Lettres à sa fiancée
127, rue Blomet, 27 septembre 89.
Ma chère Jeanne, bien-aimée,
J’aurais dû et j’aurais voulu t’écrire hier. Je n’ai pu le faire. Pauvre amie bénie qui aime si tendrement un malheureux homme si triste, dont tu accompliras sans doute la rédemption, tu veux que je ne te cache rien de ma vie. Je n’ai que peu de chose à ajouter à ma dernière lettre. Les quatre premiers jours de la semaine ont été entièrement perdus pour le travail. Il m’a fallu courir, la mort dans l’âme du matin au soir. La journée d’hier, surtout, a été terrible. J’ai marché presque sans interruption du matin au soir et je suis rentré chez moi ivre de fatigue et de chagrin pour me réfugier dans le sommeil, dans le bienfaisant sommeil qui est mon seul trésor et mon unique refuge contre d’intolérables souffrances. Ce qui particulièrement crucifiait mon cœur, c’était la crainte que… qui n’avaient reçu de moi, la veille, que ce pain d’un seul jour, se trouvassent aujourd’hui même sans ressources, puisque je n’avais rien pu découvrir ni rien envoyer. Un ami dont le dévouement m’est connu et qui me sert d’intermédiaire près du marchand dépositaire de mes lettres, n’avait pu se trouver à un rendez-vous où il devait venir m’apporter un acompte sur cette misérable somme tant espérée et je l’avais attendu vainement dans la plus torturante angoisse. Il avait enfin fallu partir sans espérance et je ne saurais t’exprimer, mon cher amour, ce qui se passait dans mon cœur. Je me voyais abandonné de Dieu. Je me trompais cependant. J’ai reçu ce matin à mon réveil une lettre de cet ami, m’informant qu’il avait envoyé lui-même la somme qu’il n’avait pu venir m’apporter. Sa lettre contenait en même temps quelque argent pour moi, toujours à titre d’avance sur la négociation future. J’ai donc pu rester aujourd’hui rue Blomet, mais pour souffrir, il est vrai, d’une autre manière. J’ai pris froid dans toutes ces affreuses courses et je souffre beaucoup d’une fluxion, qui m’a empêché d’écrire et de penser toute la matinée.
Cela n’est nullement dangereux, mais fort cruel et une très grande patience est nécessaire.
Tu vois, ma Jeanne chérie, comme je perds mon temps et ma vie, du moins en apparence, car il n’est pas possible de croire, en y songeant avec attention, que ce soit perdre le temps, de subir la volonté de Dieu exprimée dans des faits et des circonstances invincibles. Nous lui demandons ce qui nous plaît et il nous donne ce qu’il nous faut ; cela fait, paraît-il, une grande différence.
Alors même que j’étais aussi près que possible du désespoir, et cela m’est arrivé bien souvent, j’ai toujours pensé que j’avais une énorme dette à payer qu’il fallait que j’acquittasse jusqu’à la dernière obole, après quoi, j’aurais enfin la paix, mais qu’en attendant j’étais assuré, malgré tous les dangers, de ne pas périr. Cette croyance inébranlable est le fondement de mon espérance et m’a toujours soutenu.
Combien de temps encore, ô Seigneur ?
Pourtant, ma très douce amie, mon cher cœur, j’ai le pressentiment que le temps est proche et tu m’es apparue comme le signe de la délivrance prochaine.
Comment t’exprimerai-je, ma colombe chérie, mon adorée, la joie, le délire de joie que ta dernière lettre m’a donné ce matin ? Ah ! oui, je suis aimé, bien aimé, je le vois, j’en suis profondément consolé, j’en suis très fier aussi, mais non pas sans mélancolie quand je pense que tu offres ta vie, pauvre petite, à un homme si dénué, si peu capable de te rendre heureuse.
Mais non, il faut espérer quand même. Nous appartiendrons l’un à l’autre, j’en suis sûr parce que je vois clairement qu’il le faut.
Ne crains rien, ma chérie, tout va s’arranger, je crois le deviner et peut-être même qu’en nous donnant l’un à l’autre, Dieu qui a voulu notre amour nous accordera par surcroît les biens de ce monde…
… Mais au milieu de notre joie, il ne faut pas oublier Dieu. Tu me parles de ton église, pourquoi ne viendrais-tu pas prier dans la mienne ?… tu viendrais me retrouver vers 11 heures à l’église voisine de ma maison. Je me place toujours dans une petite chapelle à droite du grand autel dans le bas-côté. Tu me verrais de suite. Cela me rendrait bien heureux.
Au revoir donc, ma bien-aimée.
Je t’aime beaucoup plus que moi-même.
Léon Bloy.