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Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

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CHAPITRE VIII
INSOLENCE DES ROYALISTES. — PERSÉCUTION DE LOUVET QUI DÉNONCE LEURS COMPLOTS, ET MEURT.

Ce tiers, si mal élu par la fraude et le crime, se caractérisa suffisamment en ramenant un homme couvert de sang, que l’Assemblée jusque-là avait repoussé comme chef des royalistes assassins du Midi. Puis le long Pichegru apparaît, triste énigme sans trait, sans caractère, être douteux, à qui le Directoire venait de retirer le commandement. Ancien enfant de chœur, puis sergent et gradé par le prince de Condé. Crapuleux d’habitudes avec des mœurs étranges fort rares aujourd’hui, il n’était pas moins très ostensiblement dévot. Dès qu’il entre, on se lève ; le nouveau tiers le salue président ; les deux autres tiers suivent, approuvent sans difficulté.

Dès lors la trahison préside l’Assemblée. Et on l’introduit même dans le gouvernement. Un directeur sortant, on le remplace par Barthélemy, l’agent du roi (comme Barbé-Marbois l’avoue en 1818). Carnot l’accueille, rend visite à Pichegru. Dès lors le prétendant siège, avec Barthélemy, dans le Directoire même.

On ne se gêne plus. Imbert-Colomès se plaint qu’on ose lui reprocher de correspondre avec Louis XVIII. Au Rhin, au Rhône, en Bretagne, des racoleurs de l’ancien régiment Royal-Allemand recrutent publiquement pour le roi.

On a vu que pour ôter toute force au Directoire, tout moyen d’action, les Cinq Cents complotaient de lui enlever tout maniement des fonds publics. Moyen sûr de paralyser l’action gouvernementale, de suspendre l’administration.

Cependant les dévots, l’ardent Camille Jordan, voulaient armer les prêtres du grand moyen d’insurrection, en leur rendant leurs cloches et les laissant sonner à volonté la guerre civile.

A la fin de juillet (30 messidor), les Cinq Cents préparaient un projet encore plus dangereux. Sous le prétexte d’un mouvement terroriste qui n’existait pas, ils voulaient réorganiser la garde nationale, mais bien plus dangereuse qu’en Vendémiaire. C’eût été une garde nationale triée, nommée dans l’aristocratie par les assemblées électorales. Ce fut Pichegru qui, au 2 thermidor (20 juillet), en présenta le plan. S’il passait, Pichegru, les Clichyens, avaient une armée.

Tout était couvert d’ombre. Bonaparte, tout en menaçant les royalistes et en faisant passer une partie des papiers d’Entraigues qui concernaient Pichegru, gardait lui-même Entraigues, au lieu de l’envoyer au Directoire, qui l’eût interrogé. Moreau, avec sa grande armée du Rhin, tout opposée à celles d’Italie et de Sambre-et-Meuse, restait muet, obscur. C’était comme un gros nuage sombre que l’on voyait à l’est. Cette armée, si pure en ses grands chefs, Desaix, Championnet, n’en était pas moins fortement travaillée, surtout en ses officiers inférieurs. On avait près d’elle à Strasbourg un homme très agréable, un ange, Fauche-Borel, aimable et de figure charmante, qui, l’autre année, avait séduit Pichegru. Il était à Strasbourg, tout cousu d’or anglais qui lui venait de Bâle. Sa correspondance avec les Allemands se faisait par des pâtés de foie gras qu’envoyait le curé de Strasbourg. Fauche avait apporté de Suisse nombre de montres d’or qu’il vendait à crédit ou gratis à nos officiers. Arrêté, par l’argent, l’eau-de-vie, il se fit en réalité le roi de la prison et des soldats qui le gardaient.

Moreau s’en doutait-il ? Peut-être. Régulier dans ses mœurs, il dépendait de madame Moreau, qui le menait à sa ruine. J’ai dit qu’ayant trouvé dans un fourgon allemand les lettres de Pichegru à l’ennemi, il n’en dit mot, et voulut d’abord les faire déchiffrer. Cela prit plusieurs mois.

Les partis monarchistes, des Bonaparte et des Bourbons, et puis des bonapartistes encore, ayant eu le dessus pendant quatre-vingts ans, ayant eu l’argent et les places, le temps pour corrompre l’opinion, l’oubli est venu à la longue, et l’on n’a plus l’idée de l’état d’insolence où arrivèrent les royalistes, les émigrés, chouans, dans cet été de 97. On peut dire que la république victorieuse fit amende honorable, et que la chouannerie vaincue, changeant les rôles, semblait lui imposer de demander pardon.

Comment cela ?

Non seulement par ces fausses élections du tiers de l’Assemblée, par la prédominance du nouveau tiers, vainqueur, sur les deux anciens tiers humiliés. Mais surtout par le pied que les royalistes avaient dans le gouvernement, par la mollesse de Carnot, la trahison de Barthélemy et de Cochon, de la police même du Directoire.

Un ami de Carnot le loue d’avoir accordé deux mille congés à des jeunes gens dont leurs familles disaient avoir besoin. Eh bien, sans la forme expresse de congés, les administrations par toute la France donnaient des congés provisoires, en déclarant tel ou tel mis en réquisition pour un service public. Même les parents d’émigrés furent déclarés par l’Assemblée capables d’être requis pour les emplois. Ces jeunes gens, souvent un peu mieux éduqués, cravatés, à mains blanches, furent préférés, de sorte que toute l’administration se trouva peu à peu changée et recrutée parmi les ennemis de la Révolution.

L’armée même, plus à l’abri de ce mélange, n’en eut pas moins, dans les armes savantes, dans les places d’état-major, des militaires suspects, des Clarke et des Mathieu Dumas, des Lavalette, etc. Nous avons vu la trahison de Clarke et son adresse pour arriver trop tard, de sorte que Bonaparte à lui seul conclût Léoben.

Nous avons vu à la marine les Villaret-Joyeuse et ceux qui, par des lenteurs et des manœuvres calculées, firent échouer Hoche en Irlande. (Voyez la Réveillère, en 96.)

La trésorerie fit avorter de même l’expédition d’Humbert en 98. Cette administration était une des forteresses du royalisme, et telle elle resta. Barbé-Marbois, sous Napoléon, la retrouva la même. Telle, je l’ai vue sous la restauration. Personnel identique, admirable de majestueuse insolence, de mépris du public, et, sous prétexte de vigilance, de bonne économie, trouvant moyen d’empêcher tout. Vraies torpilles qui, aux moments critiques, savaient bien désarmer l’État.

Ces superbes commis, sortis pour la plupart du monde de l’émigration, en étaient la copie fidèle, et se faisaient honneur de la représenter sur le pavé de Paris au boulevard, au Palais-Royal, où ils faisaient la guerre aux journaux patriotes. La presse était-elle libre ? Oui, en droit, légalement. Mais en fait ? Beaucoup moins. Les journalistes républicains n’ayant pas les subventions anglaises qui, de Pitt à Wickam, et enfin ici à Dandré et autres arrivaient tous les jours, étaient dans une grande infériorité financière. De plus, le Directoire, toujours sous son épouvantail du parti de Babeuf, rognait les ailes aux patriotes. On le vit par Fréron. Quand il eut publié son premier mémoire sur les crimes des royalistes et les massacres du Midi, il ne put pas imprimer le second. Comment cela, je ne sais. Mais je crois que même son ami Barras l’en détourna, obtint cela de lui, disant : « N’ajoutons pas le feu au feu !… Laissons périr ces déplorables souvenirs !… Paris est gai, s’amuse. A quoi bon l’attrister ? »

Ainsi l’indifférence de Barras, occupé de plaisir, l’indulgence de Carnot, la trahison muette de Barthélemy, tout imposait silence aux patriotes, encourageait les royalistes.

« Paris s’amuse ! » disait-on. Et, en effet, le soir, que de bruit au Palais-Royal !

Chaque soir, une scène infâme s’y passait, sous les yeux de la police indifférente.

Quelle scène ? Une scène de chasse, un cruel hallali ! Même dans la rue Saint-Honoré, et dans les deux rues sales qui entourent le Palais-Royal, on entendait des cris sauvages. « Qu’est-ce ? — Rien du tout. » Et les cris, les risées redoublaient. « Ce n’est rien. C’est Louvet, sa Lodoïska, qu’on siffle. »

Louvet était haï, et non sans cause. Son journal, la Sentinelle, est le seul vrai tableau du temps, le seul témoin fidèle de la terreur qu’exerçait alors l’insolence royaliste.

On a trop oublié cet homme, si hardi et si généreux, et si sincère républicain, qui défendit en Prairial les Montagnards, ses proscripteurs. On ne sait pas bien même tout ce qu’il a produit. Outre Faublas, trop fidèle peinture des mœurs d’avant 89, il a fait un roman très-beau, quoique oublié, sur le Divorce et sa nécessité. Les aventures de sa proscription, ce récit si touchant, eussent dû lui ramener les partis. Ce fut tout le contraire. Il avait découvert la place vulnérable où l’on pouvait lui lanciner le cœur. Sans fortune, il vivait, avec sa femme, d’une librairie qu’il tenait aux Galeries de bois. On s’acharna sur elle (hélas ! alors une ruine après tant de malheurs !) tous les soirs, on l’accablait de huées ; on lui jetait à la face les scabreux épisodes des romans de Louvet. On disputait, on ouvrait des gageures : « Elle a rougi ! elle a pâli ! » Et si l’infortunée fuyait, on triomphait : « Je vous dis qu’elle se trouve mal… Va donc, Louvet, elle se meurt ! » — Alors Louvet, un petit blondin pâle, et, pour comble, myope, sortait parmi la foule, montrait le poing, défiait… De là un colossal éclat de rire.

Dans ces Galeries (de bois alors, et de cuivre aujourd’hui), nul moyen d’échapper aux regards. Chaque boutique a deux façades, et, par derrière, on voyait tout, la femme demi-morte, et le désespoir du mari ; ses pleurs surtout ! ses pleurs ! quel régal pour la meute des incroyables, qui se roulaient de rire : « Pleure ! pleure ! Louvet !… Et tu as bien raison. Comme elle est pâle ! elle en mourra ! »

Son journal nous a donné ces scènes abominables d’une femme honnie et déchirée à mort : le tourniquet du pilori antique et l’outrage de l’exposition s’y retrouvaient avec les sifflets, et, pour ainsi parler, les crachats au visage, enfin l’aveu, friand aux insulteurs, que l’outrage a mordu, et la honte de la défaillance sous ces regards féroces et impudiques. Louvet en fut poignardé à la lettre. Il prédit dans sa Sentinelle le coup que le parti montait contre le Directoire. Il prédit, et mourut huit jours avant l’événement.

Prenez à la Bibliothèque, la collection Hennin et autres, vous verrez là, dans les gravures du temps des types tels que ni Dante, ni Michel-Ange, dans leur Enfer, leurs Jugements derniers, n’ont jamais pu atteindre. Le chat furieux, désespéré, les a donnés peut-être dans ces réjouissances atroces où, dans un sac de fer, à la Saint-Jean, on suspendait une douzaine de chats hurlants, miaulant sur un brasier. Grimaces épouvantables que purent représenter les chouans, duellistes enragés, ou chauffeurs de 97, dans leurs épouvantables rires.

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