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Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

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CHAPITRE IV
CONQUÊTE DE L’ÉGYPTE. — DÉSASTRE DE LA FLOTTE. — EFFORTS DES FRANÇAIS POUR RÉVEILLER L’ÉGYPTE PRIMITIVE.

Bonaparte, en 96, avait dit de l’Italie : « Il faut y faire la guerre de bonne heure, non point en été. »

Et, en 97, il allait engager l’armée par la chaude saison dans ce terrible four, l’Égypte !

Quelle armée ! non pas seulement l’armée d’Italie, un peu faite sans doute à la chaleur, mais une armée composée en partie des divisions du Rhin, comme celles de Kléber et de Desaix, divisions nullement acclimatées et qui venaient du Nord.

Ni les Anglais, ni les Français sensés ne pouvaient croire qu’en cette saison, il pensât à l’Égypte, d’autant plus que l’inondation qui allait venir rend impossibles pendant quelque temps les mouvements militaires.

Kléber était convaincu que l’armée allait en Angleterre. Et c’est pour cela qu’il consentait à suivre Bonaparte ; il lui dit : « Si vous voulez jeter un brûlot dans la Tamise, mettez-y Kléber. Vous verrez ce qu’il sait faire. »

De même, les Anglais songeaient si peu à l’Égypte que, sauf le blocus de Cadix qu’ils faisaient, ils laissèrent toutes leurs grandes forces dans la Manche. Pour observer, pourtant, Nelson et trois vaisseaux furent mis entre la Provence et l’Espagne, où la tempête les avaria fort. De sorte que la mer, absolument déserte, donna libre carrière au départ de l’expédition.

Trente-six mille soldats, six mille matelots étaient sous les armes sans rien savoir de leur destination, sinon qu’ils étaient « l’aile gauche de l’armée d’Angleterre. »

L’expédition avait été décidée le 5 mars. Six semaines suffirent pour réunir les éléments de cette grande entreprise. Chose qui semblerait incroyable si les hommes qui devaient en faire partie n’eussent été pour la plupart organisés d’avance.

On partit le 20 mai 98 (1er prairial).

On suivit lentement la Sardaigne pour attendre Desaix, que les affaires de Rome avaient mis un peu en retard. Il avait fallu prendre, réaliser tout ce qu’on put dans Rome. C’était là, comme je l’ai dit, la faiblesse de cette armée. Elle était toujours dans la fièvre des espérances exagérées que donnait Bonaparte. Comme au début de la guerre d’Italie, il s’adressait cyniquement à la cupidité. Dans sa proclamation, il leur rappelle la misère où il les reçut, il y a deux ans, et tout ce qu’avec lui, ils ont trouvé en Italie. Dans la guerre actuelle, ils trouveront mieux, et « chaque soldat, au retour, aura de quoi acheter six arpents de terre. »

Ces rêves, ces promesses ne répondaient que trop à la fermentation que les désordres d’Italie avaient laissée en eux. Beaucoup trompaient par le jeu l’ennui, l’oisiveté de la mer. Plusieurs jouaient la comédie, des proverbes qu’ils faisaient eux-mêmes sur leurs prochaines aventures, conquêtes, enlèvements de femmes, délivrances de captives, etc.

Le Directoire croyait que l’armée allait droit en Égypte, ce qu’elle aurait dû faire pour prévenir un peu l’été, l’inondation. En passant devant Malte, Poussielgue et des agents français qui y avaient été firent valoir les avantages très grands, et évidents d’une telle conquête, si près de l’Italie et sur la route d’Égypte. Bonaparte y employa un mois, cet unique mois de faveur que la fortune lui laissait. Il eût pu y trouver sa perte. Dans l’encombrement prodigieux de tant de bâtiments de transport, d’embarcations telles quelles qu’on avait ramassées, ce qu’on avait de navires de guerre n’eût pas suffi à protéger l’expédition d’une attaque. Elle eût péri en pleine mer[78].

[78] L’escadre était de 14 vaisseaux de ligne. Elle portait 36 000 hommes.

Quelque admirable qu’ait été cette prise de Malte, ce fut une faute. Nelson, nous côtoyant et même une fois se trouvant à six lieues de nous, aurait pu nous atteindre. Heureusement il alla à Naples, à Alexandrie, en Chypre, partout, sans avoir l’adresse de nous joindre. S’il l’avait fait pendant notre débarquement à Alexandrie, qui fut long et pénible, troublé par un vent fort, il nous mettait au fond de l’eau.

Bonaparte, ce joueur si heureux et si hasardeux, eut alors, dit-il lui-même, un moment d’angoisse, et dit à la Fortune : « M’abandonneras-tu ? »

Elle ne le fit pas. Mais sa fatale imprévoyance n’en fut pas moins punie d’autre manière. Arrivant si tard dans la saison, et retardé, en outre, par l’occupation d’Alexandrie, il partit de cette ville et s’engagea dans le pays avant d’avoir fait le sondage du port. On crut qu’on ne pouvait y abriter la flotte, et on la conduisit au mouillage d’Aboukir, où elle fut brûlée par Nelson. Ce mois, que Malte avait employé, lui eût été bien utile en Égypte, où il lui eût donné le temps de prendre ce renseignement indispensable pour la préservation de la flotte, et assurer le retour. Jomard avoue lui-même que ce fut après le désastre qu’on eut les plans, les cartes des sondages qui l’eussent évité[79].

[79] Encycl. Schnitzler, art. Institut d’Égypte, t. XIV, p. 751.


Nos brillants exploits sont connus. On voit, par le chiffre des morts, le petit nombre des nôtres en comparaison de ceux que perdirent ces fameux cavaliers, les Mamelucks, combien ces batailles effrayantes par leur fantasia étaient différentes des batailles d’Italie. Mais, d’autre part, comment les comparer aux faciles campagnes où les Anglais de Clive, etc., ont défait des troupeaux indiens ? Au total, le coup d’œil de Bonaparte, la fermeté et le sang-froid des nôtres dans ces grandes scènes méritent l’admiration qu’on leur a prodiguée.

Cela est raconté partout. Je ne m’y arrête pas. Seulement, je demande comment les malheureux Égyptiens, tellement maltraités par leurs maîtres, ne s’attachèrent pas mieux aux nôtres plus doux. Bonaparte leur fit des avances uniques pour un vainqueur. Il leur rappela la tyrannie des Mamelucks, qu’ils connaissaient trop bien. Il leur ramena enfin, rendit à la liberté les esclaves que retenaient les chevaliers de Malte. Il leur apprit que les Français avaient chassé le pape de Rome. Cela ne les toucha point.


Une chose, à mon sens, plus curieuse que tous les combats pittoresques qu’on a tant racontés, c’est notre entrée au Caire, le premier regard où les vainqueurs et les habitants de cette ville immense s’observèrent, se jugèrent.

Après ce grand effroi, et cette entrée si douce, l’étonnement aurait dû être grand, et la reconnaissance. Les vainqueurs traversèrent en souriant cette foule, et ne se montrèrent ennemis qu’aux Mamelucks, dont ils pillèrent les palais. En quoi le petit peuple de la ville les aida de grand cœur.

Nos Français, peu nombreux, étaient comme perdus au milieu d’une ville de deux à trois cent mille âmes. Les rues étroites et sombres, tortueuses, se fermaient la nuit par de solides portes de bois ; plusieurs même, coupées de bazars ténébreux, pouvaient, dans une échauffourée, être de véritables pièges. La plus simple prudence avertissait de s’en garder. Voilà donc que le général Dupuy, nommé gouverneur de la ville, procède sévèrement à l’enlèvement de ces portes séculaires, au grand chagrin de ceux qui y étaient habitués. De plus, chaque propriétaire doit allumer à sa porte une lanterne la nuit. Grand changement, peu agréable à une ville d’Orient. Plus de ténèbres. Les rues, dès lors ouvertes aux chars retentissants, aux lourds canons de bronze, ont perdu leur silence, ainsi que leurs mystères.

Les mesures sanitaires, si sages, semblaient une persécution. L’éloignement d’un cimetière, chose si nécessaire après les ravages terribles que la peste, en ce siècle, venait de faire, produisit une émeute de femmes qui, avec le grand bruit, les tragédies de la douleur orientale, vinrent, sous les fenêtres du général, étaler leur grand nombre et leur deuil menaçant.

Les costumes équivoques de femmes toujours voilées étaient un vrai danger, dans une ville si peu amie. On interdit les voiles. De là grandes clameurs. Cependant ce qui montre l’utilité des précautions, c’est que chez une dame, dénoncée par son intendant, on trouva des armes, de la poudre, et force habits de Mamelucks. Cette dame en fut quitte pour trois jours de prison et une amende.

Après un traitement si humain, et tant de marques de bonté, la joie des musulmans pour notre désastre naval d’Aboukir semble une chose monstrueuse, à faire douter de la nature humaine. Ils n’y virent qu’une sentence de Dieu qui manifestement condamnait leurs vainqueurs.

Si pourtant, comme Bourrienne et autres l’ont dit, la principale cause du malheur fut le dénûment de la flotte, qui n’avait point de vivres et n’en recevait pas dans l’interruption des communications, on doit en accuser l’indulgence de l’administration française, qui d’abord n’organisa pas de moyens rigoureux assurer les routes et faciliter les approvisionnements. Bonaparte a essayé en vain de rejeter le désastre sur l’amiral. Tous deux furent indécis. Mais l’amiral le fut en partie à cause de la répugnance honorable qu’il avait de quitter l’Égypte, d’abandonner l’armée et d’éloigner la flotte.

Le salut de l’armée, autant que la bonne police du pays, demandaient un ordre sévère et régulier. On voulut exiger que les propriétaires de biens-fonds, de maisons, montrassent leurs titres, expliquassent s’ils possédaient par achat ou par héritage. Chose fort difficile en pays musulman, et fort embarrassante pour les grands, les héritiers des maîtres du pays, qui ne possédaient que par violence, usurpation. On créa, pour cet examen, un divan de six musulmans et six cophtes, auquel pour chaque titre on payerait deux pour cent de la valeur.

Depuis les temps les plus antiques, les maisons des villes, et même les boutiques, ne payaient rien. Jusque-là tout retombait sur les campagnes, sur les pauvres fellahs, sur les laboureurs seuls, sur le travail et sur la terre. L’impôt des campagnes, des paysans égyptiens, se levait par des cophtes, Égyptiens eux-mêmes, à qui les Mamelucks en donnaient la commission. Mais nos Français, chose nouvelle, ordonnèrent que les maisons des musulmans et autres habitants des villes payassent tribut comme les champs des fellahs. La perception se fit de même par les percepteurs cophtes ou égyptiens. Ceux-ci, méprisés jusque-là comme une race inférieure, vinrent, dans chaque maison, s’informer et enregistrer, ce qui semblait une mortelle injure aux races jusque-là souveraines.

Les cophtes, et même les juifs, se sentant protégés, se relevèrent un peu, ne montèrent plus des ânes, comme auparavant, mais des chevaux, et portèrent des armes. Chose bien naturelle (contre les maraudeurs), mais qui blessa fort les Arabes, les musulmans en général ; ils ne supportèrent pas cette odieuse égalité. Encore moins, se résignèrent-ils quand ils virent ces cophtes, comme agents de l’autorité, exercer sur eux-mêmes, sur tous, la contrainte, les sévérités qu’ils n’osaient jusque-là appliquer qu’aux fellahs seuls, emprisonnant ceux qui ne payaient pas.

L’orgueil musulman se cabra, s’autorisant de prétextes religieux ; par exemple, de la vente du vin, contraire à l’islamisme, mais qu’on ne pouvait défendre à nos soldats. Quoi qu’on ait pu dire là-dessus, quand je vois les musulmans plus tolérants ailleurs, je ne puis m’empêcher de croire que l’impôt et la faveur accordés aux cophtes qui levaient l’impôt n’aient été la principale cause du mécontentement public.

Tout cela n’allait pas à moins qu’à la restauration du vieil élément égyptien contre les étrangers (Arabes, Turcs, Mamelucks, etc.), élément malheureusement déprimé depuis bien longtemps, mais qui se serait relevé avec l’aide de la France.

On reprochait, du reste, à nos Français de servir la cause des opprimés en général, de vouloir, par exemple (contre le Coran), que les filles eussent une pari dans l’héritage paternel.

Si la renaissance orientale devait arriver, ce serait moins sans doute par l’association des Européens avec les races guerrières, que par leurs encouragements aux natifs du pays, bien autrement dociles que les Turcs et les Arabes.

Un ingénieur, chargé par le pacha de restaurer beaucoup de vieilles machines abandonnées, n’avait point d’ouvriers. Il prit, dit-il lui-même à un de mes amis, il prit de ces fellahs, qui, en moins d’un mois, se trouvèrent capables de l’aider et de travailler sous ses ordres.

Cette race rouge a été jadis l’élément civilisateur de la contrée, élément alors fort énergique, puisqu’elle domina les races qui l’entouraient, les jaunes, blanches et noires[80].

[80] Voy. les monuments de Ramsès II, dans Champollion, Lepsius, etc.

Les efforts des Français pour établir une justice égale[81] semblaient le commencement d’une rénovation, non de l’Égypte seulement, mais des races laborieuses d’Asie. En général, les maîtres, Anglais et autres, nous ont trop habitués à douter de la renaissance possible de l’Orient.

[81] Pour tout ceci, j’ai suivi (outre nos sources françaises, si connues) deux narrateurs orientaux, intéressants et instructifs. L’un est le syrien Nakoula, au service de l’émir des Druses. Il passa trois années en Égypte pendant l’expédition (traduit par M. Desgranges, 1839). Il observa beaucoup. Il prétend que Bonaparte avait le bras droit plus long que le gauche (le gauche apparemment était rétréci sur la poignée de l’épée ?). — L’autre est un ennemi de la France, un musulman du Caire (Abdurrahman Gabarti, trad. par Cardin, 1838). C’est un lettré qui, à douze ans, savait tout le Coran par cœur. Son ouvrage se répandit, et fut estimé, puisque le sultan Sélim III le fit traduire en turc. Il est assez curieux, surtout comme représentant des préjugés natifs, même chez un homme cultivé. Il est partout malveillant, mais généralement d’une malveillance contenue, timide. Avec tant de moyens de s’informer, il étonne parfois par ses méprises et ses ignorances. Il croit par exemple que si, chez nous, les filles héritent, c’est que la loi ne donne rien aux mâles et les exclut de la succession. Son livre est curieux comme le témoignage forcé d’un ennemi sur la douceur singulière de la conquête française et les égards, même imprudents, des nôtres pour les musulmans. Il dit entre autres choses que les Français, entrant au Caire, avaient d’abord demandé que tous livrassent leurs armes ; mais le peuple disant que c’était un prétexte pour entrer dans les maisons et piller, les vainqueurs y renoncèrent et leur laissèrent leurs armes, qu’ils employèrent peu après contre nous. (Gabarti, page 28.)

Le consul anglais, M. Paton (1863) est bien plus Turc que les Turcs. Il ne cite de Gabarti que ce qui est contre nous, ne donne point les nombreux passages où le musulman avoue l’extrême douceur de la conquête. Il feint de croire que l’Égypte était vraiment encore au sultan, qui alors, dépossédé par les Mamelucks, n’osait y envoyer qu’un pacha annuel, lequel ne s’y montrait pas, et n’y était l’objet d’aucun hommage. M. Paton est parfois un peu étrange, il croit que la musique française est d’origine arabe (p. 210). Il affirme que la mer Rouge n’offrira jamais aucun avantage pour la navigation. (Paton, I, 229.)

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