman, qui n’avait pas tout cela écrit au cœur comme les vrais Égyptiens, et qui ne comprenait du Nil que ses bienfaits, devait pourtant être frappé d’un tel gouvernement. Il l’était moins de l’entourage des sciences, des savants de l’Europe qui créait ces miracles que du jeune sultan qui les ordonnait, de ce jeune homme si réservé qui pourtant présentait dans ses audiences une figure toujours souriante[89]. On en fit la remarque lorsque le sérieux Kléber lui succéda.

[89] Gabarti, p. 132.

Pendant six mois au moins, Bonaparte, tenant l’Égypte par ses admirables lieutenants, Kléber au nord et Desaix au midi, au centre avec Caffarelli et l’institut d’Égypte, étonnant tous par sa sagesse, paraissait aux Égyptiens un pharaon, aux musulmans un autre Salomon, ou un descendant du Prophète. Tous s’inclinaient, et n’étaient pas loin de le croire quand il disait : « Ne savez-vous pas que je vois les plus secrètes pensées ? »

Qui eût cru que ce sublime acteur fût le même Bonaparte, si intrigant en France, si double en Italie ? N’importe, nous l’admirons dans cette année d’Égypte. Les très grands comédiens sont tels parce que tout n’est pas feint dans leur jeu[90]. Je crois en outre que sa vive nature, électrique par moments, put s’assimiler, s’harmoniser à la société où il vivait, société de tant d’hommes éminents, bienveillants, pleins d’une sympathie admirable pour le pays qu’ils espéraient régénérer.

[90] Bonaparte juge de même ce moment de sa vie : « Ce temps que j’ai passé en Égypte a été le plus beau de ma vie ; car il en a été le plus idéal. » (Mém. de madame de Rémusat, t. I, p. 274.)

Toutefois, il était trop mobile pour aller ainsi jusqu’au bout. Pour que ce grand respect des natifs fût durable, pour que la haine qui s’y mêlait au cœur des Musulmans se tût, il eût fallu une suite, une conséquence qui n’étaient pas dans sa nature. Même lorsque son intérêt, sa politique lui conseillaient le plus d’être harmonique, il discordait, il détonnait.

Les musulmans, si graves, et, malgré leur barbarie, si fins pour certaines nuances, le sentirent parfaitement. Et plusieurs (ce qui nous semble sévère,) le jugèrent, sur ces dissonances, faux et menteur en toute chose. Cela n’était pas. Il avait un penchant réel pour les mœurs, les idées d’Orient.

Il eut même un instant l’idée de s’habiller à la turque. Mais il était petit ; cela lui allait mal, il y renonça.

Plusieurs soldats et officiers avaient pris femme en Égypte. Le général Menou alla plus loin, et, pour faire un mariage d’amour, abjura, se fit musulman. A ce sujet, Bonaparte dans ses lettres, parlant de Mahomet, écrivait à Menou : « Notre Prophète. » Il avait promis de bâtir une grande mosquée, et donnait même aux musulmans des espérances pour la conversion des Français.

On crut qu’il aurait un sérail. Il n’avait pas de bonnes nouvelles de Joséphine, fort légère à Paris. Si bien qu’on lui présenta plusieurs femmes musulmanes. Il les trouva trop grasses, dit-il, ou plutôt craignit les plaisanteries. Il les renvoya, mais pour donner un pire scandale. Il prit ostensiblement pour maîtresse une jeune Française, femme d’un de ses officiers, dont il éloigna le mari de l’Égypte. On la voyait avec lui cavalcader, caracoler sur les promenades du Caire. Scandale impolitique, qui devait choquer la gravité musulmane, et montrer par un côté de légèreté étourdie le héros, le demi-prophète.

Vers la fin de 98, la fatigue, l’ennui l’avait pris, dit Bourrienne. Il alla voir Suez, où il diminua les droits de douane, échangea une correspondance avec le chérif de la Mecque pour rétablir l’ancien commerce. Il reconnut le canal de Néchao qui unissait le Nil à la mer Rouge ; il méditait de le rétablir. Mais à ces vues si sages se mêlaient beaucoup de vains songes, de velléités imaginatives. Il passa, à la mer basse, en Arabie, pour voir à trois lieues de là, ce qu’on appelait les sources de Moïse. Il écrivit aux Indes, à Tippoo-Saheb (une lettre qui ne parvint pas), pour qu’il pût s’entendre avec lui. Et en même temps, comme s’il eût voulu se rendre aux Indes par terre, il demandait au shah de Perse la permission de faire sur la route des dépôts d’armes et d’habits.

C’était aller bien loin pour chercher les Anglais qui arrivaient d’eux-mêmes. Leur flotte bloquait Alexandrie. La Porte, leur instrument, avait envoyé sur les confins de l’Égypte et de la Syrie, à El-Harik, le célèbre pacha d’Acre, le cruel Djezzar.

En vain Bonaparte espérait gagner celui-ci. Il tua notre envoyé, nous défia, se voyant d’une part aidé par la flotte anglaise, et de l’autre par les pachas d’Alep et de Damas. Bonaparte espérait que les Syriens, ennemis de Djezzar, se joindraient à lui, et, non seulement les chrétiens, mais aussi les Druses, une vaillante et robuste population. Il ne pouvait tirer de l’armée d’Égypte que douze mille soldats (il est vrai les premiers du monde). Eh bien, avec ce petit corps, il résolut d’aller à la rencontre des Anglais, des Turcs, même des Russes, dont les flottes parurent bientôt dans l’Archipel.

Son imagination semblait excitée par le péril même : il comptait, s’il pouvait réunir les Syriens, et trouver de quoi en armer trente mille, il comptait, disait-il, prendre l’Europe à revers (c’était son expression), prendre Constantinople et Vienne, et fonder un grand empire dans l’Orient.

Rien ne put se réaliser. Les Syriens restèrent divisés, firent bien des vœux pour nous, mais ne nous aidèrent que fort peu. Au contraire, les musulmans, par fanatisme ou par contrainte, se réunirent et eurent pour eux la mer, et les secours inépuisables des Anglais.

La petite armée prit d’abord sur la frontière El-Harik, sans trop de peine. La garnison fut traitée avec douceur, ainsi que dix-huit Mamelucks, qui, menés au Caire, furent rendus à la liberté par Poussielgue, l’intendant. Cette garnison, composée d’Arnautes ou Albanais, en partie, prit service chez nous, et en partie promit de s’en aller à Bagdad. Mais ils s’arrêtèrent en route et aidèrent ceux de Djezzar à défendre contre nous Jaffa[91].

[91] Nakoula, p. 99.

Cette ville nous fut disputée avec une sorte de fureur. Un parlementaire que les Français envoyèrent pour la sommer de se rendre fut mis à mort. Puis, quelques soldats des nôtres s’étant introduits par un passage souterrain, en sortirent au milieu des ennemis, ne furent pas pris, mais égorgés. Ce qui n’irrita pas moins les Français, c’est que les Barbares, se croyant déjà vainqueurs, sortaient avec ces couffes où ils emportent les têtes coupées, et où ils croyaient bientôt rapporter celles des nôtres[92].

[92] Miot, p. 138, 162, 267.

Nos généraux Lannes et Bon, donnèrent l’assaut des deux côtés, et, pénétrant dans la ville, pressèrent entre eux la garnison, qui continua de se défendre de maison en maison. Deux ou trois mille Arnautes se réfugièrent dans un caravansérail où on allait certainement les brûler, lorsque des aides de camp de Bonaparte, entre autres Eugène Beauharnais, son beau-fils, leur promirent étourdiment la vie, ce que Bonaparte ne ratifia nullement.

La situation était très mauvaise. On venait de s’apercevoir qu’on avait rapporté la peste d’Égypte. Et ces braves, qui ne s’attendaient nullement à ce nouvel ennemi, étaient, il faut le dire, très effrayés. Des deux grands médecins qui ont suivi et raconté l’expédition, l’un, déjà célèbre, Larrey, croyait la peste contagieuse ; l’autre, Desgenettes, trouvait utile de supprimer même le nom effrayant de peste, et de dire que l’épidémie n’était qu’une espèce de fièvre, de soutenir ainsi le moral de l’armée. Mensonge dangereux, dit Larrey ; mais devant l’ennemi, il fallait tenir le cœur haut. Bonaparte crut sage d’être de l’avis de Desgenettes, il fit une longue visite à l’hôpital, et même souleva le corps mort d’un pestiféré. On fit courir le bruit que Desgenettes lui-même s’était inoculé la peste sans danger.

Qu’eût-ce été si, dans cette situation, déjà si triste, l’armée avait eu connaissance des nouvelles qui venaient d’Égypte, de Syrie, de la mer ? Trois dangers à la fois l’environnaient. Non seulement les Anglais, les Russes étaient en mer, mais par devant, nos amis de Syrie ne se déclaraient pas. Derrière, l’Égypte croyait que Bonaparte était mort, et elle ne payait plus. En outre, les pèlerins de la Mecque, en Égypte et en Barbarie, paraissaient animés de ces souffles de fanatisme qui s’élèvent parfois pour des causes inexplicables, comme les trombes du désert. Déjà, avec l’aide des Mamelucks, qui, en partie, quittaient la haute Égypte pour venir en Syrie, ils avaient massacré un convoi de Français, et d’autres massacres avaient lieu dans plusieurs villes musulmanes. Ce qui rendait la chose dangereuse, c’est que les Barbaresques étaient conduits par un ange qui prétendait les rendre invulnérables ; beaucoup de peuples le suivaient.

Dans cette situation si hasardeuse, il eût été absurde de ratifier la grâce donnée par Beauharnais aux trois mille brigands albanais. Aussi Bonaparte ne le fit-il pas. Seulement il avait eu le tort de ne pas prendre un parti sur le champ et de leur laisser croire qu’on les graciait. L’armée, irritée par la résistance meurtrière qu’on lui avait faite de maison en maison, et sentant justement qu’à peine délivrés, ils n’iraient nullement à Bagdad, mais se joindraient sur-le-champ à Djezzar, était loin de l’indulgence. Cependant Bonaparte ne voulut pas se contenter d’un jugement tumultuaire. Il assembla les généraux. Les noms si respectés de Kléber, de Caffarelli, étaient à eux seuls une garantie de justice et nous font dire encore que la chose fut examinée mûrement. Ils prononcèrent comme l’armée, ne reconnurent pas la folle grâce accordée par Eugène, et sentirent que la vie donnée aux Albanais serait la mort pour bien des nôtres.

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