Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE III
LE BILL DE L’INDE, 1783. — PITT RÈGNE MALGRÉ
LE PARLEMENT.
M. Pitt resta dans un douteux nuage jusqu’à la fin de la guerre d’Amérique, brillant au parlement d’un doux éclat, comme un jeune homme sage et de grande espérance, dans une position non tranchée qui le laissait disponible pour tout. On pouvait croire encore qu’il suivrait la voie de son père, la grande voie populaire. Mais alors des circonstances violentes, imprévues, déchirent le voile et percent le nuage. Pitt paraît ce qu’il est, le contraire de Chatham. Il est resté tel, sans retour.
C’était le moment décisif où le roi, dont l’obstination avait retardé si longtemps la paix d’Amérique, se vit abandonné de tous, même de son ami et ministre lord North qu’il avait si longtemps traîné malgré lui dans la voie de la guerre. North, en péril, quitta le roi et se réfugia près de Fox dans l’opposition[10]. C’était la victoire des Communes, la défaite de la Couronne, si, par un coup hardi, le roi ne mettait la constitution au grenier avec les vieux meubles. Un homme sensé ne l’eût pas fait. Il aurait respecté la religion politique de l’Angleterre, n’eût pas sorti la royauté du nuage protecteur dont jusque-là tous les partis étaient d’accord pour la couvrir. Fox ne devinait pas que ce sacrilège le roi même le ferait contre le roi. Fox, faisant la paix, voyait toute la chambre pour lui, et crut que le pays tout entier était derrière, tout prêt à soutenir la chambre et la constitution.
[10] Voy. la Correspondance de Fox et l’analyse qu’en a faite M. Ch. de Rémusat.
Cela parut douteux au petit Pitt, qui jugea l’Angleterre au vrai, comme elle était, beaucoup plus royaliste qu’elle ne le savait elle-même. Quand Fox lui offrit une place dans ce ministère odieux à la Couronne, il se garda bien d’accepter. Il eut raison. Ce ministère dura neuf mois à peine (1783, 2 avril 12 décembre). Fox se coula lui-même par une tentative hardie et honorable.
La conquête de l’Inde, où l’audacieux Clive avait si aisément remplacé notre Dupleix, fut un mal pour l’Angleterre autant qu’un bien. Ce pays magnifique, une vraie partie du monde, vaste comme l’Europe, était riche en art, en or et en diamants, en luxe délicat, mais aussi (il faut le dire) en maladies contagieuses. Et c’était peu de chose, comparé à l’infect chaos d’une administration livrée au désordre, aux hasards confus d’une grande Compagnie de marchands. La barbarie carthaginoise, celle des Gênois en Corse, etc. était sans doute fort éloignée du caractère anglais ; mais on a souvent remarqué que les Anglais, gênés chez eux et se respectant fort, sont d’autant plus sujets à s’abandonner en voyage et sans doute bien autrement dans un pays si lointain, si peu surveillé. Le vaillant Clive, déjà, avait eu un procès monstrueux, où l’Angleterre (embarrassée entre l’honneur et le profit, entre ses mœurs et sa conquête) s’était vue au moment de pendre le héros qui lui donnait un monde. Clive satisfit à l’honneur. A la fin de son long procès, objet de l’universelle réprobation publique, qui lui attribuait les crimes de tous, il fut absous, mais se jugea lui-même, mourut, en quelque sorte se tua (1763).
Malgré l’absolution, ce procès fit honneur à l’Angleterre, qui, n’osant se montrer juste, fut sensible du moins, et embarrassée de la chose. Mais, ensuite, la peste morale redoubla étrangement. Ce fut comme aux Indes dans les années où le déluge des moussons n’a pas balayé le pays, les jongles immenses, qui reçoivent tous les tributs infects des torrents, surtout le bas Gange, une mer, comble d’ordures et de cadavres, tout cela exhale le choléra avec une terrible odeur de mort. Il en fut ainsi vers 1784, lorsque Warren Hastings, le premier gouverneur royal, revint des Indes. Malgré son adresse et ses mérites administratifs, la Compagnie elle-même, sans parler des pauvres Indiens, le poursuivait d’accusations terribles, d’avoir, sans autorisation, fait la guerre, exterminé un peuple, et de plus, par un affreux procès qui ne fut qu’un assassinat, rendu les Anglais exécrables à ce monde de cent millions d’hommes.
Cette odieuse odeur de mort qui venait des Indes émut terriblement.
Fox, avec l’intrépidité d’une âme chevaleresque, osa, au moment de son triomphe, entreprendre ce grand balayage, et crut être suivi. A la tête d’une majorité énorme, il entreprit de soumettre ce chaos de l’Inde à la loi. Il avait avec lui Francis, l’auteur des lettres de Junius. Cet ancien pamphlétaire revenait de l’Inde, malade d’indignation. Fox, d’après son avis, proposa un bill qui aurait jeté du jour dans ces étables d’Augias, jusque-là si obscures. Le parlement s’y serait ouvert une fenêtre pour y mettre l’air et la lumière. Il y eût mis sept curateurs pour surveiller la Compagnie ; curateurs que le roi n’aurait pu révoquer que sur une adresse du parlement.
On aurait tranquillisé l’Inde, en renonçant à s’agrandir, c’est-à-dire à spolier les princes indiens.
Fox, ministre de la Couronne, propose cela. Mais, spectacle inattendu ! c’est la Couronne, le roi qui travaille contre, se déclare contre son ministre. Le roi écrit aux pairs, sans détours ni ambages, que quiconque votera pour son ministre est son ennemi personnel. Les pairs rejettent le bill.
Ainsi ce voile religieux qui mettait le roi derrière un nuage, le rendait invisible, impeccable (n’agissant que par son ministère), c’est le roi même qui le déchire, et brutalement, comme un fou, s’expose en chemise.
Tout est permis aux fous. Celui-ci se moque de la chambre, ne s’informe pas de la majorité qui est pour Fox et pour la loi. Et il risque cela dans l’affaire la moins excusable, la plus scabreuse de profit et d’argent, qui lui ouvre une foule de places à donner, de sorte que désormais la Couronne apparaît cyniquement appuyée sur ces deux corruptions électorales : le grand budget des places de l’Église et celui des places de l’Inde.
Audace qui épouvante au moment où la Couronne, vaincue par la chambre, paraissait au plus bas !
Trouvera-t-on un homme assez désespéré pour suivre ce fou qui marche sur les toits ? Il y faut quelqu’un de leste. La jeunesse intrépide en est seule capable sans doute, si la prudence, les scrupules ne l’arrêtent pas. M. Pitt, si jeune, avec son teint de rose, d’enfant, de vierge, suit le roi par ce chemin cynique et dangereux, dont plus qu’un autre il aurait dû, ce semble, avoir horreur. C’est justement la voie contraire à celle de son père. Où est-elle la belle séance, si glorieuse pour lui, la grande scène patriotique où il soutint Chatham mourant dans ses bras, où l’on augura tant du jeune homme ? démentir à ce point Chatham et toute sa tradition de famille, cela rappelle l’ambitieuse Tullie qui, pour aller au trône, n’arrêta pas son char, le fit passer sur le corps de son père.
Il faut croire que le maître de Pitt, Tomline, avait bien cuirassé son cœur. L’évêque conte la chose simplement, sans être embarrassé : « Ce fut, dit-il, le seul événement qui, à ma connaissance, ait jamais troublé le repos de M. Pitt, bien qu’il fût en bonne santé. »
« En effet, dit M. Lewis[11], il se croyait noyé, enfermé par les eaux » d’une inondation, quand, devenu ministre, sa réélection à la chambre fut proposée et qu’il y eut un immense et unanime éclat de rire.
[11] Cornewall Lewis, Histoire gouvernementale de l’Angleterre, bon ouvrage, traduit. 1867.)
Tout autre se fût découragé, eût reculé devant la majesté simple de la constitution. A toutes ces voix ironiques qui lui disaient : « Retirez-vous ! » il répondit : « Je reste, pour défendre le privilège du roi, qui seul peut nommer les ministres. »
Quoi ! gouverner sans les Communes et sans la nation !… C’était enfiler le chemin des précipices, celui de Charles Ier, de Jacques II.
Voilà ce que tout le monde eût dit, ce qu’il ne se dit pas. Chose incroyable ! comment cet homme si jeune avait-il déjà ce secret honteux, savait-il la profonde corruption du cœur de l’homme, ses étranges et soudains retours ?
Georges, tout fou qu’il était, fut fort effrayé ; il songeait à se retirer en Hanovre, disait peut-être comme son aïeul Georges Ier : « J’en serai quitte pour mes ministres, dont ils couperont la tête. »
Pitt, bien plus corrompu, jugea qu’on s’arrangerait, qu’une nouvelle élection amènerait des hommes plus souples, — un peu fâchés d’abord, mais réconciliables. — Cette question de l’Inde qui semblait un péril, il jugea froidement que c’était un appât[12].
[12] Tout cela est très obscur, adroitement gazé par les Anglais. Notre compatriote, M. Barchou de Penhoën si prolixe, dans son grand ouvrage (Histoire de l’Inde), suit de plus près les pièces originales. C’est en lisant son récit qu’on voit Pitt bien à nu dans ce moment solennel, et l’immense intérêt électoral qu’il avait dans cette affaire, qui changea le gouvernement anglais pour un demi-siècle.
Ce fait bizarre et singulier d’un roi, vaincu en Amérique, vaincu dans le parlement, qui se moquait du parlement, le renvoyait chez lui, et semblait mettre à néant la fameuse constitution, était une témérité pire que toutes celles des Stuarts. L’Europe crut au naufrage, à la submersion de ce pays paisible, lorsqu’elle le vit mettre l’Inde aux pieds du roi, et celui-ci nommer pour vice-roi son aide de camp Cornwallis.
Personne alors ne savait que l’Angleterre est un vaisseau vivant qui, en cas de besoin, se dirige et échappe. Une foule d’intérêts privés sont là pour venir au secours, pour sauver du moins les apparences et faire que le vaisseau, avec telle avarie, n’enfonce pas et même marche fièrement.
C’est ce qui arriva. Dès le moment qu’on vit la Couronne péricliter et le grand mât du navire menacer, une foule d’hommes intelligents vinrent à la rescousse, et, dans leur propre intérêt, aidèrent à la manœuvre. Là, les Anglo-Indiens, les nababs, comme on disait, furent admirables, travaillèrent vigoureusement pour M. Pitt et pour le roi. La Cité s’émut fort, et tous les gros capitalistes. De sorte que Pitt put dire à Fox qui avait le parlement, la loi et la constitution : « Moi, j’ai la tête de la nation, la plus respectable Angleterre, la Cité, le Roi et les Lords. »