Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE III
LE JARDIN GENEVIÈVE ET LA THÉORIE DES ÉGAUX (1796).
J’ai vu beaucoup de gens regretter Le Directoire, moins encore pour ses plaisirs, qui sont de bien d’autres époques, que pour une chose qui fut tout à fait propre à celle-ci : une vive sensibilité en bien, en mal, un singulier charme de vie, vibrant de mille émotions, toutes excitées du fond du fonds, et d’étranges abîmes que nul âge n’avait sondés.
Cela n’arrivait pas toujours à la forme littéraire, mais d’autant plus stimulait l’agitation passionnée et l’électricité du temps.
De grands artistes, des peintres ont du moins, par des traits touchants, marqué le passage d’un siècle à l’autre ; Greuze et Prudhon ont noté en traits admirables et la défaillance nerveuse du siècle qui finit, et le sourire délicat du nouveau, mais si vite éteint dans les larmes.
Greuze, martyr toute sa vie de la pauvreté et d’une société fausse, a peint, non en grands tableaux, mais surtout en ébauches, en portraits fort attendrissants, des enfants, des filles du peuple. Il nous donne l’état trop souvent faible, maladif, où les victimes de la faim ou des fatalités du vice arrivaient de bonne heure, avec je ne sais quel charme de ces bouquets, trop tôt fanés qui offrent souvent une étrange féerie de mort prochaine que la vie n’eût jamais atteinte.
Greuze était si évidemment une victime de l’ancien régime, qu’il traversa respecté les temps de la Terreur. Il était octogénaire, mais vécut assez pour voir le charmant génie qui inaugura l’âge nouveau.
Prudhon, du même pays que Greuze, fils de la gracieuse Saône et élève de Lyon, toujours misérable comme Greuze, refusa d’être italien et de faire fortune à Rome sous l’abri de Canova. Il s’y fût amolli, fondu. A tout prix, il fut Français, et trouva son génie, la beauté dans le mouvement. Revenu, et mourant de faim, il eut, par Bernardin de Saint-Pierre et les Didot, à faire les délicieuses gravures de l’Art d’aimer, et celle de Daphnis et Chloé. Enfin une gravure populaire de haute importance[46].
[46] Le calendrier de l’an III. Biblioth. nationale : Héning, 95-96.
Minerve, la raison éternelle, occupe le fond dans une grande majesté, et sous son puissant regard s’unissent trois personnes ou trois principes : Liberté, Égalité, Fraternité.
La Liberté, forte et sombre, cuirassée, occupe le centre. A sa gauche, une jeune femme, charmante, mère visiblement, aux belles mamelles émues, c’est la Fraternité, féconde d’amour et de tout bien.
A droite (c’est le coup de génie), l’Égalité se présente timidement, pauvre petite fille du peuple, pas bien nourrie, un peu maigre. Si fine est-elle, et si touchante, qu’à la voir, tout s’attendrit. Elle approche. Que veut-elle si naïvement ? Visiblement c’est d’être accueillie, adoptée. Grand Dieu, qui ne le fera pas ? qui n’ouvrira ses bras, son cœur à l’orpheline ? L’égoïsme est impossible devant elle. Il n’y a plus ni riche, ni pauvre. Tous sont prêts à partager.
Elle voudrait monter aussi. Mais tous désirent qu’elle monte. Divin rayon d’amour, de bonté à la fois ! on sent l’étroit rapport de l’amour et de la pitié.
Prudhon a reproduit cent fois ce motif charmant sous différents noms, avec la même expression, le même sens. Sans l’expliquer, ni même sans s’en rendre bien compte à lui-même, il indique le nom, qu’on peut donner au siècle, en sa plus générale tendance : Le désir, la recherche de l’Égalité.
Partout durent naître ces désirs. Mais peut-être d’abord à Lyon, l’école de Prudhon et de Greuze ; Lyon centre d’industries délicates qui chômèrent, comme je l’ai dit, bien avant 89, quand la mode (et la reine) préférèrent aux arts de Lyon les dentelles et les blancs tissus de Malines et des Flandres, Lyon agonisa tout à coup. Son industrie, non de manufactures, mais de familles, excita dans sa détresse une pitié violente, qui se tourna aisément en fureur révolutionnaire. De là, Chalier, l’Italien, le Piémontais, furieux de sensibilité.
Il était négociant. D’autres, plus riches que lui, Bertrand entre autres, maire de Lyon, commencèrent alors ces rêves de l’égalité absolue, qui peut-être avaient été en germe mystique chez les Vaudois, les Pauvres de Lyon. Cette théorie c’était : partager tout.
Chassé par les royalistes, Bertrand alla à Paris, où il trouva Chaumette, procureur de la Commune, et son employé Babeuf. J’ai dit dans mon précédent volume que leurs idées assez modérées, s’arrêtaient d’abord au partage des communaux (voy. le premier livre de Babeuf, publié en 89), puis le partage de biens nationaux, qu’on donnerait aux ouvriers. Babeuf, même après la mort de Chaumette, ne va pas plus loin, et se déclare défenseur de la propriété. En janvier 95, il ne réclame rien de la Convention que ce qu’elle a voté elle-même, et ce que les biens nationaux permettaient d’accorder : des terres aux soldats revenus de la guerre, des secours aux infirmes, des travaux aux nécessiteux[47].
[47] Journal de Babeuf, nivôse (21 décembre au 19 janvier 95).
C’est vraisemblablement dans la prison du Plessis, rue Saint-Jacques, où il était renfermé avec le Lyonnais Bertrand et beaucoup de patriotes, qu’il étendit son horizon, et adopta le grand rêve du partage universel.
Nulle part plus qu’en prison, n’existe, ne fermente la Liberté idéale. Au petit jardin de la Force, les prisonniers avaient érigé un autel à la Liberté[48].
[48] Mémoires de Villatte, p. 211.
En prison dominent les rêves. Ceux des prisonniers se réduisaient à deux :
1o La mort du grand tyran, c’est-à-dire de l’ancienne religion. Saint-Simon, Thomas Payne la rêvaient (l’Age de Raison) ;
2o La naissance d’un nouveau monde, plus libre (Thomas Payne, Justice agraire). Plusieurs ne restaient pas dans les limites modérées de Payne. En raison de leurs misères et des murs qui les entouraient, ils se donnaient libre carrière, un espace illimité, tout ce que peut embrasser l’halètement du soupir : le paradis des égaux sur la terre.
Ce violent soupir pour le peuple, pour que le peuple travailleur puisse enfin boire et manger, n’est pas une chose nouvelle ; il semble, au quatorzième siècle, bien exprimé chez les hussites par ce mot : « La coupe au peuple ! » Il a inspiré les fantaisies humanitaires, bizarrement exagérées, de Rabelais, de Fourier, leur gloutonnerie gigantesque pour la multitude affamée. Les économistes, dans leur religion de la terre et du travail de la terre, n’eurent pas autre chose en vue. Et M. Turgot même, dans sa fameuse parole sur le travail, première propriété et la plus sacrée de toutes, n’est pas bien loin de Thomas Payne.
Ce mysticisme égalitaire, rêvé vers 95, aux prisons, où les plus riches se plaisaient à partager, fut comme un soleil dans la nuit. De jeunes enthousiastes l’adoptèrent bien volontiers, comme le musicien Buonarroti, petit-neveu de Michel-Ange. Des âmes religieuses s’en éprirent, telles que les théophilanthropes, dont la secte commençait alors. D’autres, des philosophes comme le bon Sylvain Maréchal qui se croyait athée, et qui vit une lumière quasi divine dans le bonheur de tous.
Cet élan d’humanité prit une nouvelle force quand les prisons s’ouvrirent et que les patriotes de toutes nuances, dont on avait fermé les clubs (entre autres celui du Panthéon), s’assemblèrent au printemps de 96, dans un jardin abandonné et qui semblait mystérieux.
C’est celui de l’abbaye Sainte-Geneviève, sous les murs de Philippe Auguste, bâtis en 1200, près de la tour Clovis, où se voit encore la place de la chaire d’Abailard.
Dans ce lieu singulier, qui, je ne sais pourquoi, fut ainsi le berceau des plus grandes révolutions, les disciples de Robespierre, ceux de Chaumette et de la Commune, — disons mieux, Babeuf et Duplay, — jusque-là divisés, se rapprochèrent et se donnèrent la main.