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Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

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LIVRE III
FRANCE, 1796-1797, JUSQU’EN FRUCTIDOR

CHAPITRE PREMIER
DE LA SECONDE RÉACTION QUI MÈNE EN FRUCTIDOR.

C’est au traité de Léoben que les dissentiments du Directoire, jusque-là assez bien cachés, apparaissent enfin et commencent la période de lutte qui ne finit qu’en Fructidor.

A Léoben, nous voyons la minorité du Directoire, Carnot et Letourneur, se ranger du côté de Bonaparte et de la paix avec l’Autriche ; d’autre part, la majorité, Barras, Rewbell, la Réveillère, lutter, puis céder à regret, ayant contre eux les amis de la paix, c’est-à-dire tout le monde. Le parti royaliste ayant déjà ce traité, prit son élan vainqueur pour les élections qui suivirent.

Pendant quatre-vingts ans, les royalistes ont constamment plaidé contre la république. Constamment les bonapartistes, même les indifférents et gens d’affaires, ont jugé que les traités de Chérasco, de Léoben, étaient deux très bonnes affaires, c’est-à-dire ont adopté l’avis de Bonaparte et de Carnot contre la majorité du Directoire.

Celle-ci, si violemment attaquée, ne s’est point défendue.

Rewbell n’a rien écrit, que je sache.

Barras n’avait écrit que des pièces détachées, qu’il avait confiées à son ami Rousselin de Saint-Albin, et dont celui-ci a fait les Mémoires de Barras. Ces Mémoires, qui peut-être seraient sa justification pour bien des faits, existent encore, et attendent leur publication.

Enfin, grâce à Dieu, au bout de près d’un siècle, nous pouvons lire les Mémoires, excellents et visiblement véridiques, de la Réveillère-Lepeaux, le meilleur et le plus ferme républicain de ces temps-là.

Il a écrit ces Mémoires fort tard, vers la fin de sa vie, avec une fermeté de justice admirable. Il ne conteste en rien les grandes qualités de Carnot. Il dit qu’aux premiers temps, Carnot plaça de très fermes républicains. Il ne lui fait d’autre reproche que l’entraînement aveugle pour le parti qui faillit l’emporter en 97 et qui semblait alors avoir pour lui la majorité de la France.

Pour moi, toujours nourri dans une haute et affectueuse estime de ces deux illustres familles, Carnot, la Réveillère-Lepeaux ; de plus, ayant longuement étudié pour ma Révolution les Mémoires successifs que les Carnot ont publiés, je ne me doutais guère de ce qu’était au fond ce grand procès. Des lueurs indirectes, mais très-vives, m’en vinrent dès la publication officielle de la Correspondance de Bonaparte. Dans ses lettres, on voit très bien ce que Carnot ne cache pas[40], que Bonaparte eut pour auteur de sa fortune et protecteur bien moins Barras que Carnot. C’est-à-dire que dans ces traités célèbres où Bonaparte fit grâce au Piémont, à l’Autriche (96-97), il eut pour appui au Directoire Carnot, vrai dictateur aux affaires militaires et par suite dans celles de la diplomatie. En cela, et en tout, (soit générosité, soit entraînement d’amitié et de société) Carnot protégea le parti du passé, ceux qu’il croyait les faibles, et que lui-même, au Comité de salut public, il regrettait d’avoir persécutés.

[40] Réponse à Bailleul.

Par exemple, nos lois contre les émigrés étaient toujours sévères. Et quoique toute la France fût déjà pleine d’émigrés rentrés, quelques-uns furent encore l’objet de la rigueur des lois. Beaucoup d’entre eux, jadis réfugiés à Coblentz, l’avaient quitté, et occupaient Turin, le Piémont, ce royaume qui, par mariage, se trouvait uni aux Bourbons. Les tantes de Louis XVI y étaient encore. Quand Bonaparte vainqueur approcha de Turin, grande panique. L’héritier du royaume alla supplier Bonaparte. Et nul doute aussi qu’à Paris, la société la plus distinguée ne suppliât Carnot de ne pas enlever cruellement aux émigrés leur dernier asile. Sans doute sa famille ne fut pas la dernière à désirer et à demander cela. Les lettres de Bonaparte où il se recommande à madame Carnot montrent assez qu’elle comptait beaucoup près de son mari dont l’âme tendre, passionnée, était toujours douloureusement affectée du déplorable souvenir de tant de signatures données de confiance à Robespierre et au terrible Comité. Indépendamment de ceci, son frère, Carnot-Feulin, son collègue Letourneur, tous deux officiers du génie, devaient lui rappeler ce noble corps, dont une partie était restée en France et l’autre partie avait émigré (exemple, Phélippeaux, plus tard célèbre à Saint-Jean-d’Acre). Madame Carnot, certainement, par bon cœur et sensibilité, devait le faire ressouvenir que des nobles, comme le duc d’Aumont, seigneur de son village, avaient toujours protégé sa famille, et lui-même aux écoles, qu’enfin ils avaient été les premiers promoteurs de son avancement et de sa fortune.

Pourquoi enlever avec Turin le dernier asile aux émigrés ? Le traité d’ailleurs était excellent, il livrait tant de places et permettait de lever l’argent dont on avait besoin. En bonne guerre aussi, il y avait grand avantage à se débarrasser d’un de ses ennemis, le Piémont, avant d’attaquer le grand ennemi, l’Autriche. Ainsi le traité fut approuvé de la société et du grand public à Paris, du parti rétrograde, des femmes pieuses, des femmes sensibles.

Ainsi d’avril 96, du traité avec le Piémont partit une seconde réaction dont on ne parle guère. La réaction thermidorienne avait fini à proprement parler en Vendémiaire, une autre succéda.

On gardait avec l’horreur, le souvenir des jacqueries de Prairial, et fort peu celui de l’insurrection de Messieurs (royalistes et boursiers) de Vendémiaire. Cette prise d’armes de jeunes bourgeois et de gens bien vêtus n’avait pas produit grand effroi. Et les vaincus excitèrent plutôt l’intérêt. L’affaire de Quiberon, et nos officiers de marine, amenés là par les Anglais, fusillés par les nôtres, avaient laissé trop de regrets. Les insurgés de Vendémiaire en profitèrent. On dit : « Assez de morts ! » On rechercha très peu. Les contumaces se promenaient partout dans les rues, aux théâtres, aux églises.

On les vit tous, comme aux marches de Saint-Roch, sous l’aimable figure de Lacretelle et autres jeunes gens de la bourse et du journalisme, légers et un peu vains, au total assez doux. Et cette opinion indulgente s’étendit, s’affermit au point qu’on ne crut jamais les récits véridiques de Fréron qui, depuis Vendémiaire, envoyé par la Convention en Provence, avait recueilli tant de preuves des massacres et assassinats faits par les royalistes du Midi. Leur vainqueur à Paris, Bonaparte, ne leur fit non plus aucun mal. Il intervint même pour Menou qui les avait tant ménagés.

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