Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE V
RÉVOLTE DU CAIRE, 21 OCTOBRE 98. — LA RÉNOVATION
DE L’ÉGYPTE.
Si le Bonaparte d’Égypte eût été celui d’Italie, c’est-à-dire d’une prévoyance, inquiète et sévère, il eût senti que le désastre d’Aboukir ferait perdre la tête aux Musulmans, leur rendrait un orgueil insensé, et qu’ils méconnaîtraient la vraie situation. Elle n’était pas mauvaise en elle-même, malgré la perte de notre flotte. Bonaparte ne pensait pas à retourner de sitôt, il avait dit qu’il voulait se fixer en Égypte. C’est un fort bon pays, et qui, par les travaux que l’on faisait, pouvait nourrir le double, le triple d’habitants. Qui le pressait d’ailleurs, et qu’avait-il à craindre ? Ni les Anglais ni les Turcs, à coup sûr, avec une telle armée. Il devait souhaiter plutôt que les Anglais eussent la témérité de débarquer.
Quant aux Égyptiens, on les craignait si peu, que, même au Caire, où leur nombre les rendait dangereux, on leur avait laissé leurs armes. Ce qu’on avait à craindre, c’était leur ignorance et l’orgueil musulman qui pouvait leur faire faire à leurs dépens une inepte équipée.
Comment Bonaparte, défiant toujours, même cruel en Italie, ne vit-il pas cela ?
Il voulait à tout prix gagner les Égyptiens, et de l’Égypte se faire un point d’appui pour ses entreprises ultérieures. Cette politique intéressée était d’accord avec les dispositions de nos Français pour ces peuples enfants à qui ils croyaient plaire en se montrant hôtes aimables et bons camarades. Dans le narrateur musulman, Gabarti, quoique si peu ami, on voit parfaitement la facilité des nôtres, leur empressement bienveillant. Certain capitaine, dit-il, voulait que ses soldats marchassent par la ville sans armes. Il avait pris pour femme une Égyptienne du Caire. Son drogman avait été esclave à Malte et délivré par nous. Ce drogman tenait un café où l’on chantait à la française. Le capitaine y venait lui-même avec sa femme, et ce fut lui qui engagea les musulmans à faire les illuminations et les réjouissances accoutumées pour leur fête populaire d’Hussein[82].
[82] Gabarti, p. 72.
Les chefs de l’expédition donnaient l’exemple de la confiance. Le génie militaire ne se pressait nullement d’élever autour du Caire les citadelles qu’on avait projetées. Et le génie civil, occupé des travaux du Nil et de tant d’autres d’utilité publique qui auraient donné au pays une face nouvelle, avait besoin que, sur cela surtout, on consultât les hommes du pays. Cette nécessité dût conduire Bonaparte à appeler autour de lui une sorte de représentation de l’Égypte entière. Au 1er octobre 98, on réunit les envoyés des quatorze provinces, et pour la première fois, l’Égypte fut, si l’on peut dire, évoquée, consultée sur ses intérêts. Dans cette détermination, on reconnaît la supériorité de ceux qui entouraient, conseillaient Bonaparte, cette admirable élite où figuraient les Berthollet, les Monge, et celui que Bonaparte, plus tard, a nommé au premier rang parmi les fondateurs et législateurs de l’Égypte nouvelle, Caffarelli.
Ce grand homme, déjà illustre dans la guerre et dans la science, général du génie, et membre de l’Institut de France, quoique mutilé, continuait sa carrière militaire. C’était un officier de Kléber, dont il avait l’esprit héroïque, pacifique à la fois. Par son amour du bien, et ses vues de réforme universelle, Caffarelli ressemblait à Vauban. Rien ne lui était étranger. Larrey et Desgenettes nous disent qu’à sa mort il était occupé des améliorations de la chirurgie militaire.
Cependant, en dessous un mauvais esprit circulait. La confiance uniquement accordée aux anciens Égyptiens, nous valait la haine des autres races. Ce fut cette ancienne Égypte qui, par un cophte, président du tribunal civil, eut l’honneur de parler, et d’ouvrir l’assemblée.
Bonaparte croyait se concilier les musulmans, les turcs, les arabes, en les invitant à nos fêtes. A celle de la république, on vit exposés aux regards le Coran et les droits de l’homme. Mais les musulmans ne se laissaient point séduire. Ils virent avec déplaisir les Français assister à leurs fêtes. Ils en ajournaient certaines, sans doute les plus solennelles, ne voulant les célébrer qu’après notre départ. Mais, dit l’historien oriental, Bonaparte en fut averti par un traître, et il fit lui-même avec pompe les fêtes nationales du Nil et du Prophète ; il s’y rendit, y assista jusqu’à la fin[83].
[83] Gabarti, p. 39.
Cette marque de respect pour les croyances musulmanes, fit dire aux Anglais et aux Mamelucks que les Français sentaient leur faiblesse et bientôt quitteraient l’Égypte. L’Angleterre avait réussi à former contre nous une coalition nouvelle, elle y entraîna la Russie, puis la Porte.
On fit bientôt circuler un prétendu manifeste du sultan. Lui à qui les Mamelucks ne payaient rien qu’un hommage stérile, lui qui n’osait envoyer en Égypte qu’un pacha nominal, qu’il changeait chaque année, on le faisait parler en maître de l’Égypte. La proclamation, du reste habile, désignait la France comme ennemie de toute religion. Elle faisait parler le Directoire, prêtait à nos Directeurs des conseils perfides, astucieux, et, par une insigne calomnie, elle leur imputait le projet de détruire les villes saintes, la Mecque, Médine, Jérusalem. Elle finissait par la promesse d’une armée turque, et par l’appel aux armes.
L’ignorance où la plupart des nôtres étaient des langues orientales permit à la proclamation de circuler. Même sans dissimuler rien, du haut des minarets, les appels à la prière devenaient des appels à la révolte. Mais rien ne fut plus décisif que l’enquête faite par le gouvernement pour établir un cadastre régulier de toutes les propriétés (seul moyen pourtant de mettre quelque justice dans la répartition de l’impôt). On voit dans la Bible combien ces opérations, même les plus simples, les dénombrements, sont maudits du peuple, et réprouvés de Dieu.
Les grands propriétaires, quoique les plus atteints, ne se mirent pas en avant, mais réussirent à animer, soulever les petits, c’est-à-dire justement ceux à qui l’égalité, l’équité de la répartition auraient profité.
Dans la nuit du 29-80 vendémiaire, an VII (20-21 oct. 98), les dévoués se concertèrent. Il y avait les chefs naturels du peuple, trente cheiks, mais de plus les émissaires des Mamelucks ; enfin nombre de fanatiques, de cette populace qui partout vit des églises. Il fut convenu qu’au matin on empêcherait l’ouverture des boutiques pour qu’une foule allât protester contre l’enregistrement.
On se porta chez le cadi, homme fort respectable, pour lui faire appuyer la réclamation. Sur son refus, on assomma ses gens, on pilla sa maison. On essaya aussi de piller le couvent grec, qui heureusement se défendit. On poignarda sans pitié une malheureuse caravane de vingt malades ou blessés dont l’escorte avait été en route attaquée par des Arabes. Même avant, on avait massacré tout ce qui était dans la maison du général du génie Caffarelli. Il n’y était pas. Mais on trouva là tous les précieux instruments des sciences, appareils de chimie et de physique, télescope, etc., mille choses précieuses, impossibles à remplacer (la mer se trouvant fermée), impossibles à suppléer, sinon par des efforts incroyables d’invention. Le fanatisme avait trouvé là son véritable ennemi, la science, et il ne l’épargna pas, sentant d’instinct tout ce qu’il a à craindre d’elle et de la vérité.
Le général Dupuy, commandant de la place, haï pour sa sévérité, s’étant dès le commencement engagé dans la foule, avait été tué par une lance improvisée (faite d’un couteau) qui lui coupa une artère.
Le Trésor, qu’on attaqua ensuite, était heureusement gardé par un corps invincible, les grenadiers de la fameuse 32e demi-brigade.
L’Institut d’Égypte, sans garde militaire, et dans un lieu fort exposé, se défendit vaillamment lui-même ; ces savants, jeunes la plupart, se préparaient à une lutte désespérée, lorsque la foule, d’elle-même, prit une autre direction.
Bonaparte était absent, mais à peu de distance. Quand il rentra, il trouva déjà trois portes fermées et inaccessibles. Que serait-il arrivé, si les Arabes du voisinage, dont plusieurs étaient, dit-on, envoyés par les Mamelucks, par Mourad-Bey, s’étaient mis de la partie ? Le pillage eût commencé d’être l’affaire principale. Le quartier des juifs, des grecs, des cophtes pendant une heure fut dévasté. L’argent, les bijoux, les femmes, tout était de bonne prise pour ces prétendus fanatiques. Le vaillant général Bon, heureusement, prit le commandement, balaya à coups de fusil les rues principales, refoula la masse dans un seul quartier. Quinze mille, et les plus exaltés, se jetèrent dans la grande mosquée, jurèrent de s’y défendre. Bonaparte, qui arrivait, mit du canon à l’entrée des rues principales, de manière que le centre fût environné, assiégé.
Cependant, vers le soir, les rebelles ne bougèrent plus, attendant probablement les secours qu’on leur avait promis, et que leurs émissaires allaient chercher. De son côté, Bonaparte, ne pouvant enfiler par le boulet les rues tortueuses, étroites, avait à minuit monté une batterie sur une hauteur qui dominait tout et qui n’était qu’à cinquante toises de la grande mosquée.
A l’aube, les quinze mille qui s’y étaient concentrés et voyaient entrer en ville une foule de pillards arabes, se croyaient forts, sans apercevoir qu’ils avaient la mort sur leur tête. Ils ne s’en doutèrent que quand ils virent un obus tomber dans la mosquée, et d’autre part les grenadiers en fermer toutes les issues, de sorte qu’il n’échappât personne. Sous les obus, la mosquée fut bientôt percée à jour, et tout le quartier environnant ne fut plus que ruines.
Bonaparte avait reçu avec une bonté sévère le divan des cheiks, qui demandaient grâce pour la ville. Quoique fort irrité par la mort d’un de ses aides de camp, un Polonais plein de mérite, il donna ordre aux batteries d’en haut de cesser le feu, et même consentit que les cheiks allassent demander aux désespérés de la mosquée s’ils voulaient se rendre. Ils ne répondirent qu’à coups de fusil.
L’arrivée de Kléber, venu d’Alexandrie au Caire pendant l’action, prouva aux habitants que les côtes étaient toujours au pouvoir des Français. D’autre part, les Mamelucks de Mourad, contenus par Desaix, n’avaient pas pu descendre du midi, ce qui avertissait la ville que, ni d’en haut, ni d’en bas, elle n’avait à attendre de secours. Cela n’empêcha pas qu’au faubourg des bouchers, ces gens qui sont souvent sous l’ivresse du sang, s’acharnèrent à combattre à l’aveugle. De plus, à la grande mosquée, plusieurs, étant montés sur les balustrades intérieures qui tournent autour de l’édifice, continuaient de tirer, de tuer.
Jamais en pays musulman, on n’avait vu, après un traitement si doux et si humain, une révolte si acharnée, sans cause. Aussi, d’une part, nos soldats qui avaient perdu beaucoup des leurs ; d’autre part, les cophtes et les juifs, dont les musulmans avaient pillé les maisons, outragé les familles, demandaient une forte répression. En vain. Le général fut inflexible. Il accorda très peu aux vengeances les plus légitimes. On ne vit point les grandes mitraillades de Lyon en 93, ni celles des villes indiennes en 1857.
Le parti méthodiste qui dirigea celles-ci, et à qui les Anglais eux-mêmes reprochent d’avoir mis huit cents hommes par jour à la bouche du canon, ce parti fanatique, que l’orgueil exaspérait d’ailleurs, ne pouvait pas trouver de supplices suffisants. Au contraire, Bonaparte, qui, dans la guerre ménageait si peu l’homme, fut ici modéré autant qu’on pouvait l’être en ce pays. Dans les lettres qu’il écrivait au loin, au général Reynier, par exemple, qui était sur la côte, il croit utile d’exagérer sa sévérité. Il lui dit que l’on coupe trente têtes par jour. Son secrétaire Bourrienne, qui écrivait les ordres, dit douze seulement.
Le consul anglais, M. Paton, est admirable ici. Il prétend qu’au second jour de la révolte, les musulmans, entrant dans la grande mosquée pour y faire leurs prières, furent étonnés[84] de la voir occupée, profanée par nos soldats qui y campaient. Et qui donc l’avait profanée plus que ceux qui avaient pris ce lieu pour champ de bataille, pour fort de la révolte, et qui l’avaient si abondamment trempé de sang humain ?
[84] Paton, t. I, p. 189.
Je ne crois pas qu’il n’ait péri que trois cents Français. Ce ne fut pas ici comme aux Pyramides et autres grandes batailles où l’ordre et la discipline sont une protection. Ici, dans cette guerre de rues et dans les embuscades de ruelles, passages, etc., l’avantage est aux foules. Nakoula, le Syrien, prétend que nous perdîmes deux mille hommes[85], — et quels hommes ! tous précieux, si loin de la patrie, — et plusieurs éminents par le courage, la science, irréparables !
[85] Nakoula, traduit par Desgranges, 1839.
Nos savants s’exposèrent beaucoup. Dans la grande mosquée, un lieu si dangereux, où les feux d’en haut et d’en bas se croisaient, on vit l’orientaliste Marcel, chef de notre imprimerie orientale, se hasarder, risquer mille fois la mort, pour atteindre et sauver un précieux manuscrit.
Ceux qui pourraient douter de la modération de la répression n’ont qu’à lire dans notre ennemi Gabarti l’étonnement que le pardon causa. « Les habitants se complimentèrent, et personne ne pouvait croire que cela pût se terminer ainsi[86]. »
[86] Gabarti, p. 48, 60.
L’étonnement fut plus grand encore, lorsque, peu de jours après, par une noble hospitalité, « les Français ouvrirent la bibliothèque publique, qu’ils venaient de fonder dans une belle maison qu’un des tyrans (sans doute un Mameluck) avait construite de ses vols. Les Français (qui tous savent lire), ouvraient la bibliothèque à dix heures, recevaient poliment les musulmans et les faisaient asseoir. Ils leur montraient des cartes, des figures d’animaux, de plantes, des livres d’histoire, de médecine, des instruments de mathématiques et d’astronomie. Près de là était la maison du chimiste, avec la machine électrique ; puis la maison du tourneur, et des instruments pour cultiver la terre avec moins de fatigue. »
Les temps qui suivirent furent fort calmes, et le Caire reprit même un grand aspect d’activité[87]. Les forteresses qu’on avait projetées s’élevèrent autour de la ville sous la direction active de Caffarelli. Des exécutions méritées sur des Arabes du voisinage, la destruction complète d’un de leurs villages, rendirent les routes plus sûres et firent l’effroi de ces pillards si dangereux dans la banlieue d’une telle ville.
[87] Si l’on veut savoir ce que fut l’occupation française, il faut consulter Gabarti. Quelle que soit sa malveillance, il avoue (p. 71) que les Français fusillèrent un des leurs qui avait outragé une femme et trois autres Français pour s’être introduits dans des maisons. — On se défiait non sans cause des Barbaresques qui passaient par le Caire pour aller à la Mecque ; on en retint quelques-uns comme otages, mais au départ, on leur fit des présents. Lisez, encore dans Gabarti, les égards des Français, pour les musulmans aux fêtes du renouvellement de l’année pendant le ramazan et le baïram, où les boutiques sont ouvertes la nuit. Les musulmans, comme à l’ordinaire, allèrent, le jour, à leurs cimetières et visitèrent leurs morts. Les Français défendirent à la population chrétienne d’indisposer les musulmans en mangeant et buvant dans les rues et de blesser leur orgueil en portant comme eux des turbans blancs. Ils firent suivre la tournée du chef de police par un corps de cavalerie française. Ce n’est pas tout : nos officiers supérieurs complimentèrent les grands de la ville au sujet de la fête. Ils les invitèrent, et, pour les mieux recevoir, prirent des cuisiniers du pays. (Gabarti, p. 77-87.)
En même temps, Bonaparte rendit au Caire, et à l’Égypte le grand et le petit divan, qui constituaient pour eux une sorte de représentation nationale, et qui, en effet, dans mille choses locales pouvaient seuls bien guider l’administration des Français. Ce fut, dit-on, chez les gens du pays, une joie universelle et très vive ; plusieurs se félicitaient, s’embrassaient dans les rues. Chose assez naturelle. Car, sans exagérer la puissance réelle de cette magistrature, elle pouvait du moins porter de la lumière dans les affaires, empêcher bien des malentendus.
Ceux qui n’estiment les choses que par l’argent, riront (non sans mépris de la simplicité française), quand ils liront dans une note authentique de Bonaparte, écrite par lui-même et recopiée par Bourrienne, qu’en douze mois l’Égypte entière, en y comprenant même l’exaction sur les Mamelucks, nous rapporta seulement douze millions et cent mille francs[88] !
[88] Quelle pitié ! un seul juge de Calcutta, le président du tribunal suprême, nommé pour douze années, recevait, on l’a vu, par année quinze cent mille francs. (Mill et Wilson.)