Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : $b II. Jusqu'au dix-huit Brumaire
CHAPITRE III
COMMENT BONAPARTE ÉLUDE L’EXPÉDITION D’ANGLETERRE,
ET PRÉPARE CELLE D’ÉGYPTE. — 97-98.
Ainsi Bonaparte renonça à la grande succession de Hoche à la périlleuse aventure d’Angleterre, où tout le monde le croyait engagé. Le passage était incertain, dangereux, mais non pas impossible, puisque Humbert le franchit peu après.
La difficulté était grande de tromper l’attente universelle. Il visita les ports, la côte ; ce fut tout.
Ce qui permit en partie ce singulier revirement, et porta les regards ailleurs, ce fut la crise de Prairial. Les jacobins, auxiliaires du Directoire contre les royalistes, et l’aidant à les réprimer, deviennent exigeants ; ils réclament pour eux-mêmes les terres promises aux soldats.
Le Directoire n’était nullement ennemi des partis avancés. Il élargit ceux des accusés de Grenelle qui étaient encore en prison ; mais il ferma les clubs où l’on professait ces partages, qui auraient empêché la vente des biens nationaux, c’est-à-dire coupé les vivres à l’État. Le Directoire, persistant à défendre tous les peuples qui s’affranchissaient, devait s’attendre au renouvellement de la grande guerre européenne. Ceux qui, dans ce moment, décréditaient les biens nationaux et les mettaient à rien brisaient l’épée de la révolution. L’Assemblée profita du droit qu’elle avait d’examiner les nouvelles élections et de s’épurer elle-même, comme le dirent Chénier et les vrais patriotes. Elle cassa soixante élections de ces prétendus jacobins dont le babouvisme réel eût désarmé la France et bien servi l’Autriche.
Il faut le dire aussi, un grand vent semblait pousser l’humanité, les deux grandes nations, vers l’Orient.
La lassitude de l’Europe était extrême. L’Angleterre depuis 1760 avait conquis le monde, ajourné toute idée, était appesantie sur l’Inde. La France, à travers ses tragédies intérieures et son épopée militaire, s’usait à l’œuvre illimitée de l’affranchissement universel. C’est à ce moment de fatigue que le grand enchanteur lui montra l’inconnu, l’Asie, l’Égypte, et le réveil d’un monde.
Ce n’était pas une conquête ordinaire, ouverte à la cupidité, mais l’espoir fantastique, sublime, d’une résurrection.
Ce ne fut pas à la chaussée d’Antin, dans la petite maison de Joséphine, rue Chantereine, aujourd’hui rue de la Victoire, que cette grande entreprise se prépara, mais dans le Paris de la rive gauche, bien moins distrait, plus imaginatif.
Ce Paris de la rive gauche offrait en descendant vers l’ouest tous nos établissements militaires : Invalides, ministère de la guerre, et son école, l’École polytechnique, ardent foyer d’enthousiasme alors, comme était (en remontant vers l’est) l’École de médecine, et celle du Muséum d’histoire naturelle. Ces écoles allaient fournir aux grandes guerres un peuple de médecins, d’ingénieurs, de savants en tous genres.
Au centre siégeait l’Institut, jeune alors ; il se glorifiait de compter parmi ses membres l’habile prestidigitateur qui faisait mouvoir ces ressorts.
A mi-côte de la montagne, dans la belle rue Taranne, étaient établis les bureaux où toute l’expédition se préparait. Là venaient les militaires et les savants. La rue Taranne, limitée d’un côté par la rue des Saint-Pères, offre à l’autre bout, au coin de la rue Saint-Benoît, la glorieuse maison où l’Europe tout entière écouta Diderot, son oracle encyclopédique[77].
[77] La maison de Diderot n’existe plus. Elle vient d’être démolie pour élargir la rue, en faire un boulevard (boulevard Saint-Germain).
En tête de cette réunion, pour inspirer confiance, il y avait (chose rare !) un homme de cœur et qui en donnait à tout le monde, Caffarelli. Il avait perdu une jambe dans les campagnes du Rhin, et il semblait le plus actif de tous, le plus infatigable. L’armée, dans les batailles et les déserts brûlants, voyait toujours marcher en tête l’héroïque jambe de bois.
Les autres, au nombre de plus de cent, étaient pour la plupart de fort jeunes gens. Fourier, l’illustre auteur du livre de la Chaleur, l’élève favori de Lagrange, était l’homme complet, dont les aptitudes diverses répondaient à tous les besoins. Savant et érudit, administrateur, écrivain à la fois sévère et éloquent, à lui, comme au plus digne, revint la première place, celle de secrétaire perpétuel de l’Institut d’Égypte. C’est à lui que Kléber donna l’idée du grand ouvrage qui résume l’expédition.
Il y avait, en outre, une foule d’hommes laborieux, comme Jomard, qui épousa l’Égypte, et qui, non seulement sous Bonaparte, mais tout autant sous Méhémet-Ali, couva l’Afrique avec une ardeur persévérante, prêta son appui aux enfants qu’elle envoyait et ses soins aux travaux dont elle était l’objet. Il fut pour beaucoup dans les voyages si instructifs des Caillaud, des Caillé…
A ces savants ajoutez la foule des médecins, chirurgiens, ingénieurs, administrateurs attachés à l’armée. Bref, la colonie était une ville, la fleur de Paris, de la France. Et cette France avait deux pôles qu’on trouve ensemble rarement. L’imagination inventive (Geoffroy Saint-Hilaire), et le jugement fécond autant que ferme dans Fourier. Bref, le dix-huitième siècle au complet, et l’Europe elle-même merveilleusement représentée.
Une telle création, c’est un être qui a en soi toute condition de s’achever, d’agir, et qui fatalement agit de manière ou d’autre.
Aussi, malgré le grand obstacle d’une guerre européenne qui approchait, l’expédition fut lancée.
La Réveillère s’y opposait, il offrit à Bonaparte sa démission. En vain.
Lui-même avait créé une telle puissance qu’elle l’entraînait. Après avoir reculé pour l’Angleterre, aurait-il pu reculer pour l’Égypte ?