Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE IX
LE DIRECTOIRE S’AFFRANCHIT DE CARNOT.
Les royalistes trépignaient sur la France. Vaincus en Vendée, et partout, dans les armées de l’ennemi, ils n’en étaient pas moins agressifs, insultants à Lyon et à Marseille. A Paris, provoquant sous les Galeries de bois, et au nouveau Coblentz. Les amis de Charette, amnistiés par Hoche, les soldats gentilshommes de Lusignan, graciés par les nôtres en Italie, ayant quitté à peine l’uniforme autrichien, ici, étaient comblés des dames, et, sur les chaises du boulevard des Italiens, étalaient leurs grâces en vainqueurs[55].
[55] Voy. Boily et C. Vernet ; Bibl. nationale.
Les historiens qui nous rapportent les adresses menaçantes, venues des armées, ont l’air de croire que toute cette tempête fut suscitée par Bonaparte (courroucé de l’ingratitude des royalistes). Mais des adresses non moins fortes, encore plus menaçantes, venaient du Nord, et des soldats de Hoche, de l’armée de Sambre-et-Meuse. Des adresses si révolutionnaires n’étaient nullement dans la politique de Bonaparte, qui, un moment fâché avec les rétrogrades, leur revint, les servit si bien à Campo-Formio.
D’ailleurs, ce mouvement de l’armée contre les royalistes avait commencé bien avant. Barbé-Marbois[56], exact pour les dates, nous donne ici un fait que je crois vrai : c’est que cette armée d’Italie, furieuse après Léoben contre la réaction qui lui arrachait sa proie des dents, prévoyait que la réaction, après cet avantage, serait d’autant plus forte pour la prochaine élection ; elle aurait voulu que l’élection fût remise.
[56] Barbé-Marbois, t. I. Introduction, p. XVIII.
L’armée, ce grand muet du dix-neuvième siècle, n’était pas telle encore à cette époque. L’autorité elle-même souvent l’excitait à parler, en correspondant avec elle paternellement. Le Directoire écrivait quelquefois à un simple officier après un beau fait d’armes (par exemple à Rampon, avril 96).
Ignorait-elle, cette armée d’Italie, ce qui se passait à la maison ? Fille du Rhône et des Pyrénées, pouvait-elle ne pas savoir que, tout le long du Rhône, on assassinait ses parents, qu’on allait à la chasse des acquéreurs de biens nationaux ? Et qui faisait ces meurtres ? De jeunes réfractaires, qui, par protection, trouvaient moyen d’éluder la réquisition, aimant mieux cette guerre commode de tuer sur les grandes routes.
La mère écrivait au soldat : « Reviens ! la guerre n’est plus en Italie ; elle est ici… Reviens, et défends-nous. Ici, on ne dort plus. Chaque nuit, on entend le chauffeur qui ricane et frappe au volet. »
Le jour, ces brigands gentilshommes étaient facétieux, excellents escrimeurs, adroits à jouer de la pointe. Très poliment, ils demandaient : « Vous créverai-je l’œil droit ou l’œil gauche[57] ? »
[57] C’est ce qui arriva à un de mes amis.
A Paris, tout cela était nié. « Des assassinats ! disait le bon Camille Jordan, il y a eu très peu, fort peu d’assassinats. » — Carnot dit quelque part qu’il y a eu en tout deux assassinats. « Et je le sais, dit-il, parfaitement ; car l’un a eu lieu dans mon département la Côte-d’Or, et l’autre dans le Nord, où est née ma femme. » — Assertion contre laquelle cent mille familles sont prêtes à protester.
Ce qui prouve combien les meurtres furent nombreux, c’est que cette assemblée, telle quelle, en fut effrayée elle-même et crut les arrêter en fixant une amende pour toute commune où l’on aurait assassiné.
Ces guet-apens, ces meurtres frappaient surtout les populations dispersées, solitaires, de nos paysans du midi qui avaient acheté des biens nationaux. On le sentait peu à Paris, mais beaucoup à l’armée d’Italie, où le soldat était fils ou frère, parent des victimes, ou du moins connaissait celles de sa commune. De là une irritation extrême contre le Directoire qui remédiait peu à ces maux, et spécialement contre Carnot, déjà haï pour le traité de Léoben, et suspecté surtout pour sa faiblesse envers les royalistes.
Cette disposition des armées n’éclata en plein que dans l’été de 97. Et, au printemps, nul n’eût su voir encore comment s’ébranlerait la toute-puissance de Carnot. Outre son mérite réel, son travail, son activité, son maniement déjà ancien des affaires, des bureaux, il avait une chose qui l’ancrait dans le public, et que lui-même explique longuement : le fort lien qui l’unissait à Bonaparte[58]. Non seulement, il dit qu’il fut l’artisan de sa fortune, plus que Barras, et réclame en partie comme siens les traités de Bonaparte avec le Piémont et l’Autriche. Mais il accuse la majorité du Directoire (la Réveillère, Barras, Rewbell), le fameux trio, « tremblant pour son autorité », d’avoir toujours voulu se débarrasser du général. « Bonaparte leur fut toujours odieux, dit-il, et ils ne perdirent jamais de vue le projet de le faire périr. »
[58] Carnot, Réponse à Bailleul, p. 37, etc.
Ces paroles étranges (tant répétées plus tard) expliquent bien la situation, la puissance incroyable que ces deux hommes se prêtaient l’un à l’autre. Carnot, par lequel Bonaparte se croyait sûr d’être approuvé de tout, tirait lui-même une force énorme des grands succès de l’heureux général d’Italie. Quand Masséna apporta, à Paris, le traité de Léoben sans attaquer Bonaparte comme eût fait sans doute Augereau, Masséna ne put déguiser à la majorité du Directoire combien ce traité, si agréable aux Parisiens et à la grande société, l’avait été peu à l’armée, qu’il arrêtait au fort de ses victoires. Là commença entre la Réveillère et Masséna, cette estime, cette amitié fidèle qui continua jusqu’à la mort.
La Réveillère vit là de près ce qu’on ne voyait pas de loin, que l’armée était mécontente, que l’empressement de Carnot à accepter le traité et à le faire subir à ses collègues par la force et la tyrannie du haut public, était le sujet de graves accusations.
Sa sagacité s’éveilla. Il comprit que c’était le moment faible de Bonaparte et de Carnot, et il dit à Rewbell : « Unissons-nous !… sinon, nous périssons. Si nous avons Barras aussi, nous serons la majorité. »
Le moment était court. Il fallait le saisir. Le grand enchanteur Bonaparte, affaibli devant l’armée par Léoben, mais relevé par les folles attaques des royalistes, ne pouvait pas tarder à reprendre sa fascination. La Réveillère, grandi, fortifié d’un élan de civisme, osa proposer aux deux autres la chose qui devait le plus déplaire à Bonaparte et à Carnot : de nommer Hoche ministre de la guerre.
Carnot a toujours dit avec raison que, le premier, il avait protégé Hoche. Mais Hoche l’a toujours cru son ennemi, pensant que sa prison lui était venue non de la haine seule de Saint-Just, mais de la liberté qu’il avait prise de vaincre malgré le fameux Comité, et contre les plans de Carnot. Leur antipathie mutuelle n’était un mystère pour personne. Aussi, ce choix (impossible d’après la trop grande jeunesse de Hoche), n’en était pas moins significatif. Il disait aux armées, à tous, que la majorité du Directoire s’était affranchie de la royauté de Carnot.
C’est ce qui donna un si terrible effet aux adresses anti-royalistes de l’armée d’Italie et de l’armée de Sambre-et-Meuse.
Ayant fait cette chose de grand courage, les Directeurs se hasardèrent à faire un pas de plus.
La police était dans les mains de Cochon, l’homme de Carnot. C’est-à-dire que le Directoire ne savait que par lui sa vraie situation, l’état de sûreté ou de péril où il était, et, en réalité, vivait dans les ténèbres.
A ce Cochon qui pour les royalistes avait peu de secrets, ils substituèrent Sotin, un homme à eux, sûr et fidèle, et dès lors, comme éveillés en sursaut, ils virent avec terreur que déjà ils étaient enveloppés dans un filet, avec un abîme dessous.