← Retour

Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

16px
100%

CHAPITRE III
VICTOIRE DÉCISIVE DE RIVOLI. — (13 JANVIER 97) ET REDDITION DE MANTOUE. — BONAPARTE SAUVE LE PAPE A TOLENTINO.

Une partie du Directoire, la Réveillère, Rewbell, avaient toujours considéré l’extinction de la papauté comme la grande affaire d’Italie et la suprême défaite de la contre-révolution. L’indifférence de Barras, la douceur de Carnot et sa partialité croissante pour le monde du passé, avaient laissé Bonaparte fort libre d’éluder ses primitives instructions et de sauver Rome. Parfois la saison l’empêchait, disait-il, et parfois ses ménagements pour Naples. Il montrait au Midi le fantôme de la grande armée Napolitaine de cinquante mille hommes, dont il se moque ailleurs dans une lettre, disant que, pour la réduire, il lui suffirait de six mille grenadiers.

Cependant le vieux Pie VI, son avide neveu qui gouvernait, et ses cardinaux intrigants (qu’on connaît mieux maintenant par les Mémoires de Consalvi), travaillaient constamment l’Autriche contre nous. Ils lui avaient montré très bien la grande faute de Bonaparte, qui ne faisait aucun usage de l’Italie, lui défendant obstinément de s’armer par le grand moyen, la vente des biens d’Église. Or, puisqu’il ne faisait pas la croisade révolutionnaire que demandaient les villes, on pouvait faire aisément contre lui par Naples et Rome (et en général par les campagnes), la croisade contre-révolutionnaire en profitant des ressources du Midi, toutes intactes, et que la guerre n’avait pas entamées.

Conseil haineux, mais très imprévoyant, qui stimula l’appétit de l’Autriche et lui rappela sa politique : Qui ne peut piller l’ennemi, doit au moins piller ses amis. C’est ce qu’elle fit plus tard, en se faisant donner d’abord son alliée Venise, puis en s’emparant même de Rome et des États de son ami le pape.

Celui-ci, sans prévoir encore cet étrange résultat du conseil qu’il donnait, voulait pour le moment que Wurmser, qui restait inutile à Mantoue, passât à Rome, à Naples, commandât leurs armées et leur communiquât la fougue, l’emportement de son courage. Pendant ce temps, Alvinzi, intact encore, malgré les combats partiels (tellement exagérés) d’Arcole, aurait percé jusqu’à Mantoue et y eût remplacé Wurmser.

Bonaparte eût porté alors la peine de sa duplicité. Il eût amèrement regretté d’avoir ménagé Rome, éludé une expédition que lui-même disait si facile, respecté les trésors et les ressources du Midi pour les laisser aux Autrichiens.

Le secret de la croisade fut admirablement gardé, et Bonaparte, n’ayant point éclairé les routes, ne sut rien et ne prévit rien. Un de ses historiens dit ridiculement : « Il arrivait de Bologne à Vérone et il ne vit que deux mille Autrichiens, mais devina. » Je le crois bien. Les cinquante mille hommes d’Alvinzi, cette masse qui faisait trembler la terre, ne passaient pas comme une mouche. Enfin Joubert, qui était déjà aux prises sur le plateau de Rivoli, avertit son imprévoyant général ; il était temps. Avec son petit corps de dix mille hommes il était déjà entouré, serré, il étouffait. Bonaparte avait à Vérone son épée de chevet, Masséna, cette division si mal traitée par lui (après les cinq victoires d’octobre). C’étaient quatre régiments invincibles, entre autres la 32e demi-brigade avec son chef Rampon. Il les fait partir dans la nuit du 24 au 25 janvier, et marcher toute la nuit. Lui-même, à cheval, les précède, arrive à Rivoli à deux heures du matin. La lune se levait tout exprès par un ciel froid et pur pour lui donner un grand spectacle. C’était un monde, tout le monde barbare en ses tribus diverses, fort distinct par ses feux qui entouraient le petit corps de Joubert. Une grosse colonne de toute arme montait la grande route et le Monte-Baldo, et par une sorte d’escalier tournant allait s’emparer du plateau pour l’accabler. Trois autres corps, tous d’infanterie, avaient gravi les hauteurs supérieures et allaient en descendre, comme par les gradins d’un amphithéâtre. Un quatrième corps, sous Lusignan, circulait sur le côté et devait se placer derrière Joubert, lui fermer sa retraite vers Vérone. Enfin, pour compléter le cadre de ce spectacle de terreur, on voyait sur l’autre côté de l’Adige un autre corps, dont les boulets venant par intervalles semblaient dire à Joubert : « Tu n’échapperas pas ».

Une chose cependant était claire, c’est que l’immense infanterie qui descendait des hauteurs sur le plateau n’avait point d’artillerie, et que l’énorme armée qui montait vers Joubert par cette sorte d’escalier tournant et qui faisait monter ses canons avec peine, était elle-même sous le feu de nos canons, de la vive et rapide artillerie française. Cela rassurait Bonaparte. Mais voilà que ces intrépides Barbares tuent les chevaux qui traînaient nos canons, arrivent sur les pièces et les enlèvent. Cinquante grenadiers de la 14e demi-brigade s’élancent, s’attèlent aux canons et les ramènent à nous.

Masséna arrivait (il était temps) et ses quatre brigades. Avec Bonaparte, il prend la 32e, rallie ceux qui avaient plié, renverse l’ennemi et vient se placer à côté de la 14e entamée, qui résistait valeureusement. Mais, à ce moment, les grenadiers de l’ennemi étaient parvenus à hisser leur artillerie sur le plateau. De l’autre côté, Lusignan (avec sa colonne) apparaissait derrière Joubert, déjà battait des mains et croyait l’avoir pris. Bonaparte défend qu’on s’en occupe et dit résolument : « Ceux-ci sont à nous. »

Sa gauche était couverte par Masséna et la 32e. Une batterie est dirigée vers l’ennemi, qui n’avait pas encore eu le temps de mettre ses canons en place. Nos cavaliers impétueux, Leclerc et Lassalle les chargent ; Joubert, qui charge aussi, a son cheval tué, continue de combattre un fusil à la main. Tous les ennemis qui ont monté, grenadiers, cavaliers avec leur artillerie sont précipités pêle-mêle dans l’escalier tournant. D’autre part, l’infanterie autrichienne, venue d’en haut et descendue déjà sur le plateau, perd tout espoir, et fuit en désordre aux montagnes. Restait le corps de Lusignan qui, derrière lui rencontra nos réserves par les routes de Vérone, mit bas les armes, nous donna quatre mille prisonniers.

Bonaparte laisse Joubert poursuivre la déroute et, avec la division Masséna, qui depuis vingt-quatre heures marchait ou combattait, il se met encore en route pour marcher toute la nuit, voulant poursuivre Provera, lieutenant d’Alvinzi, en faisant quatorze lieues jusqu’à Mantoue. Exploit peu difficile pour Bonaparte qui était à cheval, mais cruel, exterminateur pour ces braves gens qui allaient à pied sans repos. C’étaient nos Pyrénéens, nos Gascons, Provençaux, dont cette division était composée, qui avaient déjà fait cela après Bassano, marchant cent heures sans s’arrêter, puis combattant et gagnant des victoires, non par le bras seulement, mais avec leurs jambes d’acier et leur infatigable cœur.

Hélas ! qu’est-elle devenue cette élite admirable ? Il en a épuisé les restes en deux folies célèbres : l’Égypte, où il les délaissa, et Saint-Domingue, où il les exposa à une mort certaine, sous ce climat dévorateur, pour les faire échouer dans un crime, la vaine tentative de refaire l’esclavage.


La bataille de Rivoli fut une grande et terrible bataille qui nous donna treize mille prisonniers et non pas comme Arcole, une série de petits combats. C’est la lutte définitive entre nous et les tribus du Nord, qui montrèrent un courage égal, ayant contre elles cette pente escarpée et luttant sans pouvoir se servir de leur artillerie.

Elle eut pour complément la ruine des dix mille hommes que Provera menait à Mantoue. Provera, traqué comme un gibier sauvage, cerné de tous côtés, est forcé de se rendre. Dès lors tout est fini. Le grand projet manqué. Wurmser, essaya vainement d’échapper pour se rendre à Rome, à Naples, essayer la croisade catholique. Il disait qu’il avait encore pour un an de vivres. Bonaparte ne s’y trompait pas. Il le savait aux abois, et que Mantoue était plein de cadavres ; trente mille hommes y étaient morts. Sa lettre, qu’il écrivit au moment même au Directoire, ne fait nulle mention des circonstances romanesques[26], des générosités héroïques qu’il ajouta plus tard dans une autre relation. Loin de là, il se montra assez rude, dédaigneux, pour ce vieux et héroïque Wurmser, comme s’il lui gardait rancune de l’avoir arrêté si longtemps. Wurmser, à la sortie, avait demandé à le saluer. Mais Bonaparte était déjà parti et n’avait laissé à sa place qu’un de ses lieutenants.

[26] Voy. les récits divers et successifs qu’il a donnés de tout cela plus tard.


On pouvait dire que Rome avait succombé dans Mantoue. Mais cette cour était si haineuse que, faisant sonner partout le tocsin, lançant dans les campagnes ses moines avec le crucifix, elle essaya deux fois par des hordes de paysans d’arrêter les vainqueurs de Wurmser, d’Alvinzi. Les Romagnes, disait le cardinal Rusca, seront une Vendée. Au contraire, Bonaparte venait fort modéré et dans une disposition toute politique. A Faenza, il dit qu’il ménageait cette ville par respect pour le pape. Il parla en Italien aux prisonniers et les renvoya libres, en jurant qu’il n’était pas venu pour détruire la religion, mais au contraire pour la religion et le peuple. Les prêtres, loin de perdre à son arrivée, y gagnèrent. Il fit nourrir dans les couvents ceux d’entre eux qui étaient sans ressources, et tous ceux qui rentrèrent en France devinrent de chauds prédicateurs de Bonaparte et ses panégyristes enthousiastes.

Il ne voulait que faire un peu peur au saint-siège, le sauver et, en cela, il était en accord admirable avec la violente réaction qui en France portait au Corps législatif un monde de royalistes fanatiques, des assassins du Midi, tel chef de bande qu’on eût dû fusiller aussi bien que Charette. Tout ce monde lui écrivait de France et de Paris : « Osez ! » Il hésitait pourtant, craignant de trop se démasquer. Pour gagner du temps, il eut une idée saugrenue ; c’était que le Directoire donnât à l’Espagne la ville de Rome, en laissant tout le reste au pape avec son pouvoir spirituel. Et, en même temps, pour amuser les philosophes, il leur envoyait un joujou, la noire Madone de Lorette, qu’on mit à la Bibliothèque.

A trois marches de Rome, à Tolentino, il s’arrête contre les promesses qu’il avait faites tant de fois à l’armée de la mener à Rome. Il bâcle son traité avec celle-ci en vingt-quatre heures, sans consulter le Directoire, qui avait dit, il est vrai vaguement, qu’il s’en rapportait à lui. Il se garde d’attendre l’intercession des puissances catholiques, voulant que le pape ne sût gré du traité qu’à lui. Le pape en fut quitte pour promettre encore quelques millions, quelques tableaux ; et ces millions devaient être acquittés partie en pierreries, en vieux bijoux, sorte de bric-à-brac de valeur incertaine. Nulle mention des belles conditions auxquelles tenait le Directoire : 1o que le pape permît au clergé de faire le serment civique, c’est-à-dire de jurer qu’il sera bon citoyen ; 2o suppression de l’inquisition romaine et fermeture des fours ou caves où les condamnés étaient brûlés vifs. C’est ainsi qu’autrefois Gélon imposa aux Carthaginois vaincus de ne plus brûler de victimes humaines[27].

[27] Ces caves ont existé jusqu’à Léon XII. M. de Sanctis, consulteur du saint-office, réfugié à Turin, a assuré devant des témoins très graves et très croyables que ce pape, sans réprouver ces exécutions, déclara, vers 1830, qu’il entendait que désormais elles ne se fissent plus à huis clos, mais devant tout le monde, sur les places publiques, au champ de Flore, où furent brûlés jadis Jordano Bruno et tant d’autres. Dès lors on recula devant l’horreur qu’aurait excitée ce spectacle, et l’on dut recourir à des moyens plus doux ou du moins plus mystérieux.

Bonaparte ne fit nulle mention de la grande condition à laquelle tenait le salut de l’Italie : la vente des biens ecclésiastiques. Dans sa correspondance, ses lettres aux fonctionnaires Haller, Collot, montrent combien timidement il touchait cette question. Tout cela a été caché ou mutilé par les historiens, qui passent vite ici, ne voulant pas se mettre mal avec les prêtres. Mais une belle lettre de Bologne[28] indique très bien que des quatre provinces qu’on avait prises au pape, Bonaparte ne garda que la Romagne et le port d’Ancône, rendant au pape trois provinces, celles d’Urbin, de la Marche et de Pérouse.

[28] Insérée dans le Moniteur du 21 mars 97.

Les Bolonais, craignant sans doute Bonaparte, le ménagent dans cette lettre et disent qu’on doute qu’un tel traité soit son ouvrage.

Au reste, l’opinion de l’Italie lui importait bien moins que celle de l’armée française. Dans une lettre qu’il écrit à Joubert pour la faire circuler sans doute, il appelle Rome cette prêtraille. Tout ce qu’il voulait c’était de tirer de cette prêtraille ce qu’il eut en effet, un beau certificat du pape, la lettre où Pie VI l’appelle son cher fils. Titre important en France, dans la violente réaction où les royalistes travaillaient puissamment leurs élections anti-républicaines.

Dans ce moment tumultueux, la guerre civile était à craindre avant qu’on eût terminé la guerre étrangère. C’est ce qu’objectaient les deux directeurs militaires, passionnés pour la paix, Carnot et Letourneur. Ils suivaient dans ce sens le mouvement général et faisaient bon marché de la question de Rome. Au contraire, les deux avocats Rewbell, la Réveillère-Lepeaux, voulaient la victoire du principe et celle de la Révolution.

Barras flottait dans cette tempête, et penchait dans ce dernier sens, comme on le vit quand Bonaparte acheta la paix en sacrifiant la république de Venise. Mais tout son entourage, sa cour, ses femmes, l’adorée Madame Tallien, l’adroite Joséphine ne le laissaient pas libre. Elles pesèrent du côté de la réaction, du côté de Rome et de Bonaparte. Barras céda l’ascendant aux amis de la paix et à Carnot ; mais il ne lui pardonna jamais sa propre faiblesse. Il le haït à mort et une fois s’emporta contre lui en termes si extravagants, qu’on put croire qu’il perdait l’esprit.

Ce qui prouve pourtant pour Barras, c’est que les plus sages amis de Carnot même étaient d’opinion contraire à la sienne. Le plus ancien de tous, Prieur (de la Côte-d’Or) lui reprochait d’être trop scrupuleux contre les rétrogrades. Et l’Américain Monroë lui disait : « La France, loin de céder aucune de ses conquêtes, doit partout planter son drapeau. C’est celui de la liberté[29]. »

[29] Mémoires de Carnot, II, 133.

Chargement de la publicité...