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Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

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CHAPITRE IV
CAMPAGNE DU TYROL (MARS-AVRIL 97). — BONAPARTE SAUVE L’AUTRICHE A LÉOBEN.

Le traité de Tolentino finissait assez tristement la campagne d’Italie. Pour un argent (promis), on avait oublié la question de principe ; tant de promesses faites d’abolir sinon la papauté, au moins l’inquisition.

Pour compenser l’effet de ce triste traité, on envoya et l’on fit circuler en France vingt mille prisonniers ; on chargea Augereau de porter les drapeaux à Paris. La figure populaire du héros de Castiglione, cette figure d’un enfant loustic du faubourg Saint-Marceau, devait rassurer les patriotes sur les intentions réelles de Bonaparte, et répondre de sa sincérité républicaine. Mais pourrait-il tenir ce qu’il avait promis depuis un an, de passer les Alpes et d’aller à Vienne ? Il en avait une excuse bien légitime dans la saison. Comment se risquer, lorsque l’hiver durait encore, un hiver assez rigoureux ?

Ses partisans, et les journaux, stylés par ses frères et par Joséphine, n’en parlaient qu’avec terreur. Les journalistes sans nouvelles, pour réveiller, exciter l’intérêt (je dis ceci d’après mon père, qui alors imprimait les journaux) avaient un sûr moyen : c’était un accident, une blessure supposée de Bonaparte, ou une chute de cheval, etc. Il devenait l’unique, l’irréparable Bonaparte. Tant d’hommes héroïques, et déjà célèbres, disparaissaient. Lui seul restait en scène.

Cependant, on avait bien vu, dans la seule armée d’Italie, que s’il lui arrivait un malheur, il ne manquerait pas d’hommes qui pussent au besoin succéder. Lui-même, dans ce long entr’acte de plusieurs mois qu’il passa en été au centre de l’Italie, quel lieutenant s’était-il donné ? Masséna. — Augereau, s’il avait le même courage, n’avait ni la tête, ni la solidité de Masséna. Mais il avait eu ce grand moment, cette belle fortune, de relever Bonaparte (défaillant ?) avant Castiglione.

Enfin il y avait un jeune homme qui lui inspirait la plus grande confiance. C’était Joubert, esprit cultivé, tête sereine dans les plus grands périls, général et soldat. C’était un homme grand, délicat, qui n’avait pas la base carrée de Masséna. Mais il s’était lui-même fortifié. Vrai héros de la volonté. Plus tard, on le considéra comme le successeur éventuel de Bonaparte. Lui-même l’estimait tellement, qu’en lui confiant, pour le passage des Alpes, sa droite, qui devait traverser le Tyrol insurgé, il lui écrit[30] : « Si notre division du Tyrol est battue, refoulée sur le Mincio, même jusqu’à Mantoue, Joubert commandera Mantoue, la Lombardie, et tout ce qui est entre l’Oglio et l’Adige. » C’était se remettre à lui pour la retraite possible, la ressource dernière, en cas de malheur.

[30] Correspondance, 13 mars 97.

Il croyait à ce jeune héros plus encore qu’au froid et ferme Kilmaine, qu’il avait laissé au poste de Vérone, pour lui surveiller l’Italie.

Bonaparte suivait, par la nécessité des lieux, la méthode tant reprochée par lui aux Autrichiens, de marcher divisé sur trois routes à la fois. Il avait à sa droite Joubert (et dix-neuf mille hommes), à sa gauche Masséna et sa division (dix ou douze mille hommes). Lui au centre (ayant quarante mille hommes), il marchait avec Bernadotte et les renforts qui lui venaient du Rhin.

Joubert n’eut pas de bonheur. Avançant rapidement par Botzen et Brixen, il battit plusieurs fois les généraux autrichiens, mais il n’en fut pas moins entouré par l’océan tumultuaire et fanatique de l’insurrection du Tyrol. Difficile épreuve de se trouver dans la tempête étourdissante d’un grand peuple, véritable élément qu’on peut repousser, mais qu’on ne voit par moment céder sur un point que pour le retrouver à côté comme une vague partout présente, partout furieuse, aboyante. Par bonheur, Joubert avait d’admirables généraux de cavalerie, Dumas, l’hercule nègre, qui répéta sur un pont le trait d’Horatius Coclès, et l’intrépide Delmas, grand soldat et grand caractère, le seul qui fut ferme au sacre, et qui osa tenir tête en face à Bonaparte et, par un mot terrible, flétrir sa lâcheté pour Rome.

Il était naturel que le nouveau général autrichien, l’archiduc Charles, vînt se jeter dans l’insurrection tyrolienne, qui eût ajouté à son armée une grande force populaire. Mais on ne le lui permit pas. Il eut l’ordre de disputer le centre, le passage du fleuve, puis de défendre à l’est la route de Carinthie, celle de Trieste et de Vienne. Même avant d’avoir reçu ses renforts, il se présenta devant la grande armée de Bonaparte pour l’empêcher de passer le Tagliamento. Il y fut indécis, il fit trop ou trop peu. Il opposa une faible résistance, combattit juste assez pour éprouver une petite défaite, et perdre cinq cents hommes. Il n’empêcha point le passage.

Masséna, pour son compte, avait passé à un autre endroit. Il avait pris alors la droite de Bonaparte qui marchait par les vallées centrales intermédiaires (entre Joubert et Masséna). Ce dernier courait dans les neiges par la route la plus élevée vers Tarwis, point stratégique, important, décisif, recommandé à l’archiduc. Masséna y courait si vite, qu’il y était depuis deux jours quand Bonaparte lui donna l’ordre d’y aller. Bonaparte lui-même, étant au centre, avec ses quarante mille hommes, était hors du péril, ayant sur les hauteurs un tel homme à sa droite.

Pour employer une image grossière, mais expressive, qu’on se figure un chasseur d’ours qui d’abord avait eu un compagnon à gauche, mais il a perdu en chemin ce compagnon (Joubert). Heureusement il a à droite, aux crêtes des montagnes, un autre compagnon, un chien colossal et terrible des Alpes, qui cherche l’ours et qui va l’étrangler.

Ce chien des Alpes est Masséna qui, après sa course foudroyante, était déjà assis à Tarwis, attendait. L’archiduc arriva, montra un grand courage, et s’exposa en vain. Ses soldats de recrues, mêlés (contre l’usage autrichien) de toute nation et de toute langue, n’avaient pas la cohésion ordinaire de leurs armées qui marchent par tribus. Ils furent battus, et le pis, c’est qu’un commandant autrichien, Baïolich, qui n’en sut rien, se précipita là, suivi et poursuivi par la division Augereau (alors Guyeux). Il la fuit, et, dans une gorge affreuse, il se trouve nez à nez avec Masséna. En tête, en queue, c’est l’ennemi. Il est pressé, serré des deux côtés. Infanterie, cavalerie, artillerie, et bagages, tout est amoncelé, et monte l’un sur l’autre. L’archiduc vit en vain en échapper les restes. Ce qui en sauva un assez grand nombre, c’est que beaucoup étaient des gens du pays, des montagnards, fort lestes à se dérober par les précipices. On n’en prit ou tua que trois mille ! N’importe ! la campagne était réellement terminée.

« Léger combat, » dit Bonaparte, avec une envie visible d’atténuer ce succès décisif. De même ailleurs, il fait cette remarque malveillante : « Que la division Masséna (si vaillante et qui lui gagna tant de batailles) commence à se servir de la baïonnette. » Il veut ridiculement faire croire que, jusque-là, elle aimait mieux tirer, et combattait de loin.

Cependant sa jalousie, qui voudrait amoindrir les succès de Masséna, ne s’accorde pas avec le besoin qu’il a de faire valoir à Paris cette campagne pour son avantage personnel et pour émerveiller par l’audace de sa tentative de passer les Alpes en cette saison[31]. « Le combat de Tarwis s’est livré au-dessus des nuages sur une sommité qui domine l’Allemagne et la Dalmatie. Il y avait trois pieds de neige. »

[31] 25 mars. Correspondance, p. 542.

Cette guerre que Bonaparte faisait à travers une saison si rude sur ces hautes montagnes, cette guerre exposée ainsi et habilement exagérée en poétiques images, faisait grelotter Paris, le remplissait d’étonnement, d’admiration, de craintes pour Bonaparte. Il risquait peu. Car aux divisions victorieuses de Masséna et Guyeux (Augereau), il put réunir celle de Sérurier. Celle de Joubert manquait seule, interceptée, assiégée par les Tyroliens. Bonaparte ne savait pas même où il était. Car il écrit le 5 avril à Dombrowski : « Qu’il ait, s’il est possible, des nouvelles de Joubert, et marche à sa rencontre. » Ce qui est singulier, c’est qu’en ce même jour (5 avril), où il dit n’avoir pas de nouvelles de Joubert, il en donne à Paris, et raconte les avantages qu’il a remportés[32].

[32] Correspondance, p. 95, 602.

Le 1er avril, Masséna, vainqueur à Klasenfurth, y faisait entrer Bonaparte. Et le 5, battait à Neumarkt l’archiduc en personne. Ce prince avait choisi une position superbe, l’avait hérissée de canons. Il avait autour de lui son élite, ses huit bataillons de grenadiers. Avec cela, il fut obligé de faire retraite devant la seule division de Masséna.

La Carinthie, ménagée et rassurée par Bonaparte ne s’était pas soulevée comme le Tyrol. C’est un pays, dit-il lui-même, agricole et pacifique. On ne connaît pas assez ces contrées, si peu allemandes, mais slavo-italiennes, qui se lient avec le territoire vénitien.

Au 22 mars, Bernadotte, envoyé à Trieste et aux fameuses mines d’Idria, y trouva du minerai pour plusieurs millions, qui, avec les contributions qu’il levait, permirent à Bonaparte d’envoyer de l’argent aux armées du Rhin. Elles allaient enfin s’ébranler, ces armées nécessiteuses, et si longtemps paralysées. Leurs retards portaient au comble les espérances de Bonaparte et le mettaient dans une véritable fureur d’ambition. Il écrit le 5 mars une lettre hardie, terriblement compromettante, où il se dévoile cyniquement.

L’ancien gouvernement de Venise, qui, pour bien moins, exécuta Carmagnola, eût regardé cette lettre comme indice d’une prochaine usurpation, et se fût défait à coup sûr d’un homme qui désormais, sans masque, courait droit à la tyrannie.

Il écrit audacieusement : « Si le prince Charles commande les deux armées du Rhin et d’Italie, il faut nécessairement qu’il y ait chez nous unité de commandement[33]. » C’est-à-dire que Bonaparte, à la tête de toutes nos armées, commande Moreau et le général Hoche ! A qui ose-t-il écrire cette lettre ? A quelqu’un qui, à coup sûr, ne la montra pas au Directoire, au bon Carnot qui, ayant répondu tant de fois du désintéressement patriotique de Bonaparte, dut rougir de se voir démentir par une telle lettre et sans doute la mit dans sa poche.

[33] Correspondance, I, 547.

Cependant ce qu’il craignait allait se faire, et on allait le précéder en Allemagne. Le gouvernement, par un suprême effort, avait mis les deux grandes armées du Rhin en état de le passer au 18 avril. C’était une élite superbe, héroïque, et, pour la discipline, bien supérieure à l’armée d’Italie. C’était Kléber, Desaix, Championnet, trois noms aimés du peuple autant que du soldat ; c’étaient aussi les braves, le grenadier Lefebvre, le hardi cavalier Richepanse, le jeune et vaillant Ney, qui devait tant grandir.

Bonaparte frémissait de les mettre en partage de la gloire qu’il poursuivait et touchait presque. Celle de porter à l’Autriche le dernier coup et d’assurer la paix. Il écrit le 16 avril une lettre enragée ; oubliant sa dissimulation habituelle, il en vient aux basses injures avec ces grandes armées et ces grands hommes. Il leur reproche de ne pas avoir fait ce qu’il craignait le plus, ce qu’il voudrait bien croire désormais impossible. Voilà cette lettre insultante (16 avril, p. 637) : « Je me suis précipité en Allemagne pour dégager les armées du Rhin. J’ai passé les Alpes, par trois pieds de neige, où personne n’avait passé. Il faut que ces armées n’aient point de sang dans les veines. Je m’en retournerai en Italie. Elles seront accablées. »

Masséna, parti de Léoben le 18 avril au matin, avait pris la route de Vienne. Bonaparte espérait terrifier la cour de l’Empereur, et prévenir le Directoire pour la conclusion de la paix. Peu auparavant il avait écrit à l’archiduc une lettre philanthropique sur les malheurs de la guerre, où il disait : « Si j’avais le bonheur de sauver la vie à un seul homme, j’en serais plus fier que de toute la vaine gloire des batailles. » Cette lettre, si singulière pour un tel prodigueur d’hommes, était assez bien combinée pour faire pleurer le public à Paris.

A Léoben, il traite seul avec Bellegarde, envoyé de l’Empereur ; et il écrit au Directoire : « J’ai signé. Que voulez-vous ? Je n’ai plus que vingt mille hommes. Voilà la Hongrie qui se lève. J’ai appelé votre envoyé Clarke, qui n’est point venu pendant dix jours. » Et il ajoute : « Vous m’aviez donné pleins pouvoirs sur les opérations diplomatiques, et, dans la situation, les préliminaires de paix étaient une opération militaire. » Que signifie cet audacieux galimatias ? Probablement, le Directoire, en envoyant son homme, Clarke, qui le trahit et eut soin de ne pas arriver à temps, avait écrit à Bonaparte qu’au reste, l’envoi de Clarke ne pouvait lui porter ombrage ; que c’était à lui qu’on se fiait ; ou telle autre parole obscure dont il profite effrontément.

Il était sûr qu’en présence de la joie publique, devant Paris enivré de la paix, on n’oserait pas le démentir. Cependant cette chose énorme, qu’un général se fût substitué au Directoire et eût stipulé pour la république, comment serait-elle reçue ? Carnot seul, avec Letourneur qui était son double, l’accepta. Mais Barras en fut indigné, ainsi que Rewbell et la Réveillère-Lepeaux.

Bonaparte était inquiet. Il imagina une chose qui dérouta tout le monde et montre admirablement la profondeur de son astuce. Il envoya le traité par Masséna !

Quoi ! celui pour qui ses bulletins sont si avares de louanges, il lui accorde ce triomphe !

Il en avait besoin. Voulant présenter son traité (ainsi qu’il avait fait pour celui du Piémont) comme l’œuvre commune des généraux, de l’armée, il plaçait cet acte scabreux sous la protection du chef le plus illustre de l’armée, le plus renommé à Paris.

En voyant la simplicité héroïque de Masséna, « l’enfant de la victoire, » on n’oserait pas soupçonner sous la candeur de l’enfant l’astucieuse ambition de Bonaparte.

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