Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE VI
CRISE SUPRÊME DE L’ANGLETERRE. — RÉVOLTE
DE LA FLOTTE, MAI 97.
Il est constant que, depuis Léoben et la nouvelle élection de tiers (250 députés), le Directoire se trouva effroyablement pauvre, dépourvu de tout moyen d’action. Les contes qu’on faisait de Barras et de sa folle cour en étaient le prétexte. Mais, en réalité, il y avait un projet fixe, formé, avoué, d’affamer le gouvernement, en lui ôtant tout maniement de fonds. La loi passa aux Cinq cents, et elle aurait passé aux Anciens, sans Dupont de Nemours, un royaliste, mais enfin un Français, qui trouva monstrueux de désarmer l’État dans un moment si grave. Eh bien, malgré le refus des Anciens, les commis de la Trésorerie, rois absolus et traîtres royalistes, s’assirent solidement sur la caisse, même après Fructidor, et firent manquer l’expédition d’Irlande, la séparant habilement, donnant de l’argent pour Humbert et pour douze cents hommes, mais refusant l’argent des douze mille hommes, qui, avec Saladin, allaient rejoindre Humbert.
Cette royauté des bureaux, qui, déjà sous Carnot avait longuement retardé le passage du Rhin en mai, tint la France désarmée au moment où un événement unique ouvrait l’Angleterre à ses ennemis.
Je ne suis pas l’ennemi de ce grand peuple, et j’ai souvent remercié le ciel de ce que cette ruche immense de travail, d’industrie, n’avait pas été bouleversée par la barbare expédition que préparait notre tyran en 1805. Cependant, en voyant la guerre d’argent que Pitt, croisant les bras et sans bouger, nous faisait par nos traîtres en 97, on ne peut s’empêcher de regretter que cette honte alors n’ait pas fini.
Un événement terrible eut lieu en mai 97 qui semblait la fin de la fin, et comme le jugement dernier pour la nouvelle Carthage. On eut, une nuit, sur la côte et jusque dans la Tamise, un spectacle terrible, et bien plus effrayant que toutes les visions apocalyptiques d’Ézéchiel. Les trois immenses flottes qui gardaient l’Angleterre, celle de Portsmouth, Plymouth, et une autre encore dans le Nord, ces citadelles flottantes de la Grande Bretagne, obscures la nuit, muettes comme des corps de naufragés, tout à coup prennent voix, s’illuminent bizarrement par des torches mouvantes… Qu’est-ce ceci ? C’est une éruption, et bien autre que celles de l’Etna… La Flotte est révoltée. Ce qui faisait jusqu’ici la défense, la sécurité, c’est maintenant le péril. Quel péril ? un enfer déchaîné. Et un enfer bizarre et tout artificiel.
La nature n’aurait jamais fait cette tourbe, cette écume épouvantable, un peuple de maudits. L’homme seul pouvait faire un tel monstre. L’Angleterre, en déclamant fort contre la Terreur française, avait fait sur la mer un 93 permanent. Malgré toutes les phrases qu’on a dites sur la presse des matelots, il est sûr que les habitudes effroyables de la traite des nègres (surtout depuis cent ans, depuis le traité de l’Assiento), avaient créé, même pour les blancs, une férocité indicible. A peine les côtes de Guinée purent-elles jamais offrir de scènes plus barbares et plus démoniaques que ce qu’on voyait chaque nuit dans les ruelles qui mènent à la Tamise. Des hommes, à moitié ivres, qu’on prenait n’importe comment, au filet, au lazzo, et qu’on traînait presque étranglés jusqu’à la barque fatale, où meurtris et sanglants sous les gourdins, on les précipitait, ne bougeant plus et comme morts. De là, avec d’autres sévices, traînés au vaisseau noir, où on les précipitait à fond de cale, sans air et sans lumière, dans un tartare immonde. Quelques vieux romans de ce temps ont peint cela, mais non jusqu’au bout, grâce à Dieu. Au reste, les figures de damnés qu’on a encore, même de grands marins anglais, font un parfait contraste avec les figures grossières, mais calmes, empreintes de bonhomie, de ceux de la Hollande. Comparez Nelson et Ruyter.
Ce n’était pas une petite affaire que de tenir ces enfers bien fermés, et ces foules furieuses qui, si elles n’étaient enchaînées, restaient toujours sous l’effroi de terribles supplices, ne travaillant, ne manœuvrant que sous la gueule des pistolets. Horrible effort d’entasser dans ces cales tant de désespoirs, de blasphèmes, la fureur de tant de damnés.
Ce chaos de victimes, d’hommes inexpérimentés, était certainement moins utile que n’auraient pu l’être des équipages formés et résolus. Mais dans l’éblouissement où était Pitt, et sans doute aussi dans son indifférence hautaine pour la nature humaine, tout cela lui resta fermé. Il empila avec fureur des hommes, de la matière vivante, dans ces cachots flottants. Cachots, parfois sépulcres. Vivants ou morts, on ne distinguait guère. De cette chambre, élue on sait comment, il obtint tout d’abord soixante, quatre-vingt mille matelots ! On s’effraya. Alors, il exigea cent mille. Puis, sans précautions, d’une main froide et au hasard, sans s’inquiéter si son enfer pourrait contenir tout cela, il en engouffra cent dix mille.
Alors, les ténèbres flambèrent. La mer s’illumina. Un formidable cri s’éleva, et tout d’abord s’inscrivit sur les pavillons : La république flottante. Hélas ! ce mot de république, tant oublié depuis Cromwell, et dans tous les temps plats de la maison de Hanovre, qui peut alors bien savoir ce que c’est ? Chose rare et singulière, fort peu anglaise : Ils perdirent le respect, ils mirent leurs officiers aux fers. Maintenant qu’allaient-ils faire ? Remonter la Tamise ? On le croyait, on construisait des batteries pour les arrêter au passage. Et s’ils passaient, qu’auraient-ils fait, ces diables égarés, demi-fous ? Ils auraient fort bien pu brûler Londres, comme au temps du Complot papiste. La Banque défaillit de frayeur, et la Bourse tomba à cinquante pour cent. C’est justement l’excès d’effroi qui soutint Pitt. Ses adversaires votèrent pour lui et lui accordèrent tout. La Banque fut dispensée de payer, sinon en billets. Les créanciers de l’État furent très braves à force de peur, firent tout ce qu’on voulait, agirent comme un seul homme. On attrapa, on désarma la foule, lui accordant toutes ses demandes, comme paye et comme nourriture. Force pardons surtout. Puis on pendit les chefs et tout rentra dans le devoir (juin 97).
Dans cette terrible aventure qui, il est vrai, dura peu, Pitt eut ce grand bonheur que le gouvernement français n’existait pas, pour ainsi dire, était paralytique. Cette leçon ne fut pas perdue. Par des moyens désespérés, et surtout par un déluge immense, épouvantable, d’or, d’argent, on prépara, on hâta, à Paris, en France, la grande trahison royaliste. Pendant que, de l’Est, du Midi, Pichegru venait avec les Francs-Comtois et les Lyonnais, de la Vendée, de la Bretagne, qui paraissaient dormir, vinrent les brigands, les amis de Charette, avec leurs ceintures pleines d’or.
Les Autrichiens eussent aimé mieux peut-être que le mouvement n’eût lieu que quand la mauvaise saison allait rendre la guerre impossible. Mais les Anglais étaient pressés, après cette grande panique ; ils voulaient se remettre le cœur par le naufrage de la France.