Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE II
PIÉMONT. — DE MAISTRE. — MANIFESTE SANGLANT DE
LA CONTRE-RÉVOLUTION.
La débonnaireté de Carnot et l’astuce de Bonaparte avaient, comme on a vu, sauvé Turin, le vrai centre des émigrés. Par cette première faute l’Italie fut manquée. Il fallut Fructidor et la grande explosion qu’il amena en Europe pour donner une nouvelle impulsion, surtout pour arracher de sa base immobile le Piémont, le vrai roi de la contre-révolution.
La Sodome de Rome n’était que pourriture. Et la sanglante bacchanale de Naples, avec sa barbarie lubrique, n’en laissait pas moins soupçonner une autre Naples. Mais à voir la face morne de Turin, qui eût cru qu’il y eût rien autre que la mort en dessous.
C’était le centre de l’émigration, beaucoup plus que Vérone et la cour bavarde du prétendant. Il y avait là une vraie passion, toujours vivante, inextinguible, celle de madame Adélaïde. Ici, c’était tout autre chose que la frivole Marie-Antoinette et la débridée Caroline. Il y avait un vrai démon. La Polonaise incestueuse, qui, pendant dix années, eut cette étrange royauté, n’y renonça jamais, attendit la mort d’Antoinette et n’y vit qu’une délivrance. Personne, par ses libelles et sa haine toujours éveillée, n’y contribua davantage. Le temps ne faisait rien sur celle terrible femme. A soixante et soixante-dix ans, elle était jeune de haine.
Elle avait trouvé à Turin des âmes dignes d’elle. Le bigotisme militaire, durci de siècle en siècle, les avait trempées pour le crime. Les persécutions toujours renouvelées des innocents Vaudois des Alpes leur inoculaient dans le sang un génie de bourreaux. De pieuses dames surtout poussaient leurs maris, leurs amants, à cette bonne œuvre de laver du sang hérétique les péchés de libertinage.
Et ces fureurs barbares du versant italien se retrouvaient au nord des Alpes, au versant savoyard. La Savoie, peuple ardent sous un climat glacé, au seizième siècle, dans les douces missions de saint François de Sales, s’était massacrée elle-même. Au dix-huitième siècle, les victimes manquaient, ayant passé à Genève, à Lausanne. Mais les fureurs ne manquaient pas. Voltaire, avec finesse, avait vu et prédit, que les derniers barbares dans ce siècle de tolérance se trouveraient dans les magistrats. C’est une maladie en effet chez ceux qui, de père en fils, ont l’habitude de juger, condamner, disposer de la vie humaine, c’est une maladie d’éprouver le besoin de toujours exercer cette terrible fonction. Et je ne parle pas du plaisir sanguinaire qu’y pouvaient prendre certains hommes, mais plutôt de l’orgueil d’exercer une si haute autorité.
Après le pouvoir de Dieu, qui est créer, le pouvoir le plus haut, sans doute, est de tuer. Voilà pourquoi il devient nécessaire à ceux qui légalement l’ont eu une fois.
Ce fut le génie du plus grand écrivain de la Restauration, de Maistre, juge de Chambéry, dont l’audacieux petit livre, nullement défensif, prit au contraire la Raison à partie, et la somma de se défendre.
Pour faire un pareil livre, exclure à ce point la lumière, il fallait être non pas ignorant, mais bien cultivé de fausse science et d’absurdité, avoir toujours vécu dans une prétendue science scolastique et de séminaires.
Ainsi dans certaines vallées des Alpes où le soleil n’atteint pas à midi, il y a non un faible jour, mais, ce qui est pis, un jour faux, des apparences, des brouillards ; sur des endroits glacés, au plus stérile, des pointes aiguës, brillantes, qui font illusion.
L’auteur a si bien réussi, que, même à midi, le soleil n’atteint pas sa vallée. Depuis Bossuet et la fin de Louis XIV, il ignore tout, partant, méprise tout, rejette tout d’ensemble et sans contestation.
Tout ce qu’il sait du monde, c’est la chute, et la belle justice chrétienne où l’innocent expie pour le coupable.
« Ne nous affligeons pas des grands massacres d’innocents qui ont toujours lieu sur la terre. » C’est la méthode par laquelle le jardinier céleste, en élaguant les branches, les rend fécondes. Là, l’auteur énumère les massacres immenses qu’a permis Dieu ; il semble qu’il y ait plaisir, et que (comme dans le taurobole antique) il se ravive au bain de sang.
Ce livre était fait pour avoir beaucoup plus de succès que l’Homme de désir et autres productions du doux mystique Saint-Martin. La Terreur blanche du Midi, de la Vendée, y trouvait des arguments à son usage, et dut croire qu’elle aussi entrait aux vues de Dieu.
L’ouvrage parut en 96 pendant la brillante campagne d’Italie. L’auteur visiblement pense déjà à Bonaparte, et remarque que les plus brillants capitaines de la république sont des nobles ou des anoblis.
Mais là, la prévision prophétique, qu’il a l’air de revendiquer, l’abandonne visiblement. Il ne parle que de Monk, de la restauration anglaise. Il ne fait nullement la différence entre notre révolution et la leur. Il ne voit pas plus loin que M. Pitt et autres politiques, qui croyaient que Bonaparte s’en tiendrait au rôle de Monk.
L’endroit où il faiblit, c’est justement celui où il veut rassurer sur la vengeance royaliste. Il vante la clémence du Roi, et la douceur des émigrés, en avouant pourtant qu’on sera juste. Ce qui revient au mot du temps : « Le Roi pardonnera ; mais les tribunaux feront justice. »
En attendant, triomphait sur le Rhône la justice du poignard. Au Piémont, des exécutions militaires s’exerçaient sur les patriotes ou les libres penseurs, malgré les réclamations du ministre français Ginguené. Un savant ecclésiastique s’était marié à Turin, et passait pour avoir les opinions hardies, quoique modérées. On le fusille, malgré le ministre de France.
Le livre de De Maistre, qui semblait promettre Bonaparte, fut en réalité le manifeste de la contre-révolution.